Coralie
" Merci de m’avoir invitée, d’habitude je n’ai pas la parole. J’ai juste l’image. Et je pense que ça suffit parce que je n’ai pas grand-chose à dire. Je fais juste des portraits, en silence, sans commentaire. Mes sujets ne peuvent pas s’exprimer. Ils sont figés. Muets. Ils n’ont pas la parole. Juste l’image qu’ils réfléchissent, qu’il veulent bien montrer ou que je veux bien voir, chasser, capturer. Mais ces portraits racontent tellement de choses, sur ce que les gens sont. Et passer dans ton émission à la radio pour parler de mes images, les raconter, c’est un défi. Il n’y a pas de pire endroit pour montrer ce que je fais. Il n’y a vraiment que toi pour penser à faire des choses pareilles. Tu es spécial. Et tu dis rien. Même pas une seule question. Tu me laisses parler. De mes photos. À la radio. Tu me laisses même parler de toi. T’es vraiment arrivé au bout de ton concept. Clémence m’a prévenue, elle m’a dit de me méfier de toi. Mais bon elle n’a toujours pas digéré le fait que tu l’ais rejetée. Du coup elle s’est mise avec un Prince. Tu as toujours sa bague ou bien ? Non. Bon. Voilà, voilà. Un interviewer muet reçoit une photographe à la radio. C’est une belle dernière émission. Et c’est à moi de faire tout le boulot. Alors je vais commencer par me présenter. Bonjour. Non, bonsoir. Bonne nuit ? Oui. On est en direct. D’accord. Je suis Coralie, une pure locale, il faut le préciser maintenant à Sylvania vu qu’on est envahis par des terriens. Bref, j’ai fait l’École des Arts, après Russell bien-sûr. Tu vois je suis un pur produit de l’Ouest quand même. J’ai connu le soleil avant la pluie. Je ne dis pas ça pour toi. Donc j’ai une formation artistique visuelle mais je suis d’abord passée par le dessin, la sculpture et la peinture. Ne me parle pas de musique, ça ne fait pas partie de ma vie. Sauf quand je devais en mettre sur mes films, en stage. J’avais du mal. Avec l’image animée aussi, toutes ces règles dans lesquelles on doit d’emprisonner pour rester cohérent au niveau temporel et le fait de monopoliser l’attention de quelqu’un, le rendre autiste pour qu’il se concentre juste sur une histoire, là du coup c’est le spectateur qui est muet un peu comme toi qui me regarde bizarrement. Tu m’écoutes au moins ? Donc l’image animée, poubelle et l’audio, la musique, le reportage radiophonique, très peu pour moi. Je me suis donc concentrée sur l’image et en bonne jeune fille de l’Ouest et de ma génération, j’ai opté pour la facilité de la photographie mais attention, pas le reportage, non, le portrait. Le mis en scène est beaucoup plus laborieux alors je préfère le « sur le vif ». Simple et efficace. Les appareils photos ne le sont pas alors j’en ai fait construire des modèles adaptés à mon usage, merci Westech et les ingénieurs de ma promo de Russell. Ma première photo d’artiste c’est de la danse. La photo n’est pas un médium adapté au mouvement. J’ai juste pros la danseuse dans un mouvement final où elle ne bouge pas. C’est l’affiche où Clémence apparaît pour son ballet dans deux ans. J’ai été reconnue pour ça et ça m’a permise de pourvoir shooter où je voulais. Mais j’essaye de me faire oublier et je fais du portrait intimiste que je donne ensuite à mes sujets. Greta en a une dans sa chambre, à l’abri des regards. Ce n’est pas une photo de nue, c’est juste un moment privilégié que j’ai capturé et qu’elle regarde souvent pour se nourrir de ce que l’image dégage, de l’amour et du bonheur. Tout se passe dans le regard des personnages. Comme le portrait d’Alice où l’on ressent sa défaite et sa solitude. Et elle a tenu à en faire son portrait officiel. Rien à voir avec le couple princier, où tout est calculé. Voilà je pourrais te parler pendant des heures de tout ça mais il suffit d’aller voir, mes expositions. En ce moment même j’ai fait des images de nous, toi en train de me regarder t’expliquer tout ça. Peut-être que dans l’une d’entre elles il y en a une où l’on ressent ton silence. Sinon tant pis. Je ne retiens pas tout. Et puis je pense que je vais arrêter tout ça. Ce n’est pas très sérieux. C’est inutile. Si j’ai envie de m’exprimer artistiquement, il y a sûrement de meilleures façons. Mais j’ai assez joué les spectatrices. Maintenant je vais tenter de faire quelque chose de ma vie, pour moi, loin de tout ça. J’ai eu le temps de faire une séance avec Énola. Mon dernier portrait c’était en cuisine avec Noëlle et sa mère. Après tout ça je me dis que moi aussi j’ai le droit à une vie et ce n’est pas très sain de rester spectateur de l’éternité. On en est où ? 4 minutes. Il en reste une. Je vais devoir meubler. Voyons voir. La photographie, c’est 99 % de sujet et 1 % de technique. Rien d’autre. One shot. One picture. Il faut tourner autour du sujet pour avoir tous les points de vue. C’était Coralie, photographe portraitiste, dans l’émission de D-Rec où Daniel enregistre tout alors qu’il est en direct sur les ondes, dans la nuit, où au fond de leur lit les auditeurs écoutent en cachette et dans la plus grande intimité les secrets des invités qui viennent leur parler tout bas. Il fait maintenant noir dans le studio. Je crois même que je suis toute seule. J’ai un bouton rouge devant moi. Quand je vais appuyer dessus il passera en vert et vous ne m’entendrez plus. Et je pourrai partir et vous pourrez vous endormir. C’était Coralie, en direct live de chez D-Rec. J'attends que le temps imparti se termine. Ça rique de couper net. Il n'y aura pas d'au revoir. Juste le silence. Et le grésillement des ondes, dans l'Invisible et dans l'audible. Que la paix soit avec vous, et avec votre esprit. Prions ensemble jusqu'à la fin. Demain est un autre jour. Alleluia. Et si vous me voyez faire des photos, c'est que je ne suis pas assez discrète. On y est, j'ai vu le chiffre cinq apparaître. Je vous embrasse. Off. "
*
Il a pas l’air d’avoir le moral. Il ne dit rien. On sort du studio. Je le provoque :
- Ben alors Dany, t’as des problèmes à la maison ?
- Merci d’étaler ma vie privée à l’antenne.
- Estime toi heureux, je n’ai pas parlé de ton iel. Tu veux que je te dise ? Tu as loupé une vie de couple heureuse avec Clem. Tant pis pour toi. J’ai une photo de vous qui illustre ça. Mais je ne lui ai pas montrée. Et puis elle est heureuse maintenant, je ne voudrais pas tout gâcher. Tu as l’air fatigué.
