38. Tremper dans ses galères
Sarah
Je referme mon livre d’économie en soupirant lourdement. L’Intello n’arrive plus à bosser et les cours me paraissent affreusement longs. Si seulement ma mère se rendait compte que toutes ses folies impactent bien plus que seulement ma vie à la maison, peut-être qu’elle y mettrait un terme ou penserait un peu moins à elle. Je devrais lui en parler, non ? Ce serait égoïste, je le conçois, mais elle fait tout et n’importe quoi ces derniers temps. Sérieusement, depuis quand on emménage à peine a-t-on rencontré quelqu’un ? Sans parler du mariage ! Ça, c’est vraiment la pilule que je n’arrive pas à avaler. Je ne parviens pas à me sortir de la tête que Jim est là pour notre argent. Le pire, c’est que je peux le comprendre. Il veut offrir un cadre de vie sécurisé à ses enfants, assurer l’avenir de Judith, permettre à Liam de se concentrer sur ses études, arrêter de trimer pour un salaire de misère. Ouais, je peux vraiment l’entendre. Mais j’ai peur qu’il se foute de ma mère, lui fasse miroiter monts et merveilles pour mieux la dépouiller. Et nous dépouiller, d’ailleurs. Sincèrement, je m’en fous de l’argent. Ce que je veux, c’est conserver tout ce qui touche à mon père de près. Cette maison, notre maison, où j’ai tant de souvenirs. Le chalet d’Aspen, où l’on passait toutes nos fêtes de Noël avec la famille, et son entreprise. Je ne fais pas des études de commerce pour rien. Je ne vais pas bosser là-bas pendant mes vacances pour rien. Je veux m’impliquer dans l’entreprise de mon père, dont il m’a cédé ses parts. Et si Jim entre dans l’équation et que son objectif est de tout récupérer ? Je ne sais pas ce qu’il pourrait réussir à avoir. Les quelques parts de ma mère ? Cela n’aurait pas grand impact. En revanche, en ce qui concerne la moitié des biens… La moitié en cas de divorce ? Je ne veux pas perdre tout ce que nous avons, tout ce que mon père a acheté pour notre famille, pour y passer des moments formidables et créer des souvenirs inoubliables.
— Sarah ? Tu comptes dormir là ?
Je lève les yeux sur Evan et me rends compte que la salle est vidée de tous ses occupants. C’est à peu près comme ça que se sont passés ces deux derniers jours. Je suis perdue dans mes pensées, n’écoute rien. Je ne peux même pas dire que je suis spectatrice de quoi que ce soit puisque je ne me souviens pas de grand-chose.
— Non, non, on y va, soupiré-je en récupérant mes affaires.
— Tu comptes me dire ce qui t’arrive ou tu vas rester muette comme une carpe encore longtemps ?
Je ne sais pas pourquoi je n’ai rien dit, ni à Evan, ni à Becca, de la situation actuelle. Enfin, j’ai bien une petite idée pour ma meilleure amie. Je suis certaine qu’en lui disant que ma mère se tape le père de Liam et qu’ils vivent à la maison, elle passerait sa vie chez moi. Et pas pour moi. Quant à Evan, la question reste entière.
— Des soucis à la maison, marmonné-je alors que nous sortons du bâtiment. Ça va s’arranger, j’imagine.
— Ta mère est encore en mode hyper protectrice ?
— Oh non, au contraire, elle fait sa vie.
— C’est bien, non ?
— Pas quand sa vie débarque à la maison.
Evan m’empêche d’ouvrir la porte de ma voiture et me lance un regard perdu.
— Pour la faire courte et concise, ma mère s’est trouvée un mec et l’a invité à venir vivre chez nous avec son fils et sa fille. Le tout en mode coup de foudre, décisions prise à la va-vite et sans consultation.
— Je vois, rit-il. C’est bien qu’elle refasse sa vie, Sarah. Ça va faire cinq ans qu’elle ne vit que pour toi.
Touchée. Je le sais. Elle a mis sa vie entre parenthèses pour nous. Je dois dire qu’elle n’avait, je le pense, pas la force de passer à autre chose. Et puis elle a rencontré Jim. C’est bien, Evan a raison, jusque là, c’est normal et plutôt positif.
— Tu te rappelles que je t’ai dit avoir inscrit ma mère sur un site de rencontres ? Elle l’a rencontré là. Et ils nous ont annoncé hier matin qu’ils allaient se marier.
— Oh, un mariage ! Trop bien ! s’enthousiasme-t-il avant de s’arrêter net. Attends, déjà ? Mais… Ça ne fait pas longtemps, cette histoire de site !
— Voilà, voilà, marmonné-je. Bon, je te laisse, il faut que j’aille chercher la petite avant de rentrer. Et pas un mot à Becca, s’il te plaît.
— Bien, va jouer à la grande sœur alors, sourit-il en me prenant dans ses bras. Et appelle si tu as besoin, d’accord ?
J’acquiesce et monte en voiture. Judith est chez Megan et je passe la récupérer rapidement avant de rentrer à la maison. Elle est plutôt en forme, mais tombe comme une masse dans la voiture pour une petite sieste réparatrice qui promet une soirée bien vivante.
A la maison, je prépare un goûter à Jude et file m’enfermer dans ma chambre en voyant les darons arriver. La fuite totale, et j’assume, au moins à moitié. Je sais que ce n’est pas la solution, mais c’est la seule que j’ai actuellement pour ne pas passer mon temps énervée et en colère. Je rumine, c’est moche, stupide, mais c’est comme ça.
