1 - 4 - De la fiabilité de Berio le borgne
- De la fiabilité de Berio le Borgne
Leïa défonça presque la porte en entrant dans la pièce. Deux silhouettes lui tournaient le dos: Elle reconnut Téléma Féléis, mais ne vit aucune trace d’At Sahis. La personne qui se tenait à côté de Téléma était un vieux matari, dont l'épiderme avait totalement blanchi. Son œil unique lorgnait sur la poitrine avantageuse de sa voisine, et une perle de salive luisait sur sa lèvre inférieure.
Le sommet de la tour d’Açiz était une annexe du Kymérion; D’ici, on pouvait voir toute la cité s’étendre à l’horizon. La pièce était presque dénuée de tout mobilier.
- Où est-il? Où est At Sahis? demanda Leïa sans attendre.
- Kym, Avalionne. Téléma ne prit pas la peine de se retourner pour répondre. Malheureusement, notre très saint protecteur n’est pas disponible. Il s’est retiré dans le calme de la méditation. C’est moi, qui suis chargée de vous donner votre mission.
Leïa accusa le coup. Alors, on en était arrivé là. Une maestro lui donnait des directives, parce que ce chien d’At Sahis était trop occupé à “méditer”. Téléma daigna enfin la regarder, surpris le trouble de l’Avalionne, et sembla ne pas réussir à cacher un sourire satisfait.
- Ma “mission”? reprit Leïa, pressée d’en finir.
- Je vous présente Berio le borgne, dit Téléma en désignant l’homme qui l’accompagnait. Celui se retourna; une vague d’effluves nauséabondes accompagna ce mouvement. Berio nous a appris quelque chose de très intéressant, n’est-ce pas, Berio?
- Arak,arak çal!
- Il ne parle que le matari, l’excusa Téléma. A se demander ce qu’ils viennent faire dans notre pays, ces tâchetés…
- Continuez, Féléis.
Un imperceptible mouvement du sourcil informa Leïa que son ordre avait réussi à irriter Téléma. La jeune maestro reprit:
- D’après Berio… Et il a une manière assez étrange de le dire… un "mort" prévoit de faire entrer une Sot’ka dans la capitale.
L’ambiance changea aussitôt. L’évocation de la Sot’ka fit oublier leurs querelles invisibles aux deux femmes, l’espace de quelques instants.
- Un mort?...
- C'est comme ça que Berio l'appelle…
Berio se grattait la tête en regardant la mer. Constatant qu'il était regardé, il voulut faire bonne impression.
- Berio coulouké. Coulou tou?
Leia eut un petit tressaillement de dégoût, et pressa Telema:
- Vous êtes sûre de votre… source?...
- Il a apporté des éléments indiscutables. Ce "mort" aurait un équipage conséquent, presque une flotte à vrai dire. Ces derniers vertiges, les actes de piraterie le long du Vertige se sont multipliés, et Bério a été étonnamment précis sur les marchandises dérobées. De plus, un maestro de la famille Sahis aurait disparu sur Ma’ek il y a de cela quelques semaines… Nous pensons qu’il a été tué là bas, et qu’il est possible que cela ait un lien avec votre cible. Il a dit que le mort est son ancien chef, mais qu’il ne se satisfait plus de leur arrangement.
- Et qui est ce mort?
- C’est bien là le problème. Nous n’avons aucune idée de l’identité de cet homme. Notre enquête nous pousse à penser que tout cela a un lien avec le meurtre par un désigné d’Eterace des hauteurs, dans les ruines de la cité de Phénok: Ezia Féléis, qui était présente ce jour là, est repartie dans le Nord sans expliquer ce qui s’était passé De plus Berio dit que ce “mort” a un lien particulier avec…” Elle sembla hésiter un instant. “Avec Remo Féléis…
- Vous pouvez dire “mon frère”, si vous voulez… l’interrompit Leïa avec une mauvaise moue.
- Tout ce que nous savons, continua Telema sans relever, c’est qu’il veut faire entrer une de ces créatures de la Reine Rouge, une de ces... engeances sauvages dans la capitale.
- Une Sot’ka à Séclielle…?
- …D’après notre informateur, l’homme aurait un lien avec la révolte du Fantasme. Il nous a semblé naturel, à moi et aux auditeurs, de confier la tâche de le capturer à… l’héroïne de la cité de Phénok.
L’Avalionne ne répondit pas à l’affront dissimulé. Ce que Leïa avait fait à la cité de Phénok n’avait rien d'héroïque, et Téléma le savait bien; La rancœur qui animait les deux femmes n’était pas nouvelle.