- Oui, oui. En tous cas bien joué, c’était ma meilleure interview.
- Justement. C’est peut-être le moment de passer à autre chose. On n’a qu’à échanger. Tu me donnes ton studio et je te file mon appareil photo.
- D’accord, tu peux prendre Dolores aussi. Voilà la carte d’accès à l’appartement.
- Ok, tu peux prendre mes appareils photos. Voilà les clés de ma maison au bord de la plage à Laguna Beach. Ils sont sur place.
- Elle est sur place aussi.
- Parfait.
*
Je débarque chez Daniel. Iel est là.
- Salut Dolores, avec Dany on a échangé nos vies.
- Oui j’ai entendu l’émission. J’ai adoré.
- Merci. La prochaine ce sera Énola. Tu crois que je dois lui poser des questions ou simplement la laisser parler ?
- Ton concept est le meilleur. Juste sa voix à elle. Quitte à lui poser des questions avec des pancartes. Mais il ne faut pas lui faire de l’ombre, elle doit garder la parole à 100 %.
- Oui, tout à fait, je t’engage. On va gérer ça ensemble.
- Tu veux bien m’aider à me brosser les cheveux ?
- C’est des vrais ? Ce sont les tiens ? Comme ils sont beaux ! Doux, lisses et brillants. Je n’ai jamais un noir briller autant.
Et je commence à la pouponner. Ensuite on prépare à manger et on discute à table. Après je décide de changer des meubles de place. Elle m’aide. Elle est forte. Ensuite on se pose sur le canapé pour parler.
- Alors comme ça, ça se passe mal avec Daniel ?
- C’est mort même. Il ne supportait pas d’en avoir une plus petite que la mienne.
J’explose de rire.
- Non ? C’est vrai ?
- Oui ça lui faisait mal quand je lui mettais dans le…
- Et à part ton apparence, tu as quoi d’autre en femme.
- J’ai tout. Mais c’est l’ancien modèle, je suis d’origine terrienne et au lieu de jumeaux il y a eu les deux en même temps, moi, mais sans les attributs féminins locaux. Un bug dans les antennes sans doute.
- Et tu aimes les garçons.
- Ce sont plutôt eux qui m’aiment. En fait, je préfère les filles, demande à Clémence. Elle m’a adorée.
- Tu préfères les filles qui aiment aussi les filles ?
- Oui.
- Et avec les locales, tu arrives à rester au fond sans t’agiter ?
- Bien-sûr, et c’est même mieux.
- Je suis en train d’enregistrer, tu crois qu’on peut diffuser ça dans l’émission ?
- Non, je préfère ce que tu viens d’inventer, le monologue, on en apprend bien plus sur les gens comme ça je pense, ils vont plus loin, ils ne sont pas égarés par les questions de quelqu’un qui ne les connaît pas. Les sujets évoqués sont plus vrais et justes.
- Tu es sûre ? J’ai parlé de quoi en fait ? De lui. J’ai dit que c’était un gros nul.
Et on rigole.
- Et toi Coralie ? Tu aimes quoi ? Qui ?
- J’aimerais bien aimer et être aimée. Je suis complètement déconnectée des trois lettres. C’est nul. Je passe à côté de mon époque. Mais je suis jeune, ça viendra, un jour, je pense, chacun à son rythme, on a l’éternité devant nous.
- Tu as un frère jumeau ?
- Oui, il est à Westech, c’est lui qui m’a fabriqué mes outils de travail. On a eu une enfance heureuse ensemble, comme tous ceux de notre génération, on s’est beaucoup aimés, je n’en trouvé jamais un comme lui.
- Il fait peut-être que tu cherches autre chose alors, comme moi par exemple.
- Je demande à voir, tes attributs.
- D’accord, regarde.
Et iel baisse son collant et écarte ses magnifiques jambes. Je m’approche pour regarder de près.
- Je peux toucher ?
- Oui, doucement, sinon ça va m’exciter.
J’inspecte tout l’attirail.
- Et elles sont où ?
- À l’intérieur, heureusement, sinon elles auraient gêné.
Iel se rhabille.
- Maintenant que tout est clair, on peut devenir amies.
- Je pense qu’on l’est déjà.
- Tu as raison.
- On sort ? Ensemble ? Ou ça te dérange peut-être de t’afficher avec moi ?
- Oui, d’accord, je ne sais pas. Laisse-moi répondre à tes questions une par une.
Alors on sort vérifier ce qui se passe. Shopping, visite culturelle et promenade dans le Parc Central. Il fait froid, je m’accroche à elle. On se réfugie à la Brasserie pour une boisson chaude et sucrée. On est placées à une table romantique et elle pose sa main sur la mienne en frottant ses jambes sur les miennes et iel m’annonce :
- Je peux te faire connaître les trois lettres si tu veux, quand tu seras prête.
Elle me fait rire. Mais je lui avoue :
- Prête ou pas prête, j’en suis arrivée à un point où je suis surtout prête à tout, essayer.
Et elle se penche pour m’embrasser. Malheureusement je ne ressens rien. Alors je suis triste. La magie n’opère pas. Je bois ma théobromine pour me consoler.
*
- J’ai le syndrome du spectateur. Comme dirait Énola, je ne suis personne.
- Mais tu as un destin. Avec tes images. Ou les émissions.
Je ne peux pas lui répondre, j’ai sa différence plein la bouche. La pression devient forte, je le dé-gobe et je me plaque sur lui, je me suis préparée et ça rentre tout seul, je me plains un peu, ça tire, c’est gros, mais ça rentre, jusqu’au bout, et le fond de mon ventre prend le relais. Je me concentre mais je ne ressens rien. Iel gémit. C’est fini. Je pleure.
*
- Dolores, je me sens bizarre.
- Clémence m’a donnée du philtre. J’en ai mis dans le thé.
- Ça existe vraiment ?
- Qu’est ce que tu en penses ?
- Si ça marche, ce sera de l’Amour artificiel.
- Moi ça me va, Coralie, je ne me sens pas si naturel.le que ça.
Et cette fois-ci je ressens des choses, des sensations, des couleurs et une chaleur dans mon cœur. Qui reste, même après.
*
Je vais voir Clémence à la Training Room de l’Opéra. Je me pose sur un banc et j’attends qu’elle termine ses exercices. J’admire les moulures plafond. Je regarde les gouttes d’eau sur les vitres. J’ai l’impression que je suis en train de m’ouvrir, de m’épanouir, d’éclore. Elle me sort de mes rêveries :
- Alors, c’était bien ?
- C’était mieux. Tu n’a rien de plus fort.
Elle rit.
- C’est juste une question de dosage.
- C’est quoi exactement ?
- Ça vient de la Terre. Nos chimistes n’ont pas pu déterminer sa composition exacte ni avec quoi c’était fait. C’est une porte, Coralie, sur l’Invisible. Et les deux autres lettres sont la serrure et la clé.
