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Il marchait dans un mélange de sable et d’aiguilles de pins, perdu dans ses pensées. La clarté avec laquelle il avait vécu ces instants, au village, s’effaçait déjà dans la brume de son esprit.
La brume. Présente depuis… aussi longtemps qu’il s’en rappelait. Elle obstruait ses souvenirs, freinait ses mouvements, contrôlait sa volonté. Sa personnalité et sa libté disparaissaient derrière cet obstacle impalpable. De nombreuses fois, il avait tenté d’exprimer cette sensation, sans parvenir à exsuder ce mal-être. La brume, c’était comme dormir éveillé. Une interminable insomnie de trois jours. Être sous l’emprise d’une drogue. Être spectateur de sa propre vie. Un mélange de tout cela. Les habitants avaient l’habitude de dire qu’Eliah était dans la lune. Mais jamais il n’osait avouer que pendant ces moments d’absence, il ne pensait à rien. Néant.
Le jeune homme aperçut Mir, avec les lumières de ses maisons nichées dans une crique, à une centaine de mètres de là. Le foyer où il avait grandi, avant que les siens n’en soient chassés, une décennie plus tôt. Tant de haine et de sang versé. Les parquer des années durant dans la forêt n’avait pas suffi. Trois jours plus tôt, leur hameau avait été attaqué. Certains avaient réussi à fuir.
Les autochtones devaient s’attendre à ce que des Novichkis tentent de se réfugier ailleurs. Ils avaient ratissé la zone et renforcé la surveillance à Mir, située au bord de l’océan. Des dizaines de torches frémissantes s’agitaient à chaque coin des palissades.
Son ventre gargouilla et il pressa une main contre son estomac dans l’espoir de le faire taire. La nourriture viendrait plus tard, il devait avant tout quitter l’île. Il avait entendu parler de marchands qui séjournaient non loin d’ici. Cela représentait sa seule échappatoire. Il ne pouvait pas se permettre de rester là, mais il mourrait de faim. Ce n’était pas le moment de se faire repérer à cause d’un estomac trop bruyant. Peut-être trouverait-il une barque à voler pour se déplacer plus rapidement.
Il avança tel un fantôme, les bras pendants le long du corps, le visage pâle et inexpressif. Il s’enfonça dans la mer calme, jusqu’à être totalement immergé, sans même remarquer la morsure froide de l’eau sur sa peau. Il se mit à nager avec des gestes lents, automatiques, qui l’empêchaient de couler. Il avait abandonné ses chaussures, mais ses vêtements lourds ralentissaient sa progression. Il lui sembla mettre une éternité à contourner la digue, pourtant lorsqu’il cligna des yeux, il se trouvait dans le port. Des relents de poissons lui parvinrent, le rendirent nostalgique de l’époque où son père les emmenait pêcher. Il se cramponna au ponton, épuisé, le ventre tordu par des crampes.
Des gardes passèrent non loin de lui, il attendit patiemment dans l’eau noire, le cœur cognant dans sa poitrine. Une fois certain d’être seul, Eliah s’extirpa hors des flots. L’air frais engourdit son corps. Il trottina dans les rues étroites et sombres, ses vêtements détrempés laissant des traces sur le sol.
Il se faufila entre les habitations, dans les petites ruelles silencieuses. On avait sûrement conseillé aux habitants de rester enfermés chez eux pour la nuit. Il s’arrêta fréquemment afin de vérifier que tout était calme et la voie libre. Il avançait sans réfléchir, comme si tout son être était possédé par une entité.
Est-ce que la brume est une entité ?
Il se glissa parmi les ombres sans se faire remarquer.
Ses pas le conduisirent devant son ancienne maison. Il resta caché dans un coin, à observer ce qui fut autrefois sa demeure. De longues secondes s’écoulèrent, où rien ne lui traversa l’esprit. Il détailla la chaumière en pierres claires, salies par l’embrun. Eliah se souvenait de nombreuses soirées passées avec sa sœur, où ils galopaient sur les toits plats, agrémentés de plantes tombantes. Ces balades leur avaient offert un décor apaisant ; le petit village et sa crique, illuminés par les rayons flamboyants du soleil.
Une douleur sourde lui tordit la poitrine. Depuis que les siens avaient dû partir, il ne s’était jamais plus senti nulle part chez lui.
A présent, d’autres personnes dormaient dans son lit, s’alimentaient là où lui et sa famille avaient l’habitude de manger. Le rire des étrangers avait remplacé le leur. Il s’approcha à pas de loup, bravant le danger qui l’entourait. Ses prunelles se posèrent sur la porte d’entrée.
Les larmes lui montèrent aux yeux en songeant qu’il n’avait pas d’autres endroits où aller. Cette maison représentait son dernier refuge et il en serait chassé. Une vague de désespoir le submergea. Il ignorait où trouver les marchands, son seul espoir de pouvoir quitter la planète. Mais il ne voulait pas partir ! L’Île était son foyer à lui aussi, même si les insulaires pensaient le contraire.
Une sorte de couinement plaintif franchit ses lèvres. Il porta une main à sa bouche, les yeux écarquillés. Le son semblait avoir résonné sur les murs de la ruelle silencieuse. Paralysé par la peur, il inspecta les environs, dans l’espoir que personne ne l’ait entendu. Peut-être pourrait-on le confondre avec un chien.
La porte s’ouvrit.
« Fifi, c’est toi ? », chuchota une voix.
Eliah se figea devant le battant, incapable d’esquisser le moindre geste. Un homme de petite taille apparut enfin et eut un mouvement de recul en le voyant. L’intrus n’avait pas fière allure, avec ses vêtements trempés, son corps maigre et grelottant. Sans parler de ses traits fantomatiques. Les yeux clairs de l’Îlien s’écarquillèrent lorsqu’il remarqua le sang sur les haillons du fugitif et ses blessures à peine cicatrisées, marquant ses joues et son front.
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? »
L’autochtone s’avança dans la ruelle, sûrement pour appeler les gardes. Le vagabond se réveilla alors de sa torpeur et se jeta sur le villageois. Il l’agrippa par les épaules.
« J’ai besoin d’aide, je vous en prie. Je… ma maison avant et… nulle part où aller. Faim. »
Les paroles s’entrechoquèrent dans sa bouche et se mélangèrent pour ne former qu’un fouillis incompréhensible. Ses pupilles exorbitées cherchèrent une once de compassion sur le visage de l’inconnu, dont le petit crâne presque chauve luisait de sueur. On dirait un oiseau, nota le jeune homme. Son nez crochu et ses yeux agrandis par la peur accentuaient la ressemblance.
« Rentrons, nous serons mieux pour discuter », proposa ce dernier d’une voix étonnement calme.
D’un geste doux, il écarta les bras du Novichki et le prit doucement par la manche afin de l’entraîner à l’intérieur. La chaleur l’engloba et il se détendit immédiatement.
Eliah était chez lui.
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