1 - 1 - Frais
- Frais
La tour s’élevait comme une montagne sacrée, large de l’envergure des prières qu’on prononçait entre ses murs. Creusée à même la falaise, taillée dans un seul et même bloc monolithique et colossal, elle se mêlait à l’escarpement, et par endroit, on ne pouvait distinguer ce qui avait été créé par la nature de ce qui avait été érigé par Gabriel; Car c’était bien Gabriel, lui même, le saint prophète, qui avait cherché ce titan de pierre dans l’inerte, et qui, seul, avait bâti ce monstre de pierre impassible qui semblait vouloir crever les cieux de sa cime démesurée.
Lymfan ressentit une peur étrange, en regardant l’édifice. Le Séminaire présentait une face austère et grandiose, criblée de gravures vivantes et d’escaliers tournoyants autour de sa circonférence. Maintenant qu’elle était là, elle se demanda soudain si elle avait vraiment sa place, dans un endroit si parfait: Le ricanement de son cousin résonna en elle, et elle comprit enfin l’attitude qu’il avait eu plus tôt. Elle était si petite, si frêle, en comparaison avec cette gueule gigantesque, cette voûte sublime qui crevait le bâtiment, et qu’elle se devait bien de passer, si elle voulait y entrer…
La porte était si belle, la pierre, si finement ciselée, qu’elle faillit renoncer à l’idée de la traverser. Après tout, elle n’était, en effet, qu’une simple serf… Elle fut prise d’une violente envie de faire demi-tour, comme si un cri de ses instincts les plus primitifs la prévenait du danger qu’elle encourait en entrant dans le bastion des maestros; Si elle avait écouté cet instinct, peut-être alors n’aurais-je jamais eu à écrire ce livre maudit qui décrit la fin d’un monde. Hélas, l’enfant n’écouta pas son intuition, et se jeta vers la porte avec la conviction d’un suicidé qui se jette dans le vide. Sa nouvelle vie se devait de commencer.
Un garde se tenait planté devant. Il était comme un fantôme pour les citadins habitués à sa présence, qui n’accordait pas plus d’attention au monument formidable qu’à ce molosse au regard impénétrable.
Lymfan glissa entre les silhouettes de la foule, et lorsqu’elle atteint l’entrée, elle marqua un temps d’arrêt solennel, avant de dire, avec une voix qu’elle voulait assurée:
- Kymeria aq sadaris!
C’était l’expression qu’on utilisait pour dire “bonjour”, dans le respect de la tradition de Gabriel. Le garde devait forcément le savoir: Mais il sembla l’ignorer délibérément. Il se tenait fixement, et regardait un point fixe de l’horizon d’un œil amorphe. Elle crut qu’il ne l’avait pas entendu, alors elle répéta le salut. Le garde abaissa les yeux sur elle avec mépris, et répondit:
- Kym... T’es pas de la ville, à ce que je vois.
- Non, en effet, maître. Je suis venu depuis le plateau d’Imbrie jusqu’à Séclielle, pour tenter ma chance de…
- …rejoindre le Séminaire, ouais, ouais, j’avais compris. T’as qu’à entrer. M’adresse plus la parole, maintenant.
Ce grossier personnage releva la tête, et se remit à fixer un point inconnu de l’horizon de toute l’exagération de son sérieux. Lymfan rougit, et entra précipitamment en baissant la sienne. Elle entra dans les couloirs du Séminaire en s’attendant à pénétrer un autre monde. Mais un long corridor nu ne menait qu’à une autre porte gigantesque, gardée par une vieille dame au faciès bureaucratique.
Cette maestria était assise par terre, au beau milieu du couloir. Avant que Lymfan n’ait le temps de dire quoi que ce soit, la dame plissa le nez et asséna:
- Oh la la, mais tu sens mauvais, toi… Les mendiants n’ont pas le droit d’entrer, ici. Ouste, du balai!