- Comment tu l’as eu ?
- Je fais partie d’un cercle, d’une orbite haute. À mon niveau ce ne sont que des échantillons de démonstration mais ils sont déjà très efficaces. Pour aller sur une orbite plus basse, il faut être dans le cercle de Greta, chez Greta, avec Greta. Ce qu’elle prépare elle, est plus fort.
- Et au centre il y a quoi ?
- La Cathédrale. Mais il faut avoir la Foi.
- Je crois que je vais en rester là. Je vais déjà profiter de ce que je ressens. C’est nouveau, c’est puissant. Mais pas autant que mes premiers… émois.
- Ça l’est jamais Coralie. Il paraît qu’on va passer l’éternité à essayer de retrouver ces sensations primaires. Est ce que je peux vérifier quelque chose ?
- Oui, quoi ?
Elle s’approche de moi et m’embrasse tendrement sur la bouche, je ferme les yeux et nos langues se mélangent dans une douceur salée.
- Désolé pour la transpiration. Je crois que ça a marché. Tu es amoureuse. Tu en a le goût.
- Je t’aime ?
- Non idiote, Dolores.
- Je ne suis pas sûre, tu es tellement belle, et tu es mon premier modèle. C’est avec toi que j’ai commencé d’exister. Tu m’a définie. Tu m’as créée.
- C’est normal d’aimer sa Reine. Moi aussi je t’aime ma Coco. Tu es tellement talentueuse, douée, tu es la première qui m’a vraiment vue et tu as su me montrer à tous. Je peux dire exactement la même chose : c’est avec toi que j’ai commencé d’exister. Tu m’a définie. Tu m’as créée.
*
Me voilà donc embarquée dans une émission radio, en couple avec Dolores et meilleure amie de la Reine à se faire des chatouilles sous les draps.
- Dolores, tu as entendu parler de la conversion. Mais pas de sa technologie. Elle pourrait te corriger.
- On me le suggère à chaque fois que je passe à l’Hôpital ou à la Clinique Centrale. Mais je m’aime comme je suis. J’adore mon attribut de garçon, je le préfère à l’autre. Et j’adore mon apparence de fille. Et j’aime les filles. Mais je veux garder aussi ce qui fait de moi une fille car ce n’est pas désagréable de recevoir un garçon en soi. D’ailleurs, en ce moment même, j’ai mis l’un dans l’autre et je vibre de plaisir à longueur de journée. En espérant que je ne tombe pas enceinte de moi-même, mais les antennes veillent, comme sur les jumeaux, comme pour Aline et Willem. On est toutes sous contrôle, Coralie.
- Comment tu sais tout ça ?
- Le réseau D. Les déviants. On est tous en contact.
- Pourquoi tu me le dis ?
- Parce qu’on n’a pas le culte du secret et de toutes façons on est faciles à identifier. Quoi que, il y en a beaucoup qui désirent rester anonymes. Parce qu’ils n’assument pas. Mais quand on se sent différent et pas adapté au programme commun, ça fait du bien de se comprendre, en groupe. Ceux qui ont fusionné. Les Chevaliers de l’Apocalypse. Ceux qui ont des pouvoirs qui les dépassent. Moi. Etc. Le réseau D. On ne se jugent pas. On ne veut rien imposer. On veut juste s’accepter comme on est. C’est pour ça que j’ai toujours refusé une correction. Pour moi ce serait rentrer dans le rang, ne plus être moi-même, ne plus être ce qui me définit. Ce serait une façon de mourir. On a beau avoir des corps immortels, il y a plein de façon de disparaître. Ce n’est pas ce que je veux pour l’instant. Mais au moins j’ai ce pouvoir, cette liberté de pouvoir m’arrêter un jour, comme ça ou avec l’aide des Chevaliers s’il le faut.
- Je n’ai pas à savoir tout ça.
- Non mais tu peux le savoir. À toi on peut te le dire. Parce que tu es personne et que tu n’a pas de mauvais destin. Énola va t’expliquer. Quand tu feras son portrait de Déesse.
- Je me sens piégée dans toutes vos histoires. Je ne suis qu’une jeune photographe. Ce n’est pas mon problème. Je ne suis pas une divergente. J’aspire à une vie tranquille et simple et je me rends compte que ce n’est pas avec toi que je vais la passer. Même avec ton philtre.
Et je m’en vais en claquant la porte. Et je pleure, sur moi-même. J’appelle D-Rec :
- Dany, tu peux récupérer ta vie, je ne l’aime pas. Tu peux rester à l’Ouest aussi. Autant que tu veux.
- J’ai trouvé tes petites culottes. Tu portes vraiment ça ?
Le con, il essaye de me faire rire.
- Demande leur. Fais une interview. Tu peux même les porter si tu veux. Ou faire autre chose, avec.
- Qu’est ce qui s’est passé ? Il t’a sorti son baratin ?
- Avec un grand D.
- Mmmh… Il faut que tu dormes. Vire iel de l’appart.
- C’est lui qui m’a virée. Mais j’ai une cellule au couvent. Je dois faire le portrait de toutes les religieuses. Je vais d’abord vivre avec elle pendant quelques jours. Et toi, tu fais quoi ?
- Des promenades sur la plage. C’est dingue comme il fait chaud. Et ton chien me suit partout. Je lui raconte des tas de trucs. Je crois qu’il m’interviewe.
- C’est pas mon chien. Il a toujours été là. C’est le tien maintenant.
- Tu ne reviendras jamais ici, n’est-ce pas ?
- Non, jamais. Ma vie est ici, à Sylvania. Et toi ?
- J’en sais rien. Il me faudrait une raison pour rentrer.
- Et moi ? Je ne suis pas une raison ? Tu vas me laisser toute seule à pleurnicher ici ? Si ça se trouve je vais entrer au couvent photographe et en sortir bonne sœur.
- Mouias, en attendant je pense que tu vas bien t’amuser, on connaît leur réputation, avec toute leur discipline et leurs restrictions, elles ont besoin de temps en temps de se lâcher.
- Se lécher ?
Et on rigole.
- Va dormir, bonne nuit Coralie.
- Bonne nuit Dany. Bisou.
- Bisou.
*
Mère, Sœurs, sœurettes, je les suis discrètement dans leur quotidien et je fais plein d’images. Je dois mettre une tenue grise et un foulard noir pour pouvoir circuler librement pendant l’Office. J’ai même une grosse croix en bois sur ma poitrine, de bien belles images embarquées. Je mémorise toutes les chorégraphies et tous les chants. Marwah me donne des cours d’orgue. Je m’entraîne sur un morceau en particulier. « Holy Holy Holy ». Et après ça, les silences ne plus vides comme avant.
