131. L'hypocrisie des bien-pensants
Liam
Je termine mon travail au supermarché et ferme ma caisse après l’avoir recomptée. Tout est juste et je suis content d’en avoir enfin terminé pour la journée. Afin de préparer au mieux mes examens, j’ai décidé de démissionner et il ne me reste plus qu’une semaine à faire. Je suis soulagé car cela va me donner un peu de temps pour moi. Et pour Sarah. Je n’ai plus vraiment besoin de cet argent, de toute façon.
Alors que je passe aux vestiaires récupérer mes affaires, je reçois un message de Sarah qui est en train d’aider sa mère à préparer la petite soirée organisée dans le quartier pour fêter l’arrivée du printemps. Quand je regarde par la fenêtre, je trouve ça un peu ironique, la neige et la glace étant toujours bien présentes dans notre paysage.
— Salut Capitaine (de mon cœur, mais chut !) Est-ce que tu pourrais nous ramener deux ou trois bouteilles de jus de fruits ? Ma mère a pensé au vin, mais pas à ceux qui ne boivent pas. Inquiétant, tu crois ? Tu me manques...
— Pas de souci, Sweetie. Je te prends ça et j’arrive. Ménage-toi un peu quand même, hein ?
Sa réponse arrive alors que j’ai déjà acheté une dizaine de briques de jus. Je ne sais pas combien nous serons, alors j’ai vu large. Il faut dire que la salle qui a été réservée au bout de notre rue peut accueillir une cinquantaine de personnes au moins. Et il devrait y avoir quand même pas mal d’enfants.
— Je suis enceinte, pas malade, mais promis, j’y vais mollo. Je suis déjà fatiguée, je vais faire l’étoile de mer ce soir je crois. Désolée Chéri !
Je souris car je sais que ce n’est pas vrai. Elle n’a jamais été inactive lors de nos étreintes, et encore moins depuis qu’elle est enceinte. Nous n’arrêtons pas en tous cas et j’avoue que je ne pensais pas tenir le rythme autant que ça, mais avec elle, c’est magique. Je n’ai qu’à penser à elle pour que tout mon désir se réveille.
Quand j’arrive à la maison, il n’y a que Daddy qui est présent. Il a revêtu un beau petit costume qui lui va à ravir.
— Wow Daddy ! La Classe ! La soirée est aussi guindée que ça ? Il faut que je fasse un effort alors ?
— Ce serait bien que tu évites le jogging, oui, ça te changerait, me taquine-t-il. Tu pourrais te trouver une jolie fille dans le quartier en plus, qui sait.
— Tu sais bien que j’ai ce qu’il faut, Daddy, même si elle n’est pas en capacité de se joindre à nous. Je crois bien que je vais l’épouser, celle-là. C’est la première fois que je suis dans une relation qui dure.
— Eh bien ! Où est passé mon fils ? Tu ne l’aurais pas vu quelque part ? Et quand est-ce que tu me la présentes, cette fille ?
— Dès qu’elle pourra sortir de son trou, dis-je un peu mystérieusement. Je te rejoins à la salle, Daddy, je vais me changer. Je te laisse emmener les jus de fruit que j’ai achetés. Sarah a dit que Vic les avait oubliés !
Je ne lui laisse pas le temps de me répondre ou de continuer à m’interroger et file dans ma chambre. Je me débarrasse de mes vêtements du jour que je laisse traîner par terre en pensant avec un sourire aux remarques que ne manquera pas de faire Sarah quand elle les verra. J’enfile une petite chemise et un jean noir que ma chérie adore. Un peu de parfum et je récupère mon manteau pour me rendre à la salle où la fête bat déjà son plein. Je suis accueilli par Rachel, une de nos voisines, qui me prend par le bras dès que j’entre.
— Bonjour Rachel ! Quel accueil !
— Salut Liam ! Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vus. Enfin, plus que quelques secondes quand tu passes devant la maison, je veux dire, rit-elle. Tu vas bien ?
J’en reviens pas, cette femme qui pourrait être ma mère, vient de poser sa main sur mes fesses pour m’emmener vers la table où il y a les boissons, et se contente de me sourire quand je me dégage et m’écarte un peu d’elle.
— Je vais bien, oui, mais tu as déjà trop bu ou quoi ?
— Moi ? Mais non, voyons. Pourquoi tu dis ça ? Ne lance pas ce genre de choses comme ça, tu sais, tout le monde est très… Jugeant, ici. En apparence on est tous amis, mais la réalité est bien différente. Mais on s’en fiche ! Tu veux un verre de vin ?
— Non, ça ira, merci. Et pour information, ajouté-je plus bas en me penchant vers son oreille, la prochaine fois que tu me touches les fesses sans mon consentement, je fais un scandale devant ton mari.