Encore une fois, difficile de bosser, et je finis par aller m’enfermer dans la salle de bain avec la ferme intention de me détendre. Musique, ambiance tamisée, je me fais couler un bon bain chaud et ne lésine pas sur la mousse, dont l’odeur d’amande m’emplit les narines. Je me glisse dans l’eau chaude avec plaisir et récupère mon roman sur le rebord de la baignoire pour essayer de me replonger dans cette histoire d’amour tourmenté. Il faut croire qu’il n’y a pas que dans la vie réelle que c’est la merde. Ça doit faire vendre, les gens qui galèrent. Même pour simplement avoir le droit de s’aimer et d’être heureux.
— Sarah !
Oh, bon sang… Je n’ai pas mis la musique assez fort. Pitié, Judith, pas maintenant, j’ai besoin d’être seule.
— Sarah ! Je peux entrer ?
— Non, Jude ! S’il te plaît, pas maintenant !
Est-ce que j’ai fermé la porte à clé ? Je ne suis pas sûre, il faut dire qu’avant leur arrivée, j’avais l’étage rien que pour moi.
— Mais j’ai oublié Stacy dans la salle de bain ! continue-t-elle en tapant dans la porte encore et encore.
Ah oui, effectivement, sa foutue barbie est assise près du lavabo et me regarde avec son sourire tout parfait.
— Je ne crois pas que ce soit ouvert, Jude ! Je te la donne en sortant !
La porte s’ouvre malgré tout et j’hallucine en voyant Liam entrer avec sa sœur pour récupérer cette poupée que je hais tout à coup.
— Non mais vous êtes sérieux, là ? m’affolé-je en me recroquevillant dans la baignoire. Ça va, faites comme chez vous, surtout !
— Ben, on est chez nous, répond Judith en récupérant sa petite barbie blondinette, sous le regard hilare de son frère.
— Et avoir un peu d’intimité dans cette maison, c’est possible ? demandé-je à Liam en le fusillant du regard. Tu n’as pas appris à ta sœur à ne pas entrer dans une salle de bain s’il y a du monde dedans ?
— Ben, elle avait besoin de sa poupée, c’était une urgence vitale, répond-il en continuant à me mater alors que Judith sort rapidement de la pièce.
— Ben oui, au moins. Tu sais qu’elle aurait pu attendre, aussi ? Ça s’appelle la frustration, et c’est important dans l’éducation.
— Ah oui ? C’est horrible la frustration, ne pas avoir ce qu’on désire, ce qui nous fait envie.
Sans gêne, il s’installe sur le rebord de la baignoire et admire la vue qui lui fait clairement de l’effet, vu la bosse dans son jogging.
— On n’a pas toujours ce qu’on veut dans la vie, soupiré-je, il vaut mieux qu’elle l’apprenne dès maintenant. Tu comptes rester là longtemps ?
— Je te dérange ? Tu peux continuer, tu sais. Le spectacle est agréable, Sweetie. Tu es toujours aussi magnifique.
— Tu mates ta sœur, là, gros dégueulasse, marmonné-je en lui jetant de l’eau.
— Eh ! C’est pas moi qui dois être mouillé, c’est toi, normalement. Sœur ou pas sœur ! Je m’en fous de ça, moi. Je te trouve belle et je te le dis.
Voilà qui ne va pas aider. S’il joue le rebelle, je suis mal. Je n’ai aucune volonté, moi, surtout lorsqu’il s’agit de lui. Surtout lorsqu’il me regarde comme ça, avec cette envie au fond des yeux. Et pas que…
— Arrête tes conneries, Liam. Il te suffit de claquer des doigts pour te taper qui tu veux, t’as dû en voir des nanas mieux gaulées que moi. Merci du compliment, mais arrête ça...
— T’es pas drôle, Sweetie. Comme si la signature d’un contrat entre nos parents devait changer quelque chose. Je ne vais pas rester toute ma vie en ascète, moi. Tu es sûre que tu ne veux plus avoir affaire à moi ? me demande-t-il, un peu vexé que je n’aille pas dans son sens.
— Tu sais bien que si la situation était différente… Je ne dirais pas non. T’imagines que ma mère va porter le même nom de famille que toi ? marmonné-je en attirant la mousse sur moi pour me couvrir davantage.
— Ouais, tu dirais pas non, mais tu dis pas oui non plus. Et je crois que ta mère a dit qu’elle ne va pas prendre notre nom, de toute façon. Mais bon, t’as pas envie, j’ai compris, c’est bon, je vais arrêter de passer pour le lourdingue de service et te laisser tranquille, s’énerve-t-il en se relevant. Et puis, j’en ai peut-être vu des filles mieux gaulées que toi, mais tu es la seule que j’avais envie de revoir. Bref, bonne trempette, je m’en vais calmer mes ardeurs autrement, moi.
Il sort en refermant la porte derrière lui, sans se retourner ni me donner une chance de lui répondre. J’hallucine de le voir réagir comme ça. Comme si c’était de ma faute, si on ne peut plus être ensemble ! Il croit vraiment que je peux me satisfaire de cette situation alors que je lui ai clairement dit, avant de savoir que nos parents fricotaient, que j’aimerais plus avec lui ? Il est con ou quoi ?
L’objectif du bain n’est pas du tout atteint, loin de là. Je crois que je devrais aller me terrer sur une île déserte, loin de toute cette merde, pour pouvoir réfléchir tranquillement et m’éloigner de tout ce qui menace de me faire vriller. Finalement, je suis peut-être encore une petite chose fragile, je me sens sur la corde raide, prête à basculer. Il va vraiment falloir que je bosse sur moi pour accepter tout ça, mais Liam n’aide pas vraiment. Tout comme cette romance débile que je jette à l’autre bout de la pièce. Ces trucs-là, ça finit toujours bien. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants, hein ? Ici, on est loin de ça. Ils vécurent frustrés et devinrent frère et sœur ? Magnifique.
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