Le soir on s’appelle, comme un rituel, avant de s’endormir. Il demande :
- Alors ?
- Je crois que je crois en Dieu avec ma croix autour du cou.
- Autour du cul ?
- -Non elles sont très sages. Surtout la petite dernière, Lou. Et toi ?
- J’ai rencontré une fille sur la plage, elle avait l’air perdue. Elle ne parle pas beaucoup. Elle est si blonde, si claire, elle se confond avec le sable et le soleil. C’est peut-être un mirage. Ou un fantôme. Elle a l’air de faire partie des lieux. Mais elle est réelle, ton chien la voit. Elle joue avec lui.
- C’est Mia, il y a un portrait d’elle dans le salon près de la fenêtre. C’est la fille de Clara qui était sourde sur Terre. Maintenant elle entend. Clara eu cet enfant par un procédé étrange, avec Greta. Mia a été conçue sur Terre, c’est une terrienne.
- Tu es sûre ?
- Oui, j’ai vérifié.
- -Comment ça, vérifié ?
- On avait un petit jeu de plage. On se mettait debout l’une face à l’autre et la première qui s’écroulait de plaisir sur le sable avait perdu. J’avais ma main dans sa culotte et la sienne dans la mienne.
Rires.
- Mais elle n’a pas l’air adulte.
- Comme Greta. Et comme Greta elle est douée, un peu surdouée, obsessionnelle. Elle écrit des poèmes que personne ne comprend. Ils sont étudiés à l’école des arts. Il y en a un derrière son portrait dans le salon. Une sorte de dédicace. Je crois qu’elle parle de moi. Elle est très sensible, elle voit des choses que personne ne voit. On est tous des aveugles dans son monde. La communication est difficile.
- Je comprends maintenant pourquoi elle me tourne autour en me pointant avec un bâton, avec un regard perdu dans le vide. Mais dès que le chien approche, elle lui jette le bâton et se met à rire. C’est flippant.
- Je crois qu’elle t’aime bien. Elle va sûrement écrire sur toi, te percer à jour.
*
- Elle est venue aujourd’hui. Le chien l’a ramenée ou c’est elle qui a ramené le chien. Elle connaît bien ta maison. Je lui ai fait un cocktail. Et elle est repartie.
- Qu’est-ce qu’elle a dit ?
- Rien. J’aurais peut-être dû lui parler. Je n’ai rien dit non plus. Aucune question.
- Comme avec moi à l’interview.
- Sauf que toi tu as parlé cinq minutes.
- Parle lui. C’est peut-être ça qu’elle attend. Que tu lui parles.
*
- Elle a eu peur.
- Qu’est que tu as dit ?
- J’ai dit : « Mia ? »
- Et ?
- Elle est partie. Elle avait l’air pressée.
*
- Tu avais raison, elle a écrit sur moi.
- Vraiment ?
- Oui elle a pris un feutre et elle a écrit sur mes fesses en riant.
- Quoi ?
- Elle est venue, sans rien dire comme d’habitude. Elle a traîné dans la maison. Ensuite elle est venue m’aider à réparer la barrière blanche près du préau. Ensuite on est rentrés prendre le goûter. Elle a mangé une part de gâteau à la théobromine et elle a bu un jus d’agrumes. Ça lui a fait de l’effet, elle m’a sauté dessus et elle m’a chevauché à même le sol dans la cuisine sur le carrelage froid. Elle était chaude, et douce. Et tu as raison, c’est une vraie terrienne. Ma première. Elle est toujours là. Elle dort, à côté, dans le lit. Je crois qu’elle va rester.
- Et qu’est ce qu’elle a dit ?
- Rien. On n’a pas parlé. En fait on n’a pas besoin de parler pour communiquer. C’est comme une grande leçon pour moi.
- Et qu’est ce qu’elle a écrit ?
- Je t’envoie la photo de mes fesses.
- T’es fou ? Non, lis-moi.
- « L’amour avec et sans les mots ».
- Alors arrête de me parler et rejoins-la dans mon lit. Bonne nuit Dany.
Et je raccroche sans lui laisser dire un mot. J’éteins mon monolithe et je le range dans le tiroir. Je suis jalouse. De lui. D’elle. D’eux. Ce n’est vraiment pas le lieu ni le moment. Alors je me concentre sur mon reportage ici, à la Congrégation.
*
- Coralie, tu dois y aller. Énola t’a réclamée. J’ai ordre de te libérer. Tu as pu faire ce que tu voulais ?
- J’ai fini il y a plusieurs jours déjà. Je me suis prise au jeu. J’ai trouvé ma place.
- Oui, tu vas nous manquer. Tu peux revenir quand tu veux. Il faut juste que je trouve un statut et un nom à ta tenue. Tu es une sœur contemplative. Une moniale donc. Sœur moniale Coralie.
- Merci ma Mère.
- Bon courage avec Énola, attention elle ne veut pas qu’on l’appelle Dieu, juste « la nouvelle déesse ».
- La nouvelle D.S. ? Directrice Spirituelle.
- Oui elle fait ça pour nous charrier.
*
À peine sortie de la Congrégation, mon mono sonne.
- Putain ! Coralie, tu m’as manquée.
- Un peu de retenue Daniel, tu t’adresses à Sœur moniale Coralie. Je t’écoute mon frère, quelle est ta confession ?
- Quoi ? Euh… En fait, on ne se parle toujours pas avec Mia. Pas besoin. On a juste une relation vraie, sans les mots et ce qu’ils impliquent. Et sans, on arrive à se comprendre, parfaitement, mieux même je pense. On vit ensemble maintenant, chez toi, avec ton chien. Avec lui aussi, pas besoin de mots. Juste des caresses. Comme avec elle. J’ai décidé de rester dans le silence de l’Ouest.
- Moi j’ai décidé de rester dans le bruit de l’Est. Si tu écoutes ta prochaine émission, tu risque d’être surpris.
- Non, pas de radio ici. Les mots ne sont juste autorisés qu’à l’écrit.
- Bien, soit heureux dans ta nouvelle vie, Dany. Bisous.
- Bisous Coco, merci.
*
J’ai rendez-vous au Club House. Elle est là, en tenue, elle m’attend.
- Bonjour Coralie, merci d’être venue.
- Je suis toute à toi. Dis-moi. Comment tu vois les choses ?
- Et bien, je vis avec un personnage plus intéressant que moi, Marielle et je joue au tennis, mal. Sinon je suis la nounou de Pierrick et je m’occupe d’une petite cochonne dans le jardin.
- Et le réseau C ? Et ton combat contre les chevaliers ?
- Si je succède à Greta, je ne peux pas me permettre d’être aussi politisée que ça.
- C’est ton histoire Énola. Tu n’es pas personne. Tu as un destin.
