Chapitre Huit
Je savais ce que c'était que de vivre à côté du danger. Non loin de la ville-dôme de mes parents, il y avait les restes d'un village qui avait été envahi par des mutants.
Ce fut un des plus gros échecs de la science. Face à une population de plus en plus exigeante en matière de perfection physique, les scientifiques avaient redoublés d'imagination. L'injection de cellules permettant de changer d'apparence sous l'effet d'une simple et inoffensive impulsion électrique partait d'une intention plus ou moins louable : permettre à ceux qui n'avaient pas envie de passer par la case chirurgie de pouvoir changer de tête s'ils le désiraient. Mais à partir d'un certain nombre de changements, le corps humain se mit à rejeter les cellules modificatrices. Pire encore, ces dernières agissaient sur l'organisme sans l'impulsion. Les personnes à qui on avait injecté ces cellules se virent changer d'aspect, parfois de façon horrible. Hors de contrôle, impossible à éliminer, les cellules modificatrices faisaient un peu n'importe quoi. Rejetés par la société à cause d'une apparence difforme, leurs anciens bénéficiaires, sans moyen de guérir, furent exilés des villes-dômes. Personne ne savait si les cellules pourraient résister aux années, ni même si elles seraient transmises à la génération suivante. Les personnes ayant été bannies furent contraintes de vivre dans des conditions déplorables : dans des abris de fortune dans les ruines environnantes, avec de la nourriture en faible quantité, et pratiquement aucun accès aux soins médicaux. Révoltés, il leur arrivait de tenter des raids contre les murs des villes-dômes, sans succès évidemment. Je me souvenais des lumières qui illuminaient le ciel, les nuits où les attaques avaient lieu. Lorsque nous partions en vacances, la montée dans le ballon-dirigeable se faisait toujours sous la surveillance de soldats armés. Ma mère les plaignait, et faisait des dons aux associations caritatives qui s'occupaient de leur envoyer de la nourriture. Mon père avait une piètre opinion d'eux. La menace était réelle pour moi, à l'époque. Aujourd'hui je vivais dans une ville-dôme sans voisins dangereux.
Je jetais un dernier coup d'œil à la lumière qui brillait. C'était peut-être dangereux, mais cela ressemblait étrangement à un signal.
Nous passâmes la matinée à regarder le frère d'Ornélia creuser. Très vite, cette dernière se plaignit du soleil et préféra s'abriter dans un renfoncement rocheux. Moi, je savourais le contact brûlant des rayons du soleil. Les parois en verre organique des villes-dômes étaient conçues pour filtrer les rayons UV et ne laisser passer que la lumière. Si nous avions le teint halé c'était uniquement grâce aux salons de bronzage. C'était la première fois que je pouvais m'étendre au soleil. Je sentais la pierre brûlante sous ma peau. Ornélia ronchonna pour la forme, mais finit par s'endormir à l'ombre des rochers, lovée sur le sable. Son frère continuait à donner des coups de pioche et à déblayer des gravats.
Pour m'occuper l'esprit, je me mis à réfléchir à son problème d'eau. La cuve qu'il avait creusé dans la roche était en hauteur par rapport à la parcelle de terre.
« Et si tu mettais des tuyaux ? » Je proposais soudainement.
Il donna un ultime coup de pioche et s'immobilisa.
« Des quoi ? »
Sa voix était méfiante, mais il avait enfin daigné tourner les yeux dans ma direction, c'était un progrès. Il n'avait pas l'air de comprendre de quoi je lui parlais, et je réalisais que c'était parce qu'ils n'avaient pas l'eau courante. Ils devaient se déplacer dès qu'ils avaient besoin d'eau. Comment pouvait-on avoir un telle avancée en matière de soins médicaux, et ne même pas avoir l'eau courante ?
« Des tuyaux. Tu fais un trou dans la cuve en pierre, là. Tu fixes un tuyau qui va jusqu'aux plantations, et voilà. » Je levais les mains, comme si c'était une évidence, mais cela l'agaçait visiblement car il contint à grand peine un soupir.
