109. Elle est folle, la Mama
Liam
Dans le bus qui m’emmène vers le centre pénitentiaire, j’essaie de me convaincre que je ne suis pas en train de faire une grosse bêtise. Et pourtant, je ne sais pas vraiment pourquoi je suis là ni pourquoi je fais cette démarche. Je n’en ai d’ailleurs parlé à personne et ce matin, plutôt que d’aller à mes cours et à la salle de sports, je me suis rendu au terminal des bus pour monter dans ce grand véhicule gris qui ne sert qu’à emmener les familles des prisonniers voir leurs proches. Et la route est longue. Je vois les banlieues défiler par le carreau et cela me laisse le temps de me préparer à cette rencontre qui s’annonce compliquée.
Je n’ai pas vu ma mère depuis près de quatre ans et son coup de folie. Je ne suis pas convaincu, malgré ce qu’elle a fait, que sa place soit en prison, mais dans notre pays, la psychiatrie est gérée au niveau carcéral. C’est dommage, mais en même temps, vu ce qu’elle a tenté de faire, ce n’est pas plus mal qu’elle soit mise à l’écart de la société et qu’elle passe du temps loin des autres.
Depuis que j’ai appris que Sarah était enceinte, j’ai éprouvé ce besoin viscéral d’en parler avec ma mère. Peut-être parce que quoi que je lui dise, ça ne sortira pas de notre entretien… Peut-être aussi parce qu’elle sait ce que c’est d’être une mère qui a échoué dans son rôle. Mais pour un résultat qui n’est pas si mal que ça. Quatre ans après son incarcération, Jude l’a totalement oubliée et n’a pas été marquée par son geste fou. Quant à moi, je me suis fait une raison et n’ai eu que deux lettres de sa part, une où elle m’a présenté ses excuses, l’autre ou elle me disait qu’elle pensait à nous et qu’on lui manquait. J’ai laissé les deux sans réponse, incapable de lui répondre.
Au fur et à mesure que je me rapproche du centre pénitentiaire, je sens l’angoisse monter en moi. C’est vraiment un sentiment auquel je ne suis pas habitué. Même quand je me prépare pour un match et que le stress monte, ce n’est pas la même chose. C’est plus sain quand je me prépare pour le basket que ce que je peux ressentir là. Et c’est pour ça que quand le bus s’arrête enfin, je ne descends pas tout de suite. Je suis à deux doigts de demander au chauffeur de me ramener, mais il ne vient même pas me voir et s’en va fumer avec les deux gardes qui sont à l’entrée. Je prends ça comme un signe du destin et me décide enfin à aller affronter ma génitrice.
Je passe les formalités administratives et la fouille avant d’être dirigé vers une salle destinée aux rencontres entre les familles et les personnes incarcérées. Je m’installe à la table que l’on m’a désignée et me demande si je vais reconnaître ma mère et si je vais réussir à lui parler normalement. Et quand enfin, elle entre dans mon champ de vision, j’ai tout le temps de la dévisager alors qu’elle s’approche de moi. Elle a pris quelques rides, a perdu un peu de poids, mais dans l’ensemble, elle n’a pas changé. Ses cheveux noirs crépus ont bien poussé et sa démarche est toujours la même, un mélange d’élégance et de félinité.
— Oh Liam, mon petit chat, ça me fait tellement plaisir de te voir, me dit-elle en s’asseyant, face à moi, les larmes aux yeux.
— Bonjour.
J’ai du mal à l’appeler “Maman” après ce qu’il s’est passé, mais je ne force pas mon sourire quand je lui réponds.
— Ça me fait plaisir de te voir, expliqué-je, même si je ne sais pas trop pourquoi je suis venu. Comment ça se passe la vie ici ?
— Comment ça se passe ? Heu… Il n’y a rien de très intéressant à raconter à ce propos, tu sais. Parle-moi plutôt de toi, mon petit chat. Tu as tellement grandi, tu es un très bel homme ! Qu’est-ce que tu ressembles à ton père, c’est fou. Alors, qu’est-ce que tu deviens ?