— Te toucher les… Oh mais non, enfin, s’affole-t-elle de manière presque convaincante. Je suis désolée, je n’ai pas fait attention. Loin de moi l’idée de… De je ne sais quoi, d’ailleurs, ne dis pas de bêtise.
— Tout va bien alors, je te laisse fantasmer sur Pedro le jardinier qui a moins de scrupules que moi, il paraît. A plus tard.
Je m’éloigne alors qu’elle reste la bouche ouverte, visiblement perturbée par mes propos, et retrouve Sarah qui est en grande discussion avec Kyle. Le petit con est en train de lorgner son décolleté et semble avoir des difficultés à se concentrer sur ce que son ex petite amie est en train de lui raconter. Je sens que cette soirée va être longue et difficile à supporter.
— Bonsoir ! m’imposé-je dans leur conversation. Kyle, ferme la bouche, tu baves. Quand on parle à une jolie femme, ce n’est pas ses seins qu’on regarde, ce sont ses yeux, surtout quand ils sont magnifiques comme ceux de Sarah. J’ai ramené les jus de fruits, tu vas pouvoir te désaltérer, Sarah !
— Je… Je matais pas ses seins, bafouille Kyle, mal à l’aise alors que Sarah lève les yeux au ciel. Mais je te remercie du conseil, j’en prends note, même si je n’ai pas eu besoin de toi pour sortir avec elle.
— Parfait, alors. Tu peux ramener un petit jus de raisin à Sarah, je suis sûr qu’elle te remerciera dignement, me moqué-je alors qu’il se lève précipitamment, visiblement mal à l’aise suite à mes remarques.
Je m’installe à côté de Sarah et lui souris.
— Tu n’es pas obligé d’être désagréable avec lui, tu sais. Kyle n’est pas méchant, et tu n’as pas de souci à te faire à son sujet...
— J’ai juste cru qu’il voulait prendre la place du bébé et te téter les seins, ça m’a énervé, avoué-je. Mais tu as raison, je vais faire un effort. Tu vas bien ? Pas trop de nausées ?
Cela fait en effet quelques jours qu’elle souffre un peu plus de ce mal typique des femmes enceintes, alors que le deuxième trimestre devrait être plus calme, et je ne peux m’empêcher de m’inquiéter un peu pour elle.
— Ça va aujourd’hui, c’est mieux. Disons qu’il faut que je garde en tête que je ne suis plus seule et que j’évite de gesticuler dans tous les sens un peu trop brusquement. Ça a été, le boulot ? Tu as l’air fatigué.
— Oui, j’ai hâte d’en terminer avec le supermarché. C’est usant, vraiment. Je n’ai pas vu Jemma avec son père raciste, ils ont eu peur de nous, tu crois ?
— Possible, tu fais un peu peur, tu sais, rit-elle. La taille, la carrure, sans doute. Ou le fait que tu attaques dès qu’on m’approche, peut-être ?
— Je vais essayer de me contenir, alors, mais ce n’est pas facile, tu sais ? Comme le disait Rachel tout à l’heure, tout le monde est bien jugeant ici. Les gens sont au courant pour ton état, tu crois ?
— Je pense, oui. J’ai surpris quelques regards. Et pas sur ma poitrine. Fallait bien que ça se sache à un moment, de toute façon.
— Tous des faux-culs ici, murmuré-je. Comme s’ils étaient parfaits dans leur petite vie bourgeoise.
— Il faut faire avec, mais tu as raison, personne ici n’est parfait. Ils sont juste doués pour masquer leurs erreurs. Pour ma part, c’est quelque chose de difficile à cacher dans le temps, rit-elle. Enfin, l’erreur c’est le timing, pas le Têtard…
Je souris alors que Kyle revient avec des jus de fruit. Bon joueur, je lui laisse la place à côté de Sarah et m’éloigne un peu pour les laisser parler. Je constate que Kyle est surpris de mon attitude et me dis que Sarah a raison, je dois faire un peu peur. Je déambule dans la pièce et échange quelques amabilités avec des voisins que je connais peu. J’observe Jude jouer avec les autres et je suis rassuré de voir que chez les enfants, au moins, la couleur de peau n’a pas l’air d’être importante. Elle s’amuse avec les autres et semble bien intégrée. Je retourne près du buffet et constate qu’il n’y a presque plus de chips. Je vais en chercher dans la réserve et quand je reviens, j’entends le nom de Sarah prononcé par une voix féminine. Derrière la plante qui me cache un peu à la vue de tous, je me stoppe et tends l’oreille pour voir de quoi il s’agit. Je reconnais la voix de Vic et celle de Rachel. Les autres me sont inconnues et je n’ose pas bouger de peur de me faire remarquer.