- Oui j’ai échouée dans ma propre religion, tu te rends compte ? Mais fini de se lamenter, on passe aux vestiaires, j’ai une tenue pour toi. Tu changes de rôle. Quelque chose de plus léger, moins spirituel.
Et elle m’apprends à jouer. En fait elle veut juste qu’on devienne amies. Et qu’on parle plus qu’autre chose. Elle veut que je comprenne toute seule que ce n’est pas possible. Elle veut que je refuse de faire un reportage sur elle.
- Mais tu veux quoi alors ?
- Juste un portrait. À la Basilique, dans une de ses chapelles intérieure. Quelque chose d’intimiste et solennel, comme une confession. Et après je vois bien un truc bien tape à l’œil au Vatican. Mais pas plus à l’Ouest, je déteste cette grande Cathédrale. Tu crois que je peux la faire raser ?
Et on part en fous rires.
*
- Alors ?
- Ça n’a rien à voir.
- Il y en a une pour l’Est et il y en a une pour l’Ouest.
- -C’est clair.
On écarte les images du Vatican et on se concentre sur celles de la Basilique.
- En fait, j’en ai toute une série. Même une où tu es encore plus dans la pénombre, de trois-quart dos, avec juste ton visage éclairé par les cierges et tu regardes dans le vide, comme perdue, avec la bouche un peu ouverte. Regarde.
- Mais il y a une croix dans le champ.
- Oui, sur un point de force en plus.
- C’est pas dans le cahier des charges. Mais ça amène plus de force, c’est certain. Surtout avec mon attitude. C’est extraordinaire, c’est vraiment fabuleux Coralie. Quel talent !
C’est là que je lui en montre une autre, beaucoup plus puissante. Elle fait un bond en arrière.
- Je sais que c’est trop. Tous les points de force sont pris. Mais c’est ce regard que je voulais. C’est quand je t’ai dit que je ne portais pas de culotte et que je t’ai montré.
- J’ai réussi à rester concentrée. D’accord, si l’histoire de l’image reste entre nous. En fait je valide tout. Même celles que j’ai pas vues. Je te fais confiance Coralie. Mais j’ai une requête. C’est un tatouage cette forme de croix autour de ...?
- C’est les sœurettes. Elles se sont un peu amuser. Elles sont coquines. C’est temporaire mais ça dure longtemps. Je veux bien te le faire mais quand Marielle va voir ça, elle va se demander qui te l’a faite et pourquoi.
- Je lui dirai que toutes les religieuses locales ont ça. Et pour les terriennes ?
- On leur taille les poils. C’est d’elles que leur sont venu l’idée de se le faire aussi. Mais nous on est plus au centre, de la croix. Les terriennes ne font qu’indiquer la direction à suivre avec le bas de la croix.
- Tu as des images ?
- Bien-sûr.
Et je lui montre. Et elle pose sa main sur ma cuisse. On se regarde. Elle m’embrasse. Je pose ma main sur son visage. Et je lui demande :
- Ferme les yeux.
Je lui embrasse les paupières une à une sur ses yeux fermés et je lui explique :
- Je prête allégeance.
*
Je déambule dans la Cathédrale. C’est majestueux. Bien éclairé. L’odeur est particulière, une odeur de pierre, de vieille pierre. La Chapelle Victoria est impressionnante, elle se voit de loin. De près c’est spectaculaire avec ces deux belles statut et ce portrait énorme de la Reine Frances. Mince… Qui a peint ça ? Il va falloir que je fasse aussi bien en photo. Ou alors j’utilise celle du Vatican. Mais non finalement ça ne va pas du tout avec l’esprit des lieux. Celles de ma Basilique sont plus adaptées. Ils arrivent derrière moi. Elle est accrochée à lui. On se fait la bise, sans rien dire. Mia le lâche et entre dans la Chapelle Victoria pour aller regarder de près la statut de sa mère. Et avec Dany on murmure :
- Tu as réussi à l’amener ici ? Bravo. Je ne sais pas si elle a quitté un jour Laguna Beach.
- En fait elle me suit partout. Elle est de plus en plus tendre et proche. Je fais partie de son univers. Je crois même qu’elle a besoin de moi.
- Tu n’en est pas sûr ?
- On n’est jamais sûrs de rien, en tout cas sans dialogue et sans mots j’ai l’impression qu’il y a moins d’ambiguïté.
- Elle est plus belle que dans mes souvenirs.
- Elle suit un traitement, elle prend des formes, de la force et elle grandit un peu.
- Elle veut un bébé c’est ça ? C’est dingue… Je suis vraiment heureuse pour elle. C’est juste dommage qu’elle soit tombée sur toi. Je ne comprends pas, je la connais, je te connais, votre couple ne devrait logiquement pas exister. Va la rejoindre, je vais vous prendre en photo avec Greta. J’en fais quelques unes sur le vif et ensuite je les place. Magnifique. Comme ils sont beaux l’un avec l’autre, l’une contre lui. Incroyable. Pas autant que la dernière image. Ils s’embrassent. Le baiser de la Chapelle Victoria. On ne les reconnaît pas. Ils sont entre les deux statuts dans un décor magnifique. J’ai capturé l’Amour à l’état pur. Lui qui faisait parler tout le monde, il est tombé en amour avec une muette qui lui a cloué le bec. Dans son regard à lui je ne vois pas grand-chose, tout est caché à l’intérieur, mais elle, qui ne dit rien, s’exprime avec un regard d’Amour assourdissant envers son homme, à se boucher les oreilles en regardant l’image. Quand je vois ça, je sais qu’on ne peut rien contre ça. Elle est trop forte la fille à Greta. Et c’est la fille de Clara, double effet qui se coule dans l’Invisible. Le philtre, c’est de la gnognotte à côté de ce que je vois. En fait, je crois que je peux aller me recoucher. J’ai fait la photo parfaite. Ma carrière s’arrête là. Il n’y a pas le baiser mais on sent qu’ils viennent de s’embrasser et qu’ils se regardent pour se dire qu’ils s’aiment, sans parler, sans un mot, sans un silence assourdissant. Quand je les vois je me sens vraiment minable et toute ma civilisation futile, dans l’erreur, qui n’a rien compris. Il suffit de les regarder pour comprendre qu’on fait tous fausse route avec nos conventions sociales de mensonge organisé. La vérité est devant moi. Et elle ne se prouve pas, elle s’éprouve.
