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Le feu brûlait dans l’âtre, papa devait réparer les ablerets, derrière le rideau. Isahora jouait dans la chambre. Pendant quelques secondes, il lui sembla que tout était identique, puis il cligna des yeux et le décor se modifia.
Il distingua un lit en bon état, caché par un rideau coloré. Sur le côté, des filets de pêche négligemment pliés, ainsi que des séchoirs à poissons dont l’odeur restait imprégnée et le saisit à la gorge. Au fond de la pièce, une porte fermée donnait sur une chambre, celle où Eliah et sa sœur dormaient autrefois. Sur sa gauche s’étendait la petite cuisine, où une femme le dévisageait, bouche bée. Elle avait été interrompue durant la vaisselle et de l’eau gouttait le long de ses bras.
« Yun, qui est-ce ? demanda-t-elle en chuchotant, sa voix pourtant remplie de colère et de peur.
- J’ai cru entendre Fifi dehors, mais c’était cet homme, murmura-t-il.
- Ce n’est pas une raison pour le laisser rentrer ! Il est trempé et couvert de sang ! »
Le dénommé Yun fit un geste en direction de la chambre et elle baissa d’un ton. Resté près de la porte, les bras autour de son corps tremblant, Eliah ne comprit rien à cet échange.
« Je crois qu’il habitait ici avant. Regarde-le, on ne peut pas le laisser dans cet état. »
Son épouse posa ses mains sur ses hanches, courroucée. Yun fit signe à l’étranger de s’approcher de l’âtre. Celui-ci, comme hypnotisé, obéit sans rechigner. L’homme lui tendit un tabouret pour qu’il s’assoit. La colère s’empara de lui face au mobilier qui avait remplacé celui qu’il avait toujours connu. Cette amertume fut renforcée par les odeurs différentes qui flottaient dans l’air et masquaient celle de sa famille.
« Vous allez bien ? Quel est votre prénom ? D’où venez-vous ? »
Le fugitif baissa la tête, ne sachant pas par quoi commencer. Il ne pouvait révéler ses origines, mais ses yeux le trahiraient. Ses longues mèches brunes dissimulaient son regard, qu’il essayait de garder baissé pour ne pas alerter la femme, déjà peu rassurée. S’ils découvraient la vérité, ses hôtes se montreraient moins accueillants. Toutefois, Yun avait eu le temps de voir ses prunelles à l’extérieur. Le manque de lumière l’avait peut-être avantagé. Le pêcheur inspirait confiance, avec son air avenant. Des rides marquaient son visage tanné par les heures passées en mer. Un gentil oiseau.
« Ne reste pas plantée là Marcella, donne-lui à manger. Tu vois bien qu’il est maigre comme un clou.»
Celle-ci grommela et s’essuya les mains sur son tablier. Elle tendit une assiette à Eliah, du bout des doigts, pour éviter tout contact. Il prit la gamelle et engloutit la nourriture sans même prêter attention à ce qu’il mangeait.
« Il faut prévenir les soldats, murmura Marcella. Il va nous attirer des ennuis. »
Yun resta silencieux et vint s’accroupir à côté de la cheminée.
« J’ai entendu un petit couinement dehors, raconta-t-il à voix basse. J’ai cru que c’était notre chien Fifi. On l’a perdu depuis quelques jours et les enfants sont très tristes. »
Eliah engloutit la dernière bouchée avant de dévisager Yun. Les flammes se reflétaient dans les yeux de celui-ci, accompagnées d’une pointe de crainte. Il lui sourit doucement, pour lui signifier que ses origines n’avaient pas d’importance ici. Oui, il avait invité un inconnu chez lui, un Novichki, alors que ses enfants dormaient dans la pièce à côté. La colère du jeune homme diminua. Yun n’était qu’un moineau essayant de protéger ses oisillons.
Le vagabond n’était plus dans sa maison. Jamais il n’aurait pu faire le moindre mal au pêcheur ou à sa famille. Mais il ne voulait pas qu’ils se sentent en danger.
« Je vous remercie, s’entendit-il dire. Je suis désolée de vous avoir fait peur. Je dois quitter l’Île. »
Il redressa le visage et Marcella laissa échapper un hoquet de stupeur. Elle recula jusqu’à l’arrière de la cuisine et faillit renverser le bac d’eau contenant la vaisselle sale.