— Je suis à l’Université et j’étudie à Northwestern. J’ai réussi à entrer grâce au basket mais j’ai quand même de bons résultats, tu sais. Je ne suis pas aussi idiot que tu le laissais entendre quand je grandissais.
J’observe ses réactions quand je lui fais ces reproches, mais elle ne cille même pas et continue comme si de rien n’était.
— C’est bien, mon garçon. C’est important, les études. Et ta sœur, comment va-t-elle ? Est-ce qu’elle est aussi jolie que toi ?
— Ça t'intéresse vraiment de savoir comment elle va ? lui demandé-je, sceptique.
— Bien sûr que ça m’intéresse, mon petit chat ! Je… Vous êtes mes bébés. Oh, Liam, je suis tellement contente de te voir, si tu savais, s’enthousiasme-t-elle en posant ses mains sur les miennes sur la table qui nous sépare.
— Judith va bien, elle a oublié tout ce qu’il s’est passé et grandit normalement, ça fait plaisir à voir. Avec ce qu’elle a vécu, elle aurait pu rester traumatisée, mais heureusement, tout va bien.
Je dégage mes mains et reprends mes distances. Je n’apprécie pas cette proximité qu’elle essaie d’instaurer entre nous et me fais violence pour ne pas tomber dans le panneau.
— Et ton père ? Comment va-t-il ? Il me manque tellement. Oh, vous me manquez tous, d’ailleurs. J’ai été si… Stupide.
— Vous n’êtes plus en contact ? Je croyais qu’il continuait à correspondre avec toi. Ce n’est pas le cas ?
J’essaie de ne pas relever la qualification de son acte qui était loin d’être stupide, selon moi, mais pleinement réfléchi. Et pervers.
— Plus depuis quelques mois, soupire-t-elle. Il m’a envoyé une lettre pour me dire qu’il tournait définitivement la page. C’est difficile à accepter pour moi, surtout depuis que j’ai reçu les papiers du divorce, mais… Je comprends. Un homme a des besoins, il ne peut pas m’attendre indéfiniment…
— Eh bien, j’ai l’impression qu’il n’a jamais été aussi heureux que maintenant, l’attaqué-je volontairement. Tout est prêt pour son futur mariage, ça va être un beau moment.
— Son futur mariage ? Il… Il va se remarier ? Vraiment ? s’étonne-t-elle en se redressant.
— Oui, et ça fait partie des raisons pour lesquelles je voulais te revoir. Parce que ça me pose un petit problème…
— Ah oui ? Elle n’est pas gentille avec toi ? C’est une vieille mégère ? J’espère qu’elle ne vous traite pas mal, Judith et toi !
— Ah non, elle est très douce, une vraie mère pour Jude, indiqué-je en sous-entendant qu’elle ne l’a pas été. Non, le souci vient de sa fille qui a mon âge. Sarah est vraiment une fille extraordinaire. Mais c’est là où est le souci.
— Sarah, c’est la fille ou la nouvelle pouf de ton père ? marmonne-t-elle.
— C’est la fille, oui. Le souci, c’est qu’elle et moi, on est amoureux. Et avec le mariage, on va devenir frère et soeur. Et notre relation va devenir tabou. Tu en penses quoi toi pour qui le mot tabou ne veut rien dire ? la provoqué-je.
— Oh, mon petit chat, tu as une amoureuse, vraiment ? sourit-elle, imperturbable. Elle est jolie ? J’espère qu’elle n’est pas vilaine avec toi, hein ?
Je frissonne malgré moi. La dernière fois qu’elle a utilisé le mot “vilaine”, c’était à son procès pour décrire son attitude qui l’a conduite en prison.
— Non, au contraire, on s’aime vraiment, tu sais, Mommy. Elle est superbe mais on a un souci… Et je me disais que j’aimerais avoir ton point de vue dessus.
Je me rends compte que j’ai laissé échapper le mot “Mommy” que je n’avais pas utilisé depuis presque quatre ans.