*
À chaque reportage je sens que c’est le dernier, je fais comme si c’était le dernier. Et cette fois-ci il n’y a pas de prochain. Me voilà seule face à mon destin inconnu. Daniel aussi était arrivé au bout. Il n’a posé aucune question à sa dernière interview. Et il est parti dans le néant de l’Ouest, pour se trouver, et il s’est trouvé dans les yeux de Mia. Et maintenant il est heureux, ils sont heureux et ils vont faire un bébé, chez moi, à Laguna Beach, lui, avec ma copine de plage, moi, sa dernière invitée à son émission. Et je ne peux plus continuer. Je m’implique trop dans mes photos. Je ne reste plus spectatrice. Je vais à l’encontre de mon éthique. Alors j’arrête. Sur cette dernière image. Sur ce dernier regard. Elle regarde l’homme que j’aurais voulu avoir, à qui j’ai tout donné, ma maison et mon cœur. Dans la puissance de son regard je sens que j’ai tout perdu. Mais tant mieux pour lui. Avec lui l’Amour n’aurait pas duré. Avec elle il est tranquille pour l’éternité. Ils ont une relation unique qui fonctionne et où il n’y a aucun exemple d’échec. Et ça se sent. Et c’est là qu’il fallait réussir cette image. Dans la Cathédrale. Dans la Chapelle Victoria. Entre les statuts de Jeanne et Greta, sa mère à elle, Dieu. Et je regarde le soleil se lever. Je laisse mes pensées se réveiller. Aujourd’hui est le premier jour du reste de mon existence éternelle. Dans ce monde où l’espèce humaine évolue vers la disparition de son genre mâle, sur sa troisième planète à essayer de ne pas détruire. En attendant je peux encore être une fille de mon époque, il reste assez de garçons à rencontrer. Un local de préférence. Et j’ai chopé le virus, de la maternité, sans doute à la Congrégation. Là-bas c’est sous entendu partout, dans les textes, dans les chants, dans les prières, dans les bénédictions de l’Office. Sans oublier les antennes. J’ai réalisé ce que je voulais faire, je suis maintenant disponible. Et je ne vais pas aller me perdre dans les lieux de rencontre superficiels ou commander un agent reproducteur, je ne vais pas confier mon profil à la science pour trouver le compagnon idéal, je vais directement demander à la source. Greta. Elle est encore Dieu en titre, non ?
*
- Non Coralie, la Messe est dite depuis qu’elle s’est téléportée avec la petite cochonne. Cette histoire est déjà inscrite dans la B4. C’est un texte officiel mais je peux te donner ma vraie version des faits. Je n’ai transmis à Énola, aucun pouvoir divin. J’ai croisé énormément de locaux sur cette planète et elle est la seule en qui j’ai senti une puissance invisible. Je l’ai juste réveillée. Tout était déjà en elle. Je ne suis pas la seule à l’avoir repérée. Aurélie, le Réseau C, les Chevaliers de l’Apocalypse etc. Surtout eux, ils sont à prendre au sérieux. Ce ne sont pas des amis mais ce ne sont pas des ennemis non plus. Ce sont des collègues à respecter. Mais Énola t’expliquera ça mieux que moi. Il paraît que tu lui a prêté allégeance ? Moi je n’ai pas eu cet honneur...
- Mais Greta, ce ne sont pas mes affaires tout ça. Je cherche juste un mec avec qui me mettre en couple pour faire un bébé.
- Et comme le dit si bien Énola, tu es personne et tu n’as pas de destin. Mais je sens quelque chose en toi aussi Coralie. Et si tu es devenue une Sœur moniale, ce n’est pas hasard. C’était déjà en toi aussi. Tu sais, ici à la Caserne, ma porte est toujours ouverte et tout le monde peut venir me rencontrer. Aucune d’entre elles n’est venue par hasard. Ton chemin est celui d’Énola. Elle a besoin de constituer son premier cercle. Tu en fais partie.
N’importe quoi ! Je suis contrariée.
- Greta je voulais simplement une existence simple dans l’éternel.
- Tu l’as dit. Écoute toi. Coralie, il ne faut pas forcer les choses. Laisse les venir à toi. En fait, vas-y, engage toi dans l’équipe de la D.S. mais sans rien en attendre. Avec cet état d’esprit, tu ne seras jamais déçue. Et à la fin, tu pourras dire : « La religion ? Je n’en attendais absolument rien. Et au final, elle m’a tout donné. » Dans ce milieu, il n’y a rien de pire que les passionnés qui n’arrivent pas à leur fin et qui errent aigris dans les couloirs du Vatican 4. Toi, tu as tous les atouts pour réussir et le principal c’est que tu n’as pas la Foi. C’est des filles comme toi dont Énola a besoin.
Bordel ! Elle est forte. Je la serre dans mes bras :
- Merci Greta, je t’aime, sans allégeance.
Et je l’embrasse, et elle me prend ma main pour la mettre sur son ventre. Ça bouge à l’intérieur. Même Mona-Lisa est d’accord. Je cours à la Basilique, je me change et j’arrive juste à temps pour remplacer Marwah à l’orgue et chanter ma nouvelle vie. Et à la fin de l’Office, ma Mère et mes Sœurs viennent me faire un câlin général et m’embrasser. On fait toujours un petit pot de la spiritualité après. Et Adé m’avoue :
- Coralie, tu fais l’unanimité, dans la Congrégation, avec Greta et avec Énola. Et si le Vatican 4 savait que tu existais, ils ne chercheraient plus à t’inventer. Je dois dire que je suis assez fière de moi de t’avoir déguisée. Mais on y a toutes mis du nôtre pour te créer, même Greta. Maintenant c’est à Énola de jouer. Qu’est ce qu’elle va faire de toi ?
*
- Ma porte parole. C’est beau non, comme titre ? Tu vois je parle déjà comme une déesse. Mais bon, je ne suis pas une bonne oratrice, alors moins j’en dirai, mieux ce sera.
- Mais je viens du monde de l’image, pas du texte.
- Comme ça on est deux à être novices dans la fonction. Ne t’inquiète pas, c’est l’habit qui fait la moniale.
- Très drôle.
- Au fait, super ton émission. L’idée d’une Messe à la radio, c’est puissant.
- Et c’est moi qui jouait de l’orgue.
- Wouaaah… Allez, on va travailler ton revers maintenant.
On joue, on rigole, on passe aux vestiaires et on va au Club House main dans la main. Et puis on se pose et on discute vraiment, de fille à fille.
- Tu te souviens de mon émission, il n’y a que moi qui parlait.
- Un super exercice, tu vois tu as les capacités pour porte parole.
- Non, sérieusement Énola. C’était ma rencontre avec Daniel. Il était au bout du rouleau, vulnérable. Je me disais que c’était peut-être possible avec lui alors je l’ai accroché. On a échangé nos vies, je l’ai envoyé chez moi à Laguna et j’ai pris son appart et son studio. Un truc de dingues. On partageait un truc. On s’appelait tous les soirs pour faire le point avant de dormir. Et puis il est tombé sur une de mes copines sur la plage et c’est fini. Il se sont plus. Ils sont ensemble. Je les ai même photographié. La plus belle photo de toute ma carrière. Tu te rends compte du message, de la signification de tout çà ? Du coup ça a été la dernière, photo. Terminé. Ça m’a… anéanti.
