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Eliah progressait dans un mélange de sable et d’aiguilles de pins, perdu dans ses pensées. La clarté avec laquelle il avait vécu ces instants, au village, s’effaçait déjà dans la brume de son esprit.
La brume. Présente depuis… aussi longtemps qu’il s’en rappelait. Elle obstruait ses souvenirs, freinait ses mouvements, contrôlait sa volonté. Sa personnalité et sa liberté disparaissaient derrière cet obstacle impalpable. De nombreuses fois, il avait tenté d’exprimer cette sensation, sans parvenir à exsuder ce mal-être. La brume, c’était comme dormir éveillé. Une interminable insomnie de trois jours. Être sous l’emprise d’une drogue. Être spectateur de sa propre vie. Un mélange de tout cela. Les habitants avaient l’habitude de dire qu’Eliah était dans la lune. Mais jamais il n’osait avouer que pendant ces moments d’absence, il ne pensait à rien. Néant.
Le jeune homme aperçut Mir, avec les lumières de ses maisons nichées dans une crique, à une centaine de mètres de là. Le foyer où il avait grandi, passé les meilleures années de son existence, malgré les conflits réguliers. Petit, il ne comprenait pas les tensions entre les insulaires et les siens, les Novichkis. Les « nouveaux venus », les colonisateurs, ou encore les ennemis. Tant de haine et de sang versé.
Puis, peu de temps après le décès d’Isahora, le nouveau Seigneur de l’Île avait chassé les pionniers. Ceux-ci s’étaient retrouvés parqués dans la forêt, reclus loin de l’océan, livrés à eux-mêmes. Leur village avait rétréci, les échanges commerciaux s’étaient raréfiés. Certains avaient décidé de partir pour se rendre dans les grandes villes afin de gagner plus d’argent. Mais à quel espoir pouvaient-ils se raccrocher, eux, les Novichkis, descendants des colons ? Des ennemis les entouraient.
La peur avait grandi parmi eux, petit à petit. Les vieux mourraient, emportant avec eux leur savoir et leur don pour la navigation. Les naissances se raréfiaient. La garde rétrécissait pour combler les postes importants. Ils disposaient de trop peu d’armes pour assurer leur protection. De plus, les informations venues de l’extérieur ne les rassuraient en rien. Tous les mois, un convoi d’Îliens venait jusqu’au village afin d’échanger des produits et apporter des nouvelles. Aucune animosité n’entachait les transactions entre commerçants et Novichkis, malgré la nette barrière dressée entre eux. Puis, les rendez-vous avaient été davantage espacés.
La tension, quasi-palpable, avait créé une atmosphère pesante. Tous les habitants avaient retenu leur souffle, redoutant que chaque jour soit leur dernier. Les gardes avaient effectué leur ronde en permanence sur le qui-vive. L’angoisse avait été leur quotidien durant de longs mois. Le jour de l’attaque, Eliah avait accueilli cette libération presque avec soulagement. Il avait eu l’impression que le canon d’un fusil était pointé sur sa tempe, sans que l’on ne presse jamais la détente. Et enfin, tout avait explosé.
Ainsi, trois jours plus tôt, des détonations avaient retenti. Des Îliens encerclaient le hameau, munis de torche et lourdement armés. Rianon, la planète envahisseuse, ne protégeait plus ses colons depuis longtemps, et préférait envoyer ses soldats défendre les mines et les exploitations.
Eliah se souvenait avoir lâché son arme. Il s’était précipité derrière une habitation. Dans la panique, personne ne lui avait prêté attention. Il avait ensuite saisi une pelle et fait levier pour soulever un des troncs servant de fortification de fortune au camp. L’énergie du désespoir et la panique avaient guidé ses mouvements. Il ne se rappelait pas qui lui était venu en aide, mais des mains avaient participé à sectionner un pan de bois. Il s’était ensuite faufilé par la petite ouverture, en contorsionnant son corps. Son torse avait failli rester coincé, mais l’autre l’avait poussé. Ils s’étaient enfuis chacun de leur côté, sans un regard en arrière.
Certains Novichkis avaient emprunté la grande porte, mais ils avaient été rattrapés à la sortie. Leurs cris résonnaient encore à ses oreilles. Eliah avait réussi à échapper aux assaillants. Sa fuite avait paru durer une éternité. Pendant sa course, les branches lui avaient lacéré les joues. Il avait foncé, toujours droit devant lui. Souffle court, obstacles, branches, rochers, ravins, chute, écorchures.
Lorsque ses poumons n'avaient été plus qu’une douloureuse boule de feu, il avait ralenti le pas et trouvé un abri, formé par un renfoncement dans le creux des rochers. Il s’y était caché pour se reposer un peu. La terreur l’avait maintenu éveillé. Ce n’était pas seulement la peur d’être retrouvé qui avait fait battre douloureusement son cœur, mais aussi les histoires que lui racontait Jams, sur des créatures dans la forêt… D’après son ami, les fantômes de leurs ancêtres hantaient les bois et cherchaient à se venger. Eliah savait ces histoires ridicules et impossibles, pourtant, il avait sursauté au moindre bruissement de feuille.
Les jours suivants se ressemblaient et se perdaient déjà dans sa mémoire. Alterner entre marche et course, avancer la nuit, se cacher le jour. Il grignotait des baies en chemin, sans s’attarder. Son ventre criait famine, mais il n’avait pas pu se permettre de s’arrêter dans un patelin. Si quelqu’un s’était rendu compte de ses origines, il aurait été tué.