La magnifique Téléma Féléis était pressentie pour être la prochaine apôtre depuis déjà quelques saisons; Elle avait beaucoup de soutien parmi les auditeurs, et avait gagné l’amitié des trois autres clans par des manœuvres politiques peu subtiles, mais efficaces. Les dernières lettres qui lui manquaient pour devenir apôtre étaient celles des Avalions. Lettres que Leïa se refusait obstinément à lui partager; la jeune maestria l’irritait au plus haut point. Elle la trouvait trop superficielle pour accéder au beau-rang. Certains colporteurs aimaient raconter que Leïa était jalouse de la beauté de Téléma; bien au contraire, c’était justement le soin trop prononcé qu’elle mettait à sa coiffure qui suggérait à l’Avalionne que Téléma n’en mettait aucun à l’étude des textes sacrés. La Féléis continua:
- … Il semblerait que cet homme se trouve sur Ma’ek, l’île d’origine des tâchetés. Elle crachait ce mot avec un mépris très prononcé. Vous connaissez notre politique à l’égard des païens, mais… compte tenu de votre passif... At Sahis a demandé à ce que je vous la remémore. Une fois arrivée là bas, vous leur présenterez la pureté de la voie en vous montrant clémente avec eux, et respectueuse de leurs coutumes. Vous ne tuerez aucun désigné, pas plus que vous ne massacrerez d’infidèles…” Telema prenait visiblement beaucoup de plaisir à rappeler les règles à sa rivale. Elle termina d’une derrière phrase qui sembla être l’apothéose de ce plaisir malsain qu’elle prenait à irriter Leïa: “Étant donné que vous n’avez pas d’aigle, il a été convenu de vous envoyer là bas sur une chouette.
Cette fois-ci, ce fut Téléma qui fut ravi de voir une micro expression sur le visage de Leïa révéler une colère trop violente pour être assourdie. La chouette, c’était son idée; l’humiliation devait être totale. Malheureusement pour elle, sa joie fut de courte durée.
- C’est hors-de-question que j’y aille en chouette, Féléis. De tout temps, jamais un descendant de la lignée des Avalions…
- Oh, mais ce sont des temps étranges que les nôtres, Avalionne…” l’interrompit Telema en souriant. Il y avait un je ne sais quoi d’acide dans son ton mielleux, et sa voix avait la douceur d’un panacée pour l’effet d’un poison. “Partout, le monde évolue et se transforme. Regardez à l’Est, et vous verrez un guerrier au prise avec son arme: L'ascension du dénommé Seth à la tête de l'Éternel Empire est, pour beaucoup, un présage sombre… Regardez au Sud, et vous verrez les colons se presser sur nos côtes, prêt à s’approprier une île aussi proche que Ma’ek… Regardez à l’Ouest, là où se situe les terres astrales et où les rêves prennent vie, ce continent lointain que les cartes incertaines tentent en vain de définir : Partout, le monde change perpétuellement. C’est comme ça. Le Suprêmat doit changer, lui aussi…
- Changer, hein? Je vous ai entendu bavasser la fleur des vents, mais vous avez soigneusement omis de mentionner l’un des pôles. Vous n’avez pas parlé du Nord, Féléis. Pourtant, au Nord, les actions de votre frère Remo ont beaucoup fait parler d’elles… Que s’est-il donc passé au palais gelé pour que votre clan devienne tout à coup si ingérable?... Vous ne répondez pas. C’est bien. Vous savez que je sais. La petite fille, Lymfan: Elle vient du Nord, et, comme je le pensais, la situation s’est beaucoup détériorée, depuis l’époque ou la belle Telema a été exilée du royaume de l’Imbrie…
- écoutez, Avalionne…” temporisa la jeune femme, qui tenait absolument à ne faire aucun commentaire concernant son frère. “Je comprends votre désarroi, mais la consigne me vient d’At Sahis… Il a dit que vous prendriez une chouette, puisque l’aigle blanc a été volé par votre frère…
- Et je vous dis que c’est hors de question que j’y aille en chouette. Elles sont l'emblème de votre clan, après tout.
- C’est une décision qui a été prise par les auditeurs, et je…
- Hélas, il se trouve que les auditeurs n’ont aucune autorité en ce qui concerne la Sainte Flotte. Je prendrais l’une des Brises.
Lorsqu’elle mentionna le navire, un long silence se prolongea soudainement. Berio le borgne, qui ne comprenait pas un mot de ce que les deux femmes se disaient, restait néanmoins captivé par la belle Telema: l’expression de surprise que venait de prendre son visage la rendait particulièrement charmante.