— Non, Sarah est une fille mature. Si elle a décidé de le garder, c’est qu’elle va s’en occuper. Elle ne va pas le laisser pour l’adoption ! s’emporte Vic, visiblement énervée.
— Oui, enfin, Vic, quand même, elle a à peine vingt-deux ans et compte élever un bébé seule ? Pas de mariage ? Même pas de Papa ? Je n’imaginais pas ta fille comme ça.
— Comment ça, ma fille “comme ça” ? Tu imagines quoi, là ? Et elle n’est pas seule, nous sommes là pour elle. Tu as vu comme Liam la couve et la protège ?
Je bous intérieurement en entendant des gens parler comme ça de Sarah. On a l’impression qu’ils sont restés dans la philosophie bourgeoise de la France d’avant la révolution. C’est fou. Ou alors c’est leur côté bien pensant qui s’exprime alors qu’il n’y en a pas un pour rattraper l’autre.
— Eh bien, ta fille va être une fille-mère… Tu te rends compte un peu du scandale ? Dans notre quartier, il n’y a personne qui soit dans cette situation. C’est un peu… Choquant. Excuse-moi du terme, hein ?
— Sortez un peu de chez vous, soupire Vic. Qu’est-ce qui est différent, en soi, d’une fille-mère, que d’une femme qui élève seule ses gosses parce que son mari bosse jour et nuit ? Tu ne t’es jamais sentie seule, toi, Andrea ? Tu as l’impression que Thomas participe à l’éducation de vos enfants ?
— Ne te mêle pas de l’éducation de mes enfants, répond Andrea, un peu virulente. Moi, jamais ma fille ne fera un enfant avant le mariage, je l’élève dans les principes les plus stricts de l’Eglise. Mais bon, ne nous disputons pas pour ça. Ce n’est pas étonnant que tu penses comme ça. Tu nous as déjà prouvé avec ton mariage avec cet étranger que tu avais des mœurs plus légères que la plupart d’entre nous.
— Si tu ne veux pas que je me mêle de l’éducation de tes enfants, ne te mêle pas de ma vie ou de celle de ma fille. C’est fou, cette propension à juger les gens ! Jim a plus de valeurs que ton mari qui préfère se taper sa secrétaire que de rentrer à la maison. Et Sarah fera une Maman merveilleuse, et elle ne sera jamais seule, elle.
J’hésite à intervenir mais me retiens encore car Vic a l’air de gérer.
— Et ça ne te dérange pas, toi, de ne pas savoir qui est le papa ? demande Rachel plus calmement. En tous cas, elle est discrète ta fille. Elle ne sort presque jamais et pas un gars ne vient la voir ou presque. Je me demande comment elle a fait pour faire un bébé dans ces conditions-là. Tu n’as pas essayé de questionner Liam ? Il doit savoir, lui, c’est sûr, vu comme ils sont proches tous les deux.
Ouh la. Si elle continue son raisonnement, elle risque d’arriver à une conclusion qui va questionner Vic… Parce que c’est clair que Sarah ne sort pas beaucoup vu que nous passons tout notre temps libre à deux.
— Tout ça ne me regarde pas. Bien sûr que j’aimerais savoir, mais l’essentiel, c’est le bien-être de Sarah. Et si le Papa n’est pas dans le circuit, c’est sans doute pour une bonne raison. L’essentiel, c’est elle, et ce bébé. Et la famille qui est présente. Je ne vais pas les passer tous les deux au détecteur de mensonges, non plus.
— Moi, ça ne me dérangerait pas de passer Liam à la torture, rit Rachel. Il m’a captée tout à l’heure, mais franchement, je te comprends Vic. Les mecs blacks, c’est un vrai fantasme ! Petite chanceuse, va !
Je suis content de voir que la conversation dévie sur autre chose que le bébé de Sarah même si je grimace à l’idée que des amies de Vic fantasment sur moi. Franchement, ces femmes aux allures de Sainte-Nitouche sont vraiment terribles. Aucun respect, aucune retenue. J’ai vraiment de la chance, et Daddy aussi, que Vic soit différente et plus franche, plus ouverte d’esprit. Si je m’étais retrouvé avec une Rachel comme belle-mère ou une Andrea, je crois que ça fait longtemps que j’aurais mis le feu à la maison et mis les bouts pour m’exiler à l’autre extrémité du pays. Par contre, je sens que quand on fera notre coming out, il va falloir que nous soyons prêts à affronter un vrai tsunami doublé d’une tempête. Un bébé entre un frère et une soeur, entre une blanche et un black, entre deux jeunes pas mariés, je ne sais pas comment le voisinage va pouvoir supporter tout ça.
Annotations