J'entrepris de lui expliquer à quoi je pensais, en illustrant mes propos à l'aide d'un dessin dans le sable : « A la base de ta cuve, tu perces un trou, dans lequel tu insères un tuyau. Il faudra colmater, tu sais, avec quelque chose qui durcit, pour éviter les fuites. Tu fais descendre le tuyau jusqu'en bas, et là tu fais comme un carrefour. »
Je dessinais plusieurs embranchements dans le sable avec mon doigt.
« Tu fais passer les tuyaux au dessus de tes plants de légumes, et tu arroses le temps nécessaire. Il te faudra une sorte de bouchon également. »
Il m'écoutait sans rien dire, en fixant mon croquis grossier. Je poursuivis : « Dans tout ce que vous avez ramassé, j'ai vu des tuyaux en plastique. C'est assez sommaire, mais... » Je haussais les épaules.
Le frère d'Ornélia plissait les yeux. J'en profitais pour glisser : « Tu sais, moi non plus je ne connais pas ton prénom. »
Il sursauta et se tourna vers moi. Ses yeux se posèrent sur mon visage, sur le mince espace qui nous séparait et sur nos bras qui se touchaient presque. Il s'écarta d'un bond et recula.
« Réveille Ornélia. J'ai besoin que vous alliez me chercher ces... tuyaux. »
Tu pourrais dire merci, songeais-je avec aigreur. Ornélia avait beau être chaleureuse et enjouée, je ne pouvais pas en dire autant de son frère, qui me faisait l'effet d'être un malotru. Je m'efforçais de ne pas oublier que c'était lui qui m'avait trouvé, et qu'il m'avait veillée lors de ma première nuit ici. Je me contentais donc de réveiller Ornélia, et ensembles nous partîmes au village chercher les tuyaux que j'avais repéré dans la pièce où ils avaient entreposés mes affaires.
Lorsqu'il nous vit revenir, Ornélia les bras chargés de tuyaux de toutes les tailles, et moi avec les outils qu'il avait demandé ainsi qu'un panier contenant notre déjeuner, son frère évita encore de regarder dans ma direction. Il se contenta de s'emparer du matériel que nous lui avions rapporté et de se remettre au travail.
Je rejoignis Ornélia dans son petit coin à l'ombre, et nous déjeunâmes de pain frais, de fromage -du vrai fromage, fabriqué avec du lait de vache !- des olives et des fruits. Puis Ornélia me suivit à son tour au soleil en ronchonnant contre la chaleur. Pourtant, très vite, elle sembla apprécier la caresse des rayons du soleil et ferma les yeux.
Je regardais son frère travailler. Il entreprit de creuser la roche à la base de la cuve, et y fixa une sorte de robinet en bois. Puis, avec une toute petite pioche, il tailla une sorte de coupole et y fixa un tuyau. Il fit tenir le tout avec une pâte grise. Il travaillait avec minutie et patience, jusqu'à ce que tout soit parfait. Puis il s'occupa de placer les autres tuyaux, en lignes parallèles, au dessus du carré de terre. Il fixa chaque embranchements avec de la pâte grise. Lorsqu'il s'arrêta enfin, le soleil était bas dans le ciel. Ma peau et mon cuir chevelu étaient brûlants d'être restés au soleil, mais j'adorais cela. J'en avais presque oublié ma situation, perdue au milieu de nulle part, sans savoir où j'étais ni quand on allait venir me chercher. Aucune séance de bronzage ne m'avais jamais procuré un tel plaisir.
« J'ai la peau brûlante. » se plaignit Ornélia.
Je lui souris. Elle ronchonnait, mais à voir son visage, elle avait l'air contente de cette journée à lézarder au soleil. En me levant, je m'étirais et elle m'imita. Son frère grimpa les rochers pour nous rejoindre. Sa peau était luisante de transpiration, mais il avait l'air satisfait.
« Il ne reste plus qu'à attendre un orage. »
Je fronçais les sourcils. Un orage.
En passant près de moi, il me jeta un coup d'œil.
« Mon prénom, c'est Orlan. »
Je me tournais vers lui, mais il était déjà en train de marcher vers la forêt. Ses bottes laissaient des traces dans le sable derrière lui. Je fixais son dos. Au loin, la lumière que j'avais aperçu ce matin clignotait.
Comme un appel.
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