Chapitre 3
- Alors tu rêves ? fit Patricia, l’hôtesse de nuit, dans un éclat de rire. Je prends le relais ! Bonne soirée et à demain !
Esther ne s’était pas rendue compte que l’obscurité avait complètement envahi le ciel. Devant le complexe hôtelier, réverbères et projecteurs défiaient vaniteusement la pénombre de leurs mornes éclats électriques, camouflant les étoiles par leur pompeuse prétention. Avec un sourire reconnaissant, elle rendit à Patricia ses politesses avant de rassembler fébrilement ses affaires. Elle avait beau ne pas avoir fait grand-chose de productif, elle se sentait épuisée, vidée de sa substance.Une fois dehors, la brise fraîche et les embruns salés portés par la nuit la rassérénèrent quelque peu. Tout en cheminant vers son appartement, son esprit vagabonda à nouveau vers l’homme en costume clair. Il ne devait pas être si riche que ça, finalement. Il payait sans hésiter les sommes exorbitantes de la location de la chambre et octroyait de généreux bonus au personnel, mais c’était bien tout. Pas de luxueux dîners au restaurant de l’hôtel, pas d’extra exubérant. Elle avait de surcroît noté quelques détails révélateurs. Ses costumes étaient certes élégants et impeccablement coupés, mais un peu élimés, comme usés par les années. Toujours les mêmes ensembles d’ailleurs, tout comme la jeune femme et ses petites robes blanches, portées sans aucun bijou pour les égayer. Cela collait bien avec sa théorie du prince de sang couvert de l’opprobre familiale, et elle se mit à glousser toute seule dans la rue déserte. Elle s’arrêta un moment devant une échoppe à la devanture bardée de planche de bois, le temps de s’allumer une cigarette. Elle avait plusieurs fois tenté de mettre fin à son vice, mais la prise de poids inhérente à l’arrêt de la nicotine la décourageait toujours rapidement. Elle reprit sa marche, crachotant ponctuellement des petites bouffées de fumée qui s’effilochaient dans son sillage. Elle se demandait tout de même ce que pouvait bien faire le couple toute la journée. Ils partaient à l’aurore, et ne revenaient qu’à la nuit tombée. En terminant plus tôt il y a trois ans de cela, elle les avait surpris à plusieurs reprises, deux silhouettes immobiles sur la plage, contemplant l’immensité de l’océan qui s’étalait devant eux. Pas très festif comme vacances. Esther jeta le mégot au pied de son immeuble, et entama en soufflant comme un bœuf l’ascension des quatre étages. Elle déverrouilla sa porte d’un coup de clé, rejoignit à grand pas son salon et jeta son sac sur le canapé avant de s’y vautrer, le dos fourbu. Elle mit en route son téléviseur, plus pour diminuer l’impression de solitude que par intérêt. Le silence l’indisposait, il soulignait par trop le vide de son petit deux pièces. Croisant son reflet dans un miroir appuyé contre le mur, elle détourna immédiatement le regard. Sous ses joues rosies par l’effort de la montée s’affichaient sans gloire les derniers brasillements de sa jeunesse fanée. Elle n’avait jamais été particulièrement jolie, mais le cycle cruel des années la chagrinait de plus en plus, et elle assistait impuissante à l’écroulement de son corps. « Le secret, c’est le charme ! » lui martelait sa mère autrefois. Comme si elle en avait déjà été dotée. Elle hésita un instant à appeler un ami – qui donc lui répondrait en vérité ? –, mais finit par s’endormir devant une série américaine traitant d’un duo dynamique de sympathiques flics qui finissaient toujours par attraper le méchant à la fin. La journée suivante ne fut que l’étirement démesuré d’un long moment d’ennui, uniquement ponctué par l’allée et venue de son fascinant vieil homme. Esther avait très mal dormi. Elle s’était réveillée sur son sofa, percluse de courbatures et plus abattue encore que la veille. La fatigue accroissait considérablement son vague à l’âme. Tout lui semblait creux, difforme. Le monde était laid, et les parasites qui le peuplaient, rejetons avortés de la création, portaient sur leur visage les stigmates de leur ignominie. À l’exception d’un seul, qui s’imposait avec force dans son esprit, les yeux luminescents comme des phares. Quoiqu'elle fasse, peu importe la tâche insignifiante à laquelle elle vaquait, Esther ne pouvait s’empêcher de revenir à son obsession. La figure de l’homme lui trottait dans la tête avec l’insistance d’une infernale ritournelle. Bon sang, que c’était agaçant ! Jusque-là, son inclination pour ce client n’était teintée que d’une fantasque frivolité, un amusant passe-temps qui lui permettait de libérer gentiment son imagination. Depuis quand s’était-il mué en lubie malsaine ? Elle n’essayait même plus de lui inventer des histoires, mais son regard, toujours ce damné regard, chassait le reste de ses pensées. Rien n’y faisait, ni le travail, ni les magazines de Nico n’arrivaient à suffisamment focaliser sa concentration. Esther admettait volontier que la situation était problématique, et qu’elle n’était probablement pas sans lien avec son anniversaire prochain. Dans les semaines à venir, elle atteindrait en effet l’âge fatidique où les femmes ne sont plus désirables aux yeux du commun des mortels. Elle savait qu’il était stupide de s’attarder ainsi sur le compte de ses années, mais l’étape la forçait à jeter un regard sans complaisance sur sa propre existence…et Dieu qu’elle était seule. Profondément seule, et sans perspective d'avenir. Alors oui, diriger toute son attention vers un étrange vieux monsieur était peut-être un mécanisme défensif échafaudé par sa cervelle surchauffée, une échappatoire facile à ses tourments. Elle l’espérait, même.Comme pour la narguer, Nico s’était mis à son tour à déblatérer des contes à dormir debout sur l'homme aux yeux bleus. La fièvre créatrice était à priori contagieuse, au plus grand regret d’Esther.
- Il est vraiment bizarre ce type. Franchement, je suis sûr que c’est un mafioso...ou un psychopathe rongé par le remord. T’as vu ses yeux ? Il est complètement torturé ! Et sa manie de regarder constamment derrière lui, si ça c’est pas un homme traqué…lançait à flots rapides le jeune saisonnier.
Esther n’avait pas le cœur à lui répondre. En temps normal, elle aurait sauté avec joie dans la conversation, mais l’enthousiasme juvénile de l’employé, sans mentionner le sujet choisit, lui pesait aujourd’hui. Elle se disait qu’avec une bonne nuit de sommeil dans son lit, son humeur sombre passerait tel un orage poussé par les vents, et que tout redeviendrait à peu près supportable. Alors, tandis que Nico listait avec emphase tous les potentiels crimes que le vieil homme avait commis, elle attendait simplement que les heures tournent, la vue perdue au-delà des portes d’entrée dorées. Sur la plage, où la jeune femme en robe blanche et son grisonnant compagnon se tenaient sans doute, enlacés comme un seul être à regarder la nuit tomber.
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