— Quel est le souci, mon petit chat ? Dis-moi tout. Si je peux t’aider, je le ferai avec plaisir, tu le sais bien.
— Eh bien, décidé-je de me confier malgré toutes mes réticences en me disant que de toute façon, je n’ai rien à perdre. Elle est enceinte, tu vois, et on se demande s’il faut qu’on garde le bébé ou pas. Tu en penses quoi ? Tu penses qu’on ferait de bons parents ?
— Elle est… Tu l’as mise enceinte ? Mais tu es fou, Liam ! Et tes études ? Et ton avenir ? Un enfant, c’est la fin d’une vie ! Plus jamais tu ne seras libre !
Je suis surpris de sa virulence, même si j’aurais dû m'y attendre.
— C’était un accident, c’est tout. On s’est protégés, mais ça arrive, tu sais, grommelé-je.
— Vous ne pouvez pas garder ce bébé, voyons ! Tu veux quoi, galérer toute ta vie comme ton père et moi ? Les enfants… Les enfants sont autant une bénédiction qu’un cauchemar, tu sais ! Un bébé, c’est de l’attention constante, des sacrifices quotidiens, des angoisses impossibles à calmer !
— Oui, je sais, on se demande si elle ne va pas avorter…
— Mais bien sûr qu’elle devrait avorter ! Tu sais, tu dois pouvoir trouver ce qu’il faut sur internet ! Tu devrais te débarrasser très vite de cette chose avant que ta Sarah ne te coince pour la vie avec un môme, si tant est que ce soit le tien, d’ailleurs ! Tue-le avant qu’il ne te tue, voyons !
Je la regarde et comprends qu’elle est toujours dans le même délire qui l’a conduite à essayer de mettre fin à la vie de ses propres enfants. Vu le début de notre entretien, je pensais qu’elle prenait un traitement, qu’elle allait mieux, mais quand j’entends le ton de sa voix et le conseil qu’elle me donne, je comprends qu’elle n’est pas du tout guérie.
— Tu penses toujours que tous les enfants doivent mourir, alors ? demandé-je, agacé.
— Evidemment ! Tu veux vraiment gâcher ta vie ? C’est eux ou nous, Liam, les enfants sont des poisons, il faut s’en débarrasser !
— Je crois que je n’ai pas besoin de ça pour gâcher ma vie, tu as déjà fait beaucoup pour ça, rétorqué-je en me levant. Soigne-toi, ça vaudra mieux pour tout le monde. Tu es toujours aussi folle.
— Je ne suis pas folle ! me crie-t-elle dessus en bondissant vers moi, ses mains dirigées vers ma gorge dans un remake des événements du passé, mais je la repousse sans ménagement alors qu’un garde intervient et l’éloigne de moi.
Elle est revenue dans un état catatonique et ne bouge plus du tout, comme figée dans sa folie. Je sors à mon tour de la pièce et retourne devant la porte de la prison pour attendre le bus qui va me ramener à Chicago. J’aurais dû savoir que cet entretien serait inutile, que cette rencontre n’allait pas m’aider à me décider sur ce que je dois faire par rapport à la grossesse de Sarah. J’ai eu ce besoin de voir ma génitrice et notamment de me confronter à nouveau à sa haine des enfants afin d’avancer dans ma réflexion sur ce sujet. Je crois que j’avais l’espoir un peu fou qu’elle me dise de le garder et qu’elle exprime une once d’humanité envers cet enfant qui peut être amené à naître dans un futur pas si éloigné que ça. Mais non, aucune réaction dans ce sens. Au contraire, des remarques qui ravivent un peu le traumatisme qu’elle nous a fait subir il y a quelques années. Cette journée ne m’aura rien apporté, c’est sûr, à part peut-être la certitude que la décision, c’est avec Sarah que je dois la prendre. L’avis des autres, finalement, je m’en moque. Par contre, celui de la femme que j’aime, c’est le seul qui compte vraiment. Merci Mommy de m’avoir fait réaliser tout cela.
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