Lymfan voulut protester, mais elle préféra baisser les yeux et la voix en signe de piété, et voulut expliquer sa situation à la maestro dans le respect du protocole sacré:
- Kymeria aq sada…
- On dit “Kym”, à la capitale! Ça suffira, j’ai pas toute la journée! Et je t’ai déjà dit de partir. Tu auras des ennuis, si tu insistes…
- Je suis venue pour les inscriptions!...
Lymfan avait parlé bien plus fort, cette fois-ci. La vieille maestria la dévisagea un instant, puis partit dans un rire sec, bref et terriblement aigu.
- Tu as du culot de venir t’inscrire dans cette tenue, et avec cette coiffure…
La jeune fille inspecta ses vêtements, et ne put qu’acquiescer mentalement. On aurait dit qu’elle portait un sac à patate, tant la robe qu’elle portait avait été rapiécée.
- Bref, reprit la dame, dans ce cas, si tu veux vraiment t’inscrire, laisse moi t’énoncer les frais d’inscriptions. Ils ne sont pas négociables, alors n’essaie pas de me la faire (cette expression vulgaire, dans la bouche d’une supposée sainte femme, frappa Lymfan d’une émotion imprécise, qu’elle n’eut pas le temps de décrypter). Les frais pour une session entière coûtent trente-deux talents d’argent, jeune fille… Trente-deux, moins un talent pour chaque lettre de l’alphabet pavi que tu connais. Alors, ajouta-t-elle fièrement, combien de lettres maîtrise-tu?
- En fait, je sais le lire. Je connais parfaitement les lettres. Du coup, comme j’en connais soixante-cinq, et que les frais sont de trente-deux talents, moins un, pour chaque lettre, est-ce que ça veut dire que vous m’en devez trente-trois?
La vieille bureaucrate souriait d’un air sarcastique. Elle avait l’air de croire que Lymfan était une vagabonde, et qu’il s’agissait d’une farce.
- C’est ça, bien sûr… Tu sais à quel point le pavi est complexe? La plupart des maestros connaissent à peine plus de dix lettres, et il leur a fallu des années pour les apprendre. Moi-même, à mon âge, je n’en connais qu'une quarantaine… Et tu voudrais me faire croire que toi, tu sais lire le pavi? Tu es bien jeune, pour vouloir jouer les apôtres...
- Parfaitement, rétorqua Lymfan. Je sais lire le pavi. Donnez-moi un texte, allez-y.
La maestro, défiée, ricana, très sûre d’elle. Elle sortit un petit exemplaire impeccable des Révélations de Saint Gabriel d’une poche cousue à l’intérieur de son habit noir. Elle l’ouvrit à une page choisie précipitamment, et tendit le livre à Lymfan, qui le prit sans hésiter. Il était écrit en pavi complet; La page entière était recouverte de point et de lignes de tailles très variables, et il n’y avait pas un millimètre d’espace qui ne soit comblé par ces inscriptions étranges. Lymfan se racla la gorge, et lut, dans une intonation parfaite:
“Les Infernés ont jeté le tourment sur la Terre pendant des siècles, et vous, vous les vénérez comme des dieux? Toi qui pratique l’ancien culte d’Extellar, ou celui de l’Empereur, renie ces démons! Ils ont été désignés parce qu’ils méritaient leur châtiment! La simple…
- Impossible, réfuta la vieille en lui prenant le livre des mains. Tu as très bien pu… apprendre un verset par cœur. Là, ouvre à cette page. Il y a des lettres que même moi, je ne connais pas.
- Ici, là?... D’accord; “Et la vérité, la vérité! Ce nectar de la vie, celui-là même qui était censé éveiller en vous les fragments les plus parfaitement calmes de vos âmes incomplètes, vous l’avez souillé de votre vanité. Pour vous, désormais, la vérité n’est rien de plus qu’un poison. Vous portez son calice aux lèvres en prenant bien garde à ce que votre voisin vous voit faire, et s’il n’était pas là pour en être témoin, vous n’envisageriez pas même de le soulever…”
- Assez! La vieille dame se leva d’un mouvement brusque. Elle enrageait. Tu vas regretter de t’être moquée de moi!
Elle agrippa le poignet de Lymfan avec une force étonnante pour une femme de son âge.
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