124. Le jour où tout aurait dû se terminer
Sarah
Je m’applique à fermer les boutons un à un dans le dos de ma mère sans quitter son reflet dans le miroir. Elle est superbe dans sa robe crème à la fois simple et particulièrement classe. La coupe est originale, le devant lui arrive au genou alors que l’arrière lui tombe sur les chevilles, et ses épaules sont découvertes de la même façon que nos robes de demoiselles d’honneur, une bande de tissu sur le haut du bras. J’espère vraiment être aussi jolie à son âge.
— Sarah, arrête d’être aussi émue, je doute que la maquilleuse apprécie de devoir encore retoucher ton maquillage, et je n’ai pas envie de me mettre à pleurer, moi, sourit-elle en me prenant dans ses bras.
— J’y peux rien, ça doit être les hormones, murmuré-je à son oreille avant de rire. Tu es superbe, Maman, et je dois te dire que si Jim te fait souffrir, je le tuerai de mes propres mains sans aucune hésitation.
Nancy, la meilleure amie de ma mère, rit derrière nous alors qu’elle termine de se faire coiffer et je vois Jude, ses écouteurs sur les oreilles, tournoyer dans un coin de la pièce pour faire s’envoler sa robe. L’ambiance est plutôt détendue à quelques minutes de la cérémonie. Dire que ce jour aurait dû signer la fin de ma relation avec Liam. Aujourd’hui, je me demande bien comment j’aurais pu être capable d’en finir avec lui. Je suis bien trop attachée, bébé ou pas, pour arrêter les frais ici.
— Jim ne me fera jamais souffrir. Il me fait un peu penser à ton père, tu sais. Ce n’est pas pareil, mais je crois qu’il approuverait mon choix. Surtout si c’est pour pouvoir admirer sa fille magnifique ! Merci d’être là avec moi en ce jour spécial.
— Tant que tu es heureuse, je suis sûre qu’il approuve. Mais si tu veux que j’arrête de pleurer, il faut éviter de parler de Papa, tu sais ? Regarde-toi, tu es resplendissante, je ne peux même pas espérer te faire de l’ombre.
Je dépose un baiser sur sa joue et vais essuyer mes yeux délicatement devant le miroir. Je sens que je vais avoir du mal à me tenir, aujourd’hui. Dire que je ne voulais pas entendre parler de ce mariage et que j’ai finalement fini par lui donner un coup de main sur l’organisation. Jim a l’air vraiment attaché à elle, il est aux petits soins avec elle, alors je ne peux que m’incliner.
— C’est l’heure, Maman, dis-je en lui tendant son bouquet. Ça va ? Prête ? Je peux encore t’aider à t’enfuir, si tu veux.
— Non, je ne vais pas m’enfuir. Je suis prête pour ce nouveau départ. Avec toi à mes côtés, bien entendu.
Je fais signe à Jude de nous rejoindre et me regarde une dernière fois dans le miroir. Heureusement que la couturière a ajusté ma robe, parce que j’ai clairement plus de poitrine qu’aux premiers essayages. Et heureusement aussi que la jupe s’évase parce que j’ai l’impression que le petit renflement qui a fait son apparition sur mon bas-ventre alors que notre Têtard grandit est bien visible. Je me fais sans doute des idées, mais moi je le vois.
Jude, Nancy et moi précédons ma mère et nous nous assurons que Jim est déjà parti en direction de la chapelle, à une centaine de mètres de la grande maison qui nous accueille pour le weekend dans ce magnifique domaine en campagne. Il fait plutôt frais et nous nous pressons de gagner le petit sas d’entrée de la chapelle où nous attendent les témoins de Jim, Liam et Joseph, un vieil ami du marié.
Liam est carrément à tomber à la renverse, et je suis bien contente de le découvrir dans son costume sans les yeux aiguisés de la détective Becca qui aurait certainement grillé mon regard appréciateur. Lui aussi semble apprécier ce qu’il voit, et je me sens rougir sous son regard.
La cérémonie est simple et plutôt émouvante. J’ai une pensée pour mon père au moment où Jim glisse l’alliance au doigt de ma mère, qui portait encore celle de son précédent mariage avant Noël. Je ne sais pas si c’est tant l’émotion du mariage que le manque de mon père à cet instant, mais mes yeux s’humidifient à nouveau au moment où le prêtre les déclare unis par les liens sacrés du mariage.
