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Ils n’échangèrent plus un mot. Après une trentaine de minutes à travers l’étendue désertique, des immeubles se profilèrent à l’horizon, et avec eux leurs nuages caractéristiques. Ils traversèrent rapidement la ville, moins étendue que la capitale.

Le vaisseau se posa dans une zone industrielle, semblable à celle où Eliah avait travaillé. Plusieurs entrepôts gigantesques s’alignaient sur des terrains vagues, délimités par des clôtures métalliques, accompagnées de barbelés. Pendant quelques secondes, il crut que les frères le livraient à Oris. Ils ne se trouvaient pas aux alentours de La Bulle, mais cela ne suffit pas à calmer les battements frénétiques de son cœur.

En descendant, il fut frappé par l’agitation qui régnait ; des centaines de personnes circulaient dans tous les sens, des consignes fusaient des hauts parleurs, des camions blindés klaxonnaient à droite à gauche pour avancer. Un autre astronef frôla le camp à toute vitesse ; le jeune homme rentra la tête dans les épaules, craignant que le véhicule ne s’écrase sur la zone. Le looping fut maîtrisé et l’engin dépassa la tour de contrôle. Celle-ci dominait le périmètre et ressemblait au phare de son enfance. Il eut un frisson d’effroi.

Cinq militaires s’approchèrent et saluèrent Dimitri. Une autorité naturelle émanait de ce dernier. Quel rôle jouait-il ici ? Et quel était cet endroit ? Il fit signe à deux des hommes de s’occuper de son frère et d’Eliah, puis il partit avec le reste des soldats.

Sevastian avait dénoncé son fils et son faux correspondant à l’armée pour les emmener sur le front. Seule cette raison pouvait expliquer leur présence dans ce camp. L’un des militaires saisit le Novichki, qui hoqueta de surprise, sans pouvoir articuler un mot. Son désarroi n’en fut que plus grand en constatant qu’Asbel restait libre de ses mouvements. À moins que le quinquagénaire ne souhaite punir que le clandestin.

« Je ne pensais pas qu’il t’obligerait à venir », chuchota son ami.

La honte et la détresse, perceptibles dans sa voix, renforcèrent l’incompréhension d’Eliah. Il était perdu et choqué. Il cherchait une explication plausible, mais aucune de celle lui venant à l’esprit ne justifiait cette mise en scène.

Leur petit groupe se dirigea vers l’entrepôt principal où le gros de l’activité se concentrait. Il aperçut d’énormes lance-roquettes entreposés dans un coin. À côté s’empilaient des milliers d’armes automatiques. Des soldats s’occupaient de les charger dans un vaisseau aux couleurs kaki et vertes. L’Îlien fut incapable d’esquisser un pas de plus et il crut défaillir.

Il refusait de combattre pour Rianon. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il tenta d’échapper à la poigne du militaire, mais celui-ci le tenait fermement. Une douleur atroce lui traversa la poitrine. Asbel restait les bras ballants, sans l’aider. Pourquoi l’avait-il condamné ? Il repensa à ces quelques instants, dans le lit, à peine deux heures auparavant. Cela ne rendait la trahison que plus grande. Le visage livide, il ne pouvait détacher son regard de l’armement et des munitions qui s’entassaient dans le hangar.

Ils contournèrent l’énorme astronef, équipé de larges et puissants propulseurs. La machine, en forme de C, semblait taillée pour la vitesse. Il distingua aussi des canons électriques. Il s’imagina déjà entassé dans la soute avec d’autres recrues, tout aussi terrifiées que lui. Pourtant, il ne distingua personne de son âge au milieu des militaires. Peut-être les enfermait-on ailleurs.

Ils arrivèrent à la tente de commandement. Une dizaine d’hommes, habillés en noir, tenaient des cartes devant eux. Le captif ne put distinguer les schémas. Les gardes laissèrent les deux jeunes à côté de containers et s’éloignèrent.

« Mais qu’est-ce qu’il se passe ici ? », souffla-t-il, de plus en plus désemparé.

Même sans surveillance, il savait qu’à la moindre tentative pour s’enfuir, des militaires lui tomberaient dessus. Il détestait son impuissance et le malaise qui s’emparait de son corps ; des tremblements incessants le secouaient de toute part et la nausée l’envahissait.

Asbel s’assit sur une des caisses et se prit la tête entre les mains, l’air vidé de son énergie. Son compagnon s’installa à ses côtés et se mordilla les ongles en attendant des explications.

« Mon père est au courant que tu viens de l’Île. Il est revendeur d’eau. »

Ils restèrent silencieux pendant de longues secondes, à observer les allers-retours des soldats qui chargeaient le vaisseau. Le visage d’Asbel demeura impassible.