Et je pleure. Énola est un peu gênée. Elle ne sait pas quoi faire. Elle prend ma main.
- Ma pauvre petite Coralie. Tu veux que j’intervienne ?
- Non Énola, je suis heureuse pour lui et pour elle, pour eux, ils sont magnifiques. Je suis juste triste, pour moi. Et il ne faut surtout pas intervenir, elle est trop importante pour ça, l’autre fille, c’est Mia.
- C’est qui Mia ?
- Mia Thunberg, la fille qu’elle a eu avec Clara. Elle est très … spéciale en plus. À toi, raconte moi un truc glauque.
Je sèche mes larmes. Elle réfléchit.
- Moi aussi je laisse tomber, le tennis. Je n’ai jamais été douée mais c’est ce qui me définissait. Entre autres activités. J’étais une pute, pour filles, c’est comme çà que j’ai rencontré Aurélie et que j’ai été approchée par le Réseau C. Tu crois que je peux leur imposer de s’appeler le Réseau Chrétien ? J’ai aimé ça, être une pute. Il y a des garçons qui me louaient pour me regarder faire avec leur amie. Il y en a un paquet qui peuvent dire : « J’ai demandé à Dieu de forniquer avec ma copine et je les ai regardé faire. » Ou alors ils doivent avoir peur de perdre la vue à l’instant où ils prononcent ces mots. Mais bon, un jour je l’ai fait avec une fille et au milieu de nos ébats le garçon est venu m’arrêter. Il m’a pris le bras. Je sens encore la pression de sa main. C’était mon frère, jumeau. J’ai vu le dégoût et la honte dans son regard. C’était la dernière fois que je le voyais. Il fait partie des victimes des Chevaliers de l’Apocalypse, le suicide collectif. Sa copine y est passée aussi. Je faisais partie du Réseau C. J’étais une cible. Je me sens coupable, il aurait peut-être agi différemment sans cet incident.
Mon Dieu. Et moi qui pleurniche pour mes petits malheurs. Je lui prends la main. Elle est émue. Je lui envoie ce qu’elle ne veut pas entendre, pour la choquer :
- Tout est ta faute Énola.
Elle me regarde avec ses grands yeux embués et elle me croit. Je continue :
- Tout est ta faute Énola ?
Là le doute s’installe dans son regard et elle finit par faire non de la tête. Des larmes coulent sur ses joues. Je lui prend le visage et je les embrasse. Je lui murmure :
- Tu es pardonnée, ma Déesse.
- Tu peux faire ça ? Me pardonner ?
Et elle explose en pleurs.
- Énola, je suis ta Sœur moniale, je peux tout pardonner, tout te pardonner. Je peux même marier Daniel et Mia, tu te rends compte ? C’est moi qui devrait pleurer.
Et elle rit. Elle se calme. Elle respire.
- Merci ma Sœur. Je me sens plus légère maintenant.
- Tu m’étonnes ! Je ne porte pas que ta parole, je porte ta peine aussi. Je l’emporte avec moi, je vais la cacher et tu ne sauras jamais où la retrouver. Donne moi quelque chose de lui.
Elle détache la chaîne de son cou. Il y a un nom au milieu : Charlie. Je tends la main. Elle pose délicatement le tout dans ma paume. Je ferme mes doigts dessus. Elle embrasse mon poing et je pars rapidement. Je vais confier ça à Adé. Il y aura une plaque de plus dans le champ derrière la Chapelle au Village.
*
Tout le monde rentre chez soi aimer son partenaire ou presque. Moi je n’ai même pas le presque. Et je n’ai pas envie de rester dans son appartement. Alors je retourne à la Congrégation. En passant devant la Bibliothèque je vois qu’il y a de la lumière. Je regarde, c’est Lou.
- -Salut Lou, il est tard, il faut faire dodo.
- Bonsoir ma sœur. J’ai presque terminé. C’est le 27e livre.
- Ancien Testament ?
- Non je suis passé au nouveau.
- Justement, tu vois, Énola et moi on est nouvelles dans le milieu et on y comprend rien à toutes ces histoires. Il nous faudrait un coach, comme toi, pour nous guider.
- Marion est toute à faite disponible pour assumer ce rôle.
- Oui, sauf que on sait toutes que c’est toi la meilleure.
- Je n’ai même pas encore prêté serment.
- Moi non plus. Je te parle du premier cercle.
- Justement, c’est une décision trop importante pour moi, c’est à ma tutrice de décider.
- Tu as raison, désolé, bonne nuit. Mais tu vois, toi tu sais. Nous, non.
Et je pars m’enfermer dans ma cellule.
*
Je passe à la boutique NZO où Enzo de ma promo de sculpteur à l’École des Arts m’a préparé une surprise :
- Voilà, le scan a bien marché. J’ai fait comme tu as dis, du gris à 18 %, même sur la coiffe avec un bandeau noir sur les bords. Pour la tenue, c’est col blanc et la jupe est noire aussi.
- C’est très élégant.
- Attends de la voir sur toi.
Elle est magnifique. Je suis magnifique.
- Et la croix ?
- Plus fine et plus sobre, couleur bois foncé, discrète mais elle ressort bien sur le gris neutre.
- Enzo, tu es un génie.
Je lui saute au cou et je l’embrasse sur la joue. Il est un peu gêné.
- Merci Coralie. Mais ce n’est pas tout. Ça m’a inspiré et j’ai décliné toute ta garde robe civile aussi.
Les placards s’ouvrent et ils sont là tous étalés. Du pyjama à la tenue d’hiver avec des gants, des chapeaux, des bonnets jusqu’aux sous-vêtements.
- Je ne sais pas quoi dire.
- Je suis aussi en train de travailler sur les collections des sœurettes, des Sœurs et de Mère supérieure. Mais là il faut qu’on travaille ensemble sur les codes couleur.
- Te voilà le couturier officiel de la Congrégation. Pourquoi tu fais tout çà Enzo ? Tu crois en Dieu, c’est ça ? Tu as trouvé la Foi.
- Non, je fais ça juste pour toi Coralie. Parce que je t’aime bien. Depuis toujours.
- Moi aussi je t’aime bien c’est pour ça que je suis venu te voir, pour ça et aussi parce que tu as beaucoup de talent. Bon, il n’y a pas de motifs sur tes vêtements et les couleurs sont criardes mais j’ai bien aimé ta collection pastel, j’ai senti que cette sobriété était adéquate à ce qu’on devait porter nous, les religieuses et j’avais hâte de voir ce que ça allait donner avec ce gris. Je ne suis pas déçue. Alors comme ça tu m’aimes bien depuis toujours ? Tu sais, je suis Sœur moniale mais il n’est pas trop tard. On a le droit d’être accompagnée dans l’éternité. Depuis quand tu m’envisages sérieusement ?