Après une sortie en grandes pompes et quelques poses pour les photos “en famille”, nous nous retrouvons dans la première salle de réception de cette grande bâtisse pour un cocktail. Ma mère et Jim sont assaillis par leurs invités, les enfants jouent ensemble et s’organisent pour des virées de groupe au buffet. Nous ne sommes pas en très grand comité, une cinquantaine de personnes, les plus proches de notre nouvelle famille. J’aperçois Megan discuter avec Liam, mon oncle Jason avec Joseph, Evan, Abdul et Becca en grande conversation, et ne suis pas bien surprise de voir ma tante Maureen approcher, le petit Kylian dans les bras. Je me demande si mon basketteur et moi allons avoir l’occasion de nous retrouver à un moment, ou si toute la soirée va ressembler à ça, des regards au loin, des sourires et des tentatives pour se rapprocher avortées.
— Alors, comment tu vis tout ça, ma belle ? me demande-t-elle en cognant son verre de champagne contre mon jus de fruits.
— Pas trop mal. Ils forment un joli couple et Jim rend ma mère heureuse, c’est l’essentiel.
— Oui, elle semble sur un petit nuage. C’est bien pour elle. Et pour le reste ?
— Quoi, le reste ? lui demandé-je.
— Lui et toi ? Vous êtes toujours ensemble, non ? Vu les regards qu’il te lance, j’ai du mal à croire que vous ayez mis un terme à votre histoire.
Je cherche Liam du regard et lui souris lorsque nos yeux se trouvent. Il est vraiment très élégant, et j’ai très envie de le tirer par sa cravate pour l’embarquer dans un coin tranquille histoire que nous soyons des témoins très mal élevés tous les deux.
— Je confirme toute seule, rit ma tante. Vous êtes toujours aussi peu discrets qu’à Aspen, les loulous. Je ne sais pas comment Vic et Jim font pour ne rien voir.
— Si tu savais, Tata, soupiré-je.
— Je sais ce que c’est que l’amour, ma belle, et il n’a pas de règles.
Espérons que les parents réagissent comme ça lorsque nous leur annoncerons la nouvelle. J’en viens d’ailleurs à me demander ce que mon père penserait de cette décision de garder le bébé, ce qu’il dirait en sachant sa fille enceinte alors qu’elle n’a même pas terminé ses études.
— Vous devriez leur annoncer, Sarah. Cacher votre relation n’est sain ni pour vous, ni pour votre famille, tu sais ? continue ma tante en me souriant avec bienveillance
— On va leur dire, c’est prévu. D’autant plus que… Enfin… bafouillé-je. Est-ce que je peux te parler de quelque chose ?
— Nous allons pouvoir passer dans l’autre pièce, les amis !
Ma mère arbore un sourire épanoui en annonçant le passage à table, et la petite foule bien obéissante se dirige vers la porte qui mène à la salle de réception. Maureen se retrouve assaillie par ses enfants et leur fait les gros yeux en constatant qu'ils ont bien profité des petits fours.
— Tiens, tu veux bien t’occuper de lui quelques minutes ? me demande-t-elle en me posant Kylian dans les bras.
Elle disparaît en un quart de seconde, emmenant avec elle sa troupe, et je me retrouve à devoir gérer le petit qui est, Dieu merci, plutôt calme.
— Tu te prépares pour la suite ?
— Chut, Bec ! Secret, tu te rappelles ?
— Oh, ça va, détends-toi, Maman, pouffe-t-elle. T’inquiète pas, personne ne m’a entendue. Ça te va bien, un bébé dans les bras, en tous cas. J’ai hâte de pouvoir jouer la Tata, moi.
Oui, bon, on n’y est pas encore. Entretemps, je vais grossir comme un ballon, avoir mal partout et vivre un accouchement. Ça fait envie. En fait, le job de Tata, c’est le meilleur, tu ne vis pas tout ça et tu pouponnes. Ce que je fais pendant quelques minutes en rejoignant la salle. La décoration est jolie et tout en sobriété. Jim a mis le hola aux envies folles de ma mère, et ils ont trouvé un joli compromis.