Eliah resta interdit, incapable de crier ou de bouger. Les rouages de son esprit tournaient à plein régime. Il essayait de reconstituer les derniers mois, de démêler le vrai du faux, et surtout de comprendre les conséquences.

« Je… Quoi ? Non, ce n’est pas possible. »

Il se tourna vers son interlocuteur et le saisit par les épaules.

« Je t’en supplie, dis-moi que c’est faux. Ton père a découvert que je te vendais de la drogue et pour se venger il m’envoie au front. C’est ça, pas vrai ? Hein ? »

Il se mordit les joues, ne parvenant pas à contenir la détresse qui le submergeait petit à petit. Il secoua le citoyen de Rianon sans que celui-ci ne bronche.

« Quand Oris t’as appelé Novich’, j’ai eu des doutes sur tes origines. Notre escapade au bar et à l’hôtel n’a fait que le confirmer. »

Il enchaîna rapidement, pour ne pas être interrompu :

« C’était une chance inespérée de tomber sur un Îlien. J’ai sauté sur l’occasion, je savais dans quel pétrin se trouvait mon père.

- Quoi ? »

La fureur engloutit Eliah. Il se leva, hors de lui. À aucun moment Sevastian ne lui avait paru dans le besoin. L’ampleur de la situation lui coupa le souffle. Comment osait-il dire ça ? Leur père ne s’était jamais trouvé dans le pétrin, le vrai pétrin. Il avait juste l’occasion parfaite de se faire encore plus d’argent. Toute l’eau disponible sur l’Île ! Un trésor à portée de main. Ils craignaient de perdre le luxe dans lequel ils vivaient. Ils avaient une vie parfaite, opulente et libre. Et le blond osait dire ça ?

La haine déforma les traits du clandestin, creusa de profonds sillons autour de sa bouche, déformée dans une grimace de dégoût et de mépris.

« Comment as-tu pu me faire ça ? Tu l’avais prévu depuis le début ? »

Il trépigna, se frotta les mains, le visage, se tira les cheveux, se mordit les lèvres. Impossible de gérer toutes ses émotions, cette terreur sourde mêlée à cette rage incontrôlable.

Il aurait voulu sauter à la gorge d’Asbel, lui faire regretter sa traîtrise, faire cesser l’intolérable douleur dans sa poitrine en réduisant en bouillie ce visage d’ange. Leurs moments de complicité lui revinrent en mémoire. Leurs après-midis à jouer dans la piscine, leurs parties de jeux vidéo et d’échecs, leurs siestes dans le jardin, en fin de soirée. Et leurs baisers.

Des mensonges.

Il se détestait d’avoir pu le croire, d’avoir placé sa confiance en lui. Le gosse de riche avait obtenu ce qu’il voulait ; un bon chien docile et toutes les informations nécessaires pour envahir le Sanctuaire.

Depuis tout ce temps il n’avait fait que lui soutirer des informations pour les donner à son père. Tout était clair à présent.

Les histoires sur l’Île, les heures passées à lui en parler.

Et les enregistrements.

Eliah ferma les yeux et prit une profonde inspiration pour tenter de se calmer et remettre ses idées en place, sans parvenir à s’apaiser. Autour d’eux, tout lui rappelait la catastrophe qui se préparait : des militaires défilant au pas de course, pour aller récupérer leurs sacs de voyage. Une citerne se gara à côté du vaisseau et déversa des litres de carburant, dont l’odeur nauséabonde se répandit dans l’air. Il toussa. Depuis combien de temps Sevastian préparait-il ce voyage ? Le jeune homme avait du mal à croire qu’en seulement deux mois ce projet ait vu le jour.

« Je ne pensais vraiment pas que mon père te ferait venir ici, mais il aime montrer sa supériorité. Ça ne devrait pas être long. »

Sevastian l’avait fait venir dans l’unique but d’étaler son plan et de sa richesse. Un vertige le saisit. Il se massa les tempes. Ces centaines d’informations inconcevables, mélangées à ses sentiments contradictoires lui donnaient la migraine.

« C’était ma seule chance de me racheter auprès de lui ! reprit Asbel en s’approchant. J’ai refilé de la drogue à mon frère, il ne m’aurait jamais pardonné ! »

Eliah fondit sur lui et l’attrapa par le col. Il ignora les militaires autour d’eux. Le bourgeois leur fit signe de ne pas intervenir.

« Tu crois que j’en ai quelque chose à faire ! fulmina Eliah. Est-ce que tu as jamais eu l’intention de m’aider ?

- Bien-sûr. J’ai vraiment envoyé les documents !

- Comment puis-je te faire confiance maintenant ? »

Lui obtenir des papiers d’identité, l’aider à trouver les descendants de sa famille. Il lui mentait depuis des mois. Peut-être essayait-il, une fois de plus, de le manipuler. Il serra les poings, prêts à lui assener un coup.

« Je suis sincèrement désolé, s’excusa le blondinet.