Il ne se souvenait plus de la suite. La brume commençait à dévorer sa fuite. Il avait repris conscience plus tard, au pied du phare, puis aux abords de Mir.
Des dizaines de torches frémissantes s’agitaient à chaque coin des palissades du village. Les autochtones devaient s’attendre à ce que des Novichkis, comme lui, tentent de se réfugier ailleurs. Des gardes renforçaient la surveillance en ratissant la zone.
Son ventre gargouilla. Eliah pressa une main contre son estomac dans l’espoir de le faire taire. La nourriture viendrait plus tard, il devait avant tout quitter l’île. Il avait entendu parler de marchands qui séjournaient non loin d’ici. Cela représentait sa seule échappatoire. Il ne pouvait pas se permettre de rester là, mais il mourrait de faim. Ce n’était pas le moment de se faire repérer à cause d’un estomac trop bruyant. Peut-être volerait-il une barque pour se déplacer plus rapidement.
Il avança tel un fantôme, les bras pendants le long du corps, le visage pâle et inexpressif. Il s’enfonça dans la mer calme, jusqu’à être totalement immergé, sans même remarquer la morsure froide de l’eau sur sa peau. Il nagea avec des gestes lents, automatiques, qui l’empêchaient de couler. Il avait abandonné ses chaussures, mais ses vêtements lourds ralentissaient sa progression. Il lui sembla mettre une éternité à contourner la digue. Pourtant lorsqu’il cligna des yeux, il se trouvait dans le port. Des relents de poissons lui parvinrent, le rendirent nostalgique de l’époque où son père les emmenait pêcher. Il se cramponna au ponton, épuisé, le ventre tordu par des crampes.
Des gardes passèrent non loin de lui. Il attendit patiemment dans l’eau noire, osant à peine respirer. Une fois certain d’être seul, Eliah s’extirpa hors des flots. L’air frais engourdit son corps. Il trottina dans les rues étroites et sombres, ses vêtements détrempés laissant des traces sur le sol.
Il se faufila entre les habitations, dans les petites ruelles silencieuses. On avait sûrement conseillé aux habitants de rester enfermés chez eux pour la nuit. Il s’arrêta fréquemment afin de vérifier que tout était calme et la voie libre. Il avançait sans réfléchir, comme si tout son être était possédé par une entité.
Est-ce que la brume est une entité ?
Il se glissa parmi les ombres sans se faire remarquer.
Ses pas le conduisirent devant son ancienne maison. Il resta caché dans un coin, à observer ce qui fut autrefois sa demeure. De longues secondes s’écoulèrent, où rien ne lui traversa l’esprit. Il détailla la chaumière en pierres claires, salies par l’embrun. Eliah se souvenait de nombreuses soirées passées avec sa sœur, où ils galopaient sur les toits plats, agrémentés de plantes tombantes. Ces balades leur avaient offert un décor apaisant ; le petit village et sa crique, illuminés par les rayons flamboyants du soleil.
Une douleur sourde lui tordit la poitrine. Depuis que les siens avaient dû partir, il ne s’était jamais plus senti nulle part chez lui.
À présent, d’autres personnes dormaient dans son lit, s’alimentaient là où lui et sa famille avaient l’habitude de manger. Le rire des étrangers avait remplacé le leur. Il s’approcha à pas de loup, bravant le danger qui l’entourait. Ses prunelles se posèrent sur la porte d’entrée.
Les larmes lui montèrent aux yeux en songeant qu’il n’avait pas d’autres endroits où aller. Cette maison représentait son dernier refuge et il en serait chassé. Une vague de désespoir le submergea. Il ignorait où trouver les marchands, son seul espoir de pouvoir quitter la planète. Mais il ne voulait pas partir ! L’Île était son foyer à lui aussi, même si les insulaires pensaient le contraire.
Une sorte de couinement plaintif franchit ses lèvres. Il porta une main à sa bouche, les yeux écarquillés. Le son semblait avoir résonné sur les murs de la ruelle silencieuse. Paralysé par la peur, il inspecta les environs, dans l’espoir que personne ne l’ait entendu. Peut-être pourrait-on le confondre avec un chien…
La porte s’ouvrit.
« Fifi, c’est toi ? », chuchota une voix.
Eliah se figea devant le battant, incapable d’esquisser le moindre geste. Un homme de petite taille apparut enfin et eut un mouvement de recul en le voyant. Ils restèrent tous deux figés une fraction de seconde. Puis chacun remarqua le signe distinctif de l’autre, qui distinguait leur peuple.
L’Îlien écarquilla les yeux.
« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous faites là ? »
L’autochtone s’avança dans la ruelle, sûrement pour appeler les gardes. Eliah se réveilla alors de sa torpeur et se jeta sur le villageois. Il l’agrippa par les épaules.
« J’ai besoin d’aide, je vous en prie. Je… ma maison avant et… nulle part où aller. Faim. »
Ses paroles s’entrechoquèrent dans sa bouche et se mélangèrent pour ne former qu’un fouillis incompréhensible. Ses pupilles exorbitées cherchèrent une once de compassion sur le visage de l’insulaire, dont le petit crâne presque chauve luisait de sueur. On dirait un oiseau, nota le Eliah. Son nez crochu et ses yeux agrandis par la peur accentuaient la ressemblance.
« Rentrons, nous serons mieux pour discuter », proposa l’Îlien d’une voix étonnement calme.
D’un geste doux, il écarta les bras du Novichki et le prit doucement par la manche afin de l’entraîner à l’intérieur. La chaleur l’engloba et il se détendit immédiatement.
Eliah était chez lui.
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