- Depuis que je t’ai vue pour la première fois en tenue.
- Le prestige de l’uniforme.
- Surtout celui-ci, le symbole de l’interdit qui dit que c’est trop tard, son cœur est pris par Dieu.
Je l’écoute à peine, je m’admire. Je croise son regard dans le miroir. Je crois qu’il attend une réponse. C’était quoi la question ? Il me prend le bras et me retourne. Sa main glisse sur mes hanches et il me tire à lui. Je sens ses lèvres sur les miennes et je me raidis, puis je me détends. Mais je ne bouge pas, je ne fais rien, je garde même les yeux ouverts. J’attends qu’il termine.
- Ça va Enzo ?
- Ça ne te fais rien ?
- Je suis désolée, j’en suis la première surprise. En plus je suis en chasse en ce moment. Je rêve d’avoir un partenaire pour l’éternité et faire des enfants. Mais là, malheureusement, je ne sens rien. Mais tu veux que je te dise ? Tant pis. D’accord. Vivons ensemble. Et puis on a la collection C de NZO à finaliser. Voilà les règles : tu as le droit de m’embrasser, de me toucher, de me caresser et plus si affinité.
Et puis je me tais. Je sens quelque chose en moi. Ça se réveille. Ça m’inonde. Je le regarde en silence.
- Coralie ? Ça va ? Tu ne dis plus rien.
Je n’ai rien absorbé. Et ce n’était pas le goût du philtre. Il faut que je vérifie, alors je l’embrasse. Et je vois en moi. Et je vois en lui. Et je vois en nous.
- Je suis désolée, j’en suis la première surprise. J’ai un partenaire pour l’éternité et faire des enfants. Et tu veux que je te dise ? C’est toi Enzo.
- D’accord. Vivons ensemble. Et puis on a ma collection à finaliser. Voici les règles : on s’aime et puis c’est tout, sans se poser de questions.
- Oui, pas de questions, pas de réponses, c’est exactement ce qu’il me faut, ce qu’il me manque.
- Je veux bien combler tous tes manques.
Je me fige. Voilà. Ça y est. On y est. Un homme m’a dit ça. Il ne faut pas que je merde sur ce coup. Mais il faut que je sache.
*
- Énola ? C’est toi qui a fait tout ça ?
- Je n’ai rien fait du tout. Tout était déjà là, en place, en lui et en toi. Et c’est toi qui est allée le voir pour ta tenue. Tu t’es subitement rappelée de lui. Alors que des couturiers il y en a plein d’autres dans la ville.
- Oui mais lui, on s’entendait bien à l’école.
- Il avait déjà des vues sur toi. Il a été patient. Il a eu raison. Il a attendue que tu sois prête. C’est une grande forme d’Amour, une grande Force.
- Et toi, comment on va t’habiller ? Les déesses sont presque toute nue en général, non ?
- Pourquoi pas mais il n’y a pas grand-chose à voir. Je me vois bien avec un grand drap blanc comme quand je sors d’un lit après l’amour que je me couvre de la honte souillée de mes extases en cherchant mes vêtements, mais il faut que je m’entraîne à ne pas marcher dessus. Ça ferait un lien avec ma vie d’avant.
- Ou alors une robe légère blanche perlée, immaculée. Ce serait ton dress code. Tout en blanc. Une déesse pure.
- Tu crois ? Mais je suis brune, je serais mieux en noir. Comme une personne sans destin.
- Et si on le laissait choisir, lui ?
*
Le matin je me réveille dans son grand hangar froid. Je suis encore sur lui, il est encore en moi. Je me tortille pour le réveiller et on se reconnecte dans notre plaisir avant de se libérer enfin. On prend le petit déjeuner sur une grande table en bois.
- Pour une fois j’aimerais imposer mon style. Énola, ce n’est pas la Congrégation, ni le Vatican 4, ni les illuminés de l’Ouest avec leur Cathédrale. Il faut donc se démarquer. De la couleur. Pas de pastel. Tout en lapis-lazuli, le bleu de la Vierge Marie dans la B2.
- Mais c’est une super idée. Tu l’as eue quand ? On a fait aucune pause de travail depuis hier soir.
- J’ai eu cette vision quand je me suis évanoui en toi mon Amour.
- Pendant l’extase tu penses à Énola.
- Non, je rentre en contact avec l’Absolu. Tu es mon absolue Coralie.
- Veux-tu m’épouser ? Je peux nous marier tu sais.
Il me tend sa main. Je lui donne la mienne. Il me met une bague au doigt. Il y a une pierre précieuse, bleue.
- C’est une lapus-lazuli. Je suis ton homme, tu es ma femme.
C’est le plus beau moment de mon éternité, une éternité où je ne serai plus jamais seule.
- Mon homme, je n’ai rien à te donner, moi.
- Si. Un bébé.
Je me jette sur lui par dessus la table pour l’embrasser. Et je descends sur lui pour aller vérifier le matériel avec ma bouche et goûter sa semence magique qui est peut-être déjà en train de prospérer dans mon ventre. On se retrouve ensuite sous la table et je commence à lui parler :
- Tu as bien fait d’attendre. J’ai bien fait de te repousser à l’école. Je t’ai repoussé ?
- Tu envoyais balader tout le monde, tu étais concentrée sur ton avenir artistique.
Ça me fait rire maintenant.
- J’ai bien fait. On en serait pas là aujourd’hui. Il fallait que je fasse mon chemin. Et toi ?
- Tu as loupé l’Office.
- Tu crois qu’ils vont me virer ?
- Tout ce travail pour rien… Tant pis, je retoucherai la Collection pour ta successeuse.
- Et toi ? Enzo ? Ton chemin.
- J’ai fait beaucoup moins d’erreurs que toi.
Il me fait rire.
- C’est bien vu. Quelle franchise ! En fait, je veux juste savoir combien il y en a eu.
- Autant que de collection privée.
Je me relève pour mieux le regarder et je me cogne contre la table, ça le fait rire.
- Aïe. En fait je fais partie de ta collection aussi ?
- En fait chaque collection privée provoque une collection publique. Il y a ma sérié aux couleurs criardes et ma série aux couleurs pastel.
- Et maintenant la série religieuses. Toujours unies. Je suis donc la troisième. Tu es mon troisième aussi. Enfin je crois, sans compter les filles bien-sûr. Sans compter celui que je n’ai jamais réussi à avoir. On était pourtant tellement proches, et je l’ai perdu.
Et il m’embrasse, et il me touche, et ses doigt entre en moi, et je fonds. Mais je ne veux pas terminer sur mes derniers mots, il mérite mieux, alors entre deux essoufflements, je râle :
- Et je t’ai gagné, et tu m’as gagnée, et tu m’as mis la bague au doigt et un bébé dans le ventre, il sera la preuve vivante de notre Amour pour toujours.
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