— Becca a raison, ça te va bien.
Je sens Liam dans mon dos et son souffle sur ma nuque avant qu’il ne pose son menton sur mon épaule pour faire une grimace au petit. Je sens sa main sur ma hanche et son odeur bien à lui emplit mes narines.
— Tu feras moins le malin quand c’est le Têtard que j’aurai dans les bras au beau milieu de la nuit alors que tu auras envie de prendre ton pied, Capitaine, me moqué-je à voix basse.
L’avenir est un peu flippant, quand même. J’ai du mal à me dire que je vais finir énorme, et je me demande si Liam me trouvera toujours jolie. Et quand j’aurai accouché ? C’est fou le nombre de questions que je me pose, qu’il s’agisse de la grossesse, de ce bébé, ou de nous. Et je crois que le fait que nos parents ne soient pas au courant de toute l’histoire n’aide pas à apaiser mon cerveau en ébullition.
— Je récupère mon petit monstre, Sarah, sourit Maureen en attrapant le petit. Merci.
J’observe la salle alors que Liam se poste à mes côtés. Tout le monde est installé et le tableau est plutôt agréable à voir. Le plan de table a été un véritable casse-tête. Je vis dans une famille de blancs qui, pour certains, sont racistes. Autant dire qu’un mariage mixte est complexe à organiser si on veut éviter le scandale. Sans compter qu’en prime, ma mère a invité mes grands-parents paternels et la sœur de mon père. Il a fallu réfléchir à l’organisation des tables et nous n’avons plus qu’à prier pour que tout se passe bien.
— Tu sais quoi ? Je crois que ce qui me fait le plus peur, pour la suite, c’est que notre Têtard vive le genre de regards que je vois parfois de ma famille vers la tienne, qu’il subisse le racisme au quotidien…
— Ça ne sert à rien d’avoir peur, tu sais. Il vaut mieux qu’il s’y habitue dès le plus jeune âge vu ce qu’on subit toute notre vie…
— Sauf que moi je n’ai pas vécu ça dès mon plus jeune âge. Je risque d’avoir des envies de meurtre. Mais bref… Tu es très élégant, Capitaine. Assurément le plus beau de cette soirée.
— Il faut bien ça pour séduire la femme la plus sublime de la soirée, me répond-il en lorgnant discrètement sur mon décolleté.
— Je suis étonnée que tu ne sois pas scotché au décolleté de Becca, me moqué-je en me plantant face à lui.
— Elle n’est pas désagréable à regarder, j’avoue, et je crois qu’elle ne dirait pas non à des propositions indécentes de ma part, mais la seule que j’ai envie d’emmener à l’écart, c’est toi, Mademoiselle Parfaite.
— Et… Où est-ce que tu voudrais m’emmener, au juste, minaudé-je en jouant avec le bout de sa cravate avant de regarder rapidement autour de nous. Parce que tu sais que je ne dirais pas non plus non à des propositions indécentes.
— Tu veux qu’on se trouve un endroit tranquille ? demande-t-il, l'œil brillant. Dans cette grande maison, ça devrait pouvoir se trouver, non ? J’ai vu une petite réserve derrière la cuisine.
— Tu comptes vraiment me dévergonder au mariage de nos parents ? Parce que la proposition est très tentante, Capitaine, même s’il ne va pas falloir être absents très longtemps sous peine de se faire griller.
— Bien sûr que je suis sérieux. Tu sais bien que c’est impossible de te résister… Tu me suis ?
— J’arrive dans une minute, je vais m’assurer que ma mère ne manque de rien en bonne demoiselle d’honneur, souris-je. Ce petit plan coquin me plaît bien, tu sais ?
Je l’embrasse chastement sur la joue, en profitant pour me coller contre lui, avant de faire demi-tour pour aller voir ma mère. Il ne faudrait pas qu’elle me pense absente trop longtemps, quoi que je ne doute pas pouvoir trouver une excuse valable. Pour autant, j’ai déjà la tête dans cette réserve, et je ne m’attarde pas dans la salle de réception. J’ai trop hâte de retrouver mon amoureux et d’être une vilaine fille.
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