- Je ne te crois pas. Tout ce qui t’intéresse c’est le Sanctuaire. Depuis le début, tu te sers de moi. »

Sa voix se brisa. Il le lâcha et il se détourna pour retenir ses larmes.

« Je te jure que j’ai fait les démarches, répliqua son interlocuteur. Je ne voulais pas te l’annoncer maintenant mais… Tous ceux que j’ai trouvé avec ton patronyme sont morts il y a une décennie, au moins. J’ai identifié plusieurs lignées, mais plus aucune n’existe. »

Le choc fit l’effet d’une gifle. Eliah se trouvait seul au monde à présent. Il chancela sur le côté avant de se retenir au caisson. Tout s’enchaînait trop rapidement, mais cette déception n’altéra en rien sa rage. Cette nouvelle ne le surprenait pas, même s’il aurait aimé entendre d’autres paroles. Il se fichait que ce fut la vérité. Il ne voulait plus être rattaché à Rianon.

« Tu cherchais ta famille ici…Je pensais que tu détestais l’Île, à cause de ce qu’ils ont fait, et que tout ceci ne te ferait ni chaud ni froid », chuchota Asbel.

Le Novichki fronça les sourcils et recula, touché au vif. Essayait-il de se justifier pour que ses actions soient moins laides ? Il enfonça ses ongles dans ses paumes pour contenir ses pleurs. Cela ne servait plus à rien de chercher des excuses pour innocenter son ami. Il ne comprenait même pas pourquoi il s’entêtait à le faire alors que celui-ci lui avait avoué. Eliah devait se raccrocher à quelqu’un, à quelque chose. Il avait besoin de trouver un coupable, autre que lui-même.

Des sanglots incontrôlables lui secouèrent la poitrine. Il se maudit pour sa naïveté. En échappant à Oris, il avait cru qu’Asbel l’aiderait, que son attirance l’aveuglait. En réalité, sa propre attirance l’avait aveuglé. Il n’avait fait que les pires choix depuis son départ de l’Île. La pointe dans son cœur s’enfonça davantage. La voix brisée par le désespoir, il implora :

« Je t’en prie, agis, supplie ton père, peu importe. Si j’ai un jour compté pour toi, ne serait-ce qu’un peu, prouve-le maintenant. »

Il tomba à genoux, le souffle court. Des sanglots incontrôlables déchirèrent sa poitrine. Le citoyen de Rianon se précipita à ses côtés mais fut repoussé violemment. Il resta accroupi à ses côtés, hésitant. Entre deux halètements, l’Îlien parvint à cracher :

« Tu n’as donc pas songé aux pauvres gens qui vont être tués ? articula-t-il avec difficulté. À tous ceux qui vont souffrir ? Tout ça parce que vous n’avez pas assez d’eau ? Parce que vous n’avez pas assez d’argent ? Parce que vous ne pouvez pas vous contenter de ce que vous avez ? »

Rianon avait colonisé beaucoup de planètes, de centaines même, mais aucune aussi parfaite que l’Île. Il n’existait pas de terre avec une telle quantité d’eau. Asbel fit une moue triste, peu convaincu. Sa décision était prise. Malgré ses excuses, le Novichki comprenait que ce dialogue ne l’atteignait pas. Quémander ne servait plus à rien. Le bourgeois brûlait d'envie de se rendre sur le Sanctuaire. Peu importait le prix à payer.

Il voulait que tout ça se termine, que ce ne soit qu’un mauvais rêve. Il songea soudain, presque avec dégoût pour lui-même, qu’il aurait voulu que la brume l’enveloppe et lui fasse oublier ces moments. La douleur dans sa thorax devenait insupportable. L’air arrivait avec difficulté à ses poumons en feu.

Sevastian avait eu ce qu’il voulait, Eliah souhaitait quitter cet endroit et mettre le plus de distance possible entre lui et cette maudite famille.

« Je suis vraiment désolé. Mon père m’a demandé de te poser des questions sur l’Île et… j’ai toujours voulu y aller. Mais je ne pensais pas que les choses prendraient cette tournure…

- Bien sûr que tu savais ! Arrête de jouer au con ! Tu te fous de moi ou des Îliens. Tout ce qui compte, c’est faire plaisir à ton papa adoré, non ? Est-ce qu’il est au courant pour nous ? Est-ce qu’il sait que tu gémis quand je te touche ? »

Le blond recula, choqué et blessé. Exactement ce que souhaitait son interlocuteur.

« Ou peut-être que je devrais lui dire ? » cracha-t-il avec animosité.

Il ressentit un plaisir malsain à tourmenter Asbel. Celui-ci l’avait meurtri, manipulé et joué avec ses sentiments, ce n’était qu’un juste retour des choses.

Une voix retentit dans leur dos :

« Me dire quoi ? »

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