- Une Brise…?! répéta Telema, stupéfaite. Vous voulez dire qu’elles existent...? Que le monde interdit…?
- Oh, pardon. Vous n’étiez pas au courant? Vous pouvez disposer, Féléis. J’aimerais rester seule ici quelques instants. Emmenez votre… compagnon avec vous.
C’était maintenant Leïa, qui prenait plaisir à humilier son ennemie. C’est dans ce pitoyable jeu des fiertés, cette discussion infertile et venimeuse, que se trouvait l’acte qui allait sceller le destin. Elle aurait pu y aller en chouette, rien n’aurait moins dérangé le monde: mais, pour la simple satisfaction de rappeler sa supériorité à Téléma, elle évoqua la Brise, et le condamna au chaos.
Au moins, l’effet escompté fut atteint. Téléma vacilla. L’espace d’un instant, la haine transfigura ses traits; Elle, si jeune, si belle, fut la plus laide des créatures de la pièce pendant un instant.
- Ce n’est pas mon...
- Je n’aime pas qu’on discute mes ordres, souria grâcieusement la quarantenaire. S’il n’y a rien d’autre que je dois savoir, je vous ai dit de disposer, Féléis. Transmettez mes respects à At Sahis. Ah, et, soyez douce, avec la porte, en sortant. Je n’aime pas le bruit non plus.
La peau de Téléma avait rougi, et une veine auparavant inexistante battait à présent sur sa tempe. La maestria allait obéir, quand elle se souvint d’un détail qu’elle n’avait pas encore asséné.
- Je vais partir, mais il y a une dernière chose dont je dois vous faire part.
- J’écoute.
- Berio nous a révélé qu’un trafic peu commun était à l'œuvre sur l’île de Ma’ek, depuis déjà quelques vertiges. Ces barbares de mataris ont réussi à développer tout un commerce autour de la jyste noire…
- …De la jyste? Mais comment font-ils pour s’en procurer?
- Justement. Selon toute probabilité, le mausolée du Roi Squelette a été pillé. En temps qu’Avalionne régnante, il me semble que c’est pourtant votre rôle sacré, de protéger le Helga’la... Mais vous ne devez pas avoir eu le temps de le remplir, avec toutes les… “missions” dont At Sahis… je veux dire, dont l’Orchestre, vous charge chaque saison.
- Impossible. Personne ne serait assez fou pour…
- Oh, mais il n’agit pas d’une théorie. Les auditeurs l’ont confirmé avant hier: Le Helga’la a été profané.
Leïa ne répondit pas. Se sachant victorieuse, Téléma enjoint Berio le borgne à la suivre en souriant, et sort de la pièce en refermant la porte avec une douceur exagérée.
Notes du Premier Registre
Le Registre admet que le Helga’la est une terre sainte pour absolument toutes les religions présentes sur le continent d’Ataras. Que ce soit à travers le culte d’Extellar, qui est né dans cette partie du monde; Du culte de l’Empereur, qui a jadis promis à son peuple que cette terre lui reviendrait de droit; Ou de celui des exilés, qui se font aujourd’hui encore “assagir” là bas, le Helga’la a toujours revêtu une importance de premier ordre pour les peuples d’Ataras. Le culte des désignés est d’ailleurs aussi appelé la “foi Helgalienne”.
Cet endroit, très important pour tous ceux qui vénèrent les désignés, a toutefois été conquis par le Premier Avalion, il y a de cela un peu plus de deux siècles. Il s’est approprié l’entièreté de la région de l’Indor, et le Helga’la a été le dernier territoire à tomber; Puis, le Premier y a installé la capitale de son propre royaume, et le Helga’la est désormais un lieu tout aussi saint pour les pratiquants du culte de la Chimère. Ils y exploitent la jyste noire, ce métal funeste qui compose l’ossature des Infernés, sur la carcasse interminable de celui qu’on nomma autrefois “le Roi Squelette”. Les héritiers de l’Avalion, en plus d’être les seuls à pouvoir être élu au titre de Suprèmain, sont les garants de la protection du mausolée du Roi Squelette, et des temples consacrés autant à la Chimère qu’aux désignés; C’est sans doute le seul endroit du monde ou la paix religieuse est garantie par le pouvoir central. Terre d’asile, le Helga’la est aussi appelé “Pâlitana” ou “cité des milles-palais”. Dans tout le Suprémat, le Helga’la est le seul endroit où les désignés sont libres de se déplacer, et de vivre leur vie sans être traqués par l’Orchestre et les maestros.
Hélas, cette particularité a récemment commencé à être remise en cause, de par la faiblesse apparente des héritiers du Premier Avalion.
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