« C’est un Novichki ! s’exclama-t-elle avec un geste accusateur. Il faut appeler les gardes immédiatement ! »
Son glapissement retentit dans la maisonnette. Elle plaqua une main sur sa bouche, les sourcils froncés de contrariété. Elle dressa un doigt réprobateur en direction de son mari, lorsqu’une voix fluette leur parvint :
« Maman ? »
Une silhouette franchit le rideau qui séparait le salon de la chambre. La petite fille se frotta les yeux, tout en tenant un doudou usé entre ses doigts. Elle dévisagea les adultes, en particulier l’inconnu.
« Qui c’est ? »
Sa mère se précipita vers elle et la prit dans ses bras avant de s’écarter d’Eliah. Il comprit son envie de protéger sa progéniture mais ses précautions la rendaient ridicule. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas été confronté à ce genre de réaction.
« Je suis désolée de t’avoir réveillé, ma puce. Le vilain monsieur m’a énervée, mais il s’apprêtait justement à partir. »
Yun croisa les bras.
« Mais il fait nuit, il va avoir peur dehors », constata la fillette.
Elle plaqua son ours contre son nez, horrifiée à l’idée que quiconque puisse passer la nuit dans les ténèbres.
« Bien-sûr que non, on ne va pas le laisser partir », rassura son père.
Il s’approcha de sa famille, mais Marcella recula, énervée.
« C’est un Novichki, répéta-t-elle. Il ne peut pas rester.
- C’est quoi un Nochiviki ? »
Ce dernier retint un sourire amusé. Puis, une boule se forma dans son estomac. Bientôt tous tués, plus personne sur l’Île n’utiliserait ce terme. Les siens s’effaceraient, disparaîtraient tel un cauchemar.
« Ce n’est vraiment pas le moment pour ça, Erina.
- Va te coucher, renchérit l’Îlien. Tu veux dormir dans le lit de papa et maman ?
- Oh oui, chouette ! »
La femme retint une invective, fusilla son époux du regard et disparut dans la chambre avec sa fille. Yun rejoignit son invité et poussa un profond soupir.
« Heureusement, le deuxième à le sommeil plus lourd. »
Il retourna dans la cuisine pour resservir son invité. Une fois sa gamelle remplie, il se rassit devant l’âtre, tandis que son hôte s’emparait d’un filet de pêche troué pour le rapiécer. Dans l’autre pièce, les voix leurs parvinrent.
« Maman, je veux savoir, c’est quoi un Nochivki ?
- Novichki. C’est la race de cet homme. »
Elle marqua une pause avant d’enchainer :
« Tu sais, il y a bien longtemps, nous étions seuls sur l’Île. Et puis, un jour, des méchants sont arrivés. Ils venaient d’un autre monde : Rianon. Ils ont été très très vilains avec nous. »
Hoquet choqué de la gamine.
Depuis la colonisation de Rianon sur l’Île, les envahisseurs vivaient avec les insulaires, même si leur présence était peu appréciée. Les Novichkis, les « nouveaux venus », dont Eliah faisait partie, descendaient des premiers colons ayant envahis la planète. Ils vivaient sur l’Île depuis quatre générations à présent, mais jamais les autochtones n’avaient accepté leur présence.
Pendant des années, des maladies s’étaient propagées, accompagnées de massacre terribles envers les populations locales. Ceux-ci avaient ruminé leur haine, attendant le moment pour se venger.
« Ils t’ont fait du mal à toi, ou à papa ?
- Je te raconterai peut-être quand tu seras plus grande.
- Mais j’ai déjà six ans ! Je suis grande. »
La chasse aux sorcières avaient fait de nombreuses victimes également, condamnant des milliers d’innocents, meurtrissant tant de familles. Puis, une décennie plus tôt, le Seigneur de l’Île fut remplacé et son successeur avait pris la situation en main. Les Novichkis avaient été chassés des villages et reclus dans d’autres zones. Eliah et les siens avaient fini dans la forêt, jusqu’à voir leur territoire diminuer, les obligeant à se retirer dans les terres et à abandonner leur métier de pêcheurs, pour la plupart. Ils s’étaient retrouvés acculés, toujours plus au cœur des bois, où les communications étaient limitées.
Un an auparavant, le secteur avait été totalement isolé et les lignes commerciales avec Rianon coupées. Les Novichkis craignaient une attaque des Îliens, qu’ils considéraient comme les leurs mais qui, eux, les détestaient. La situation s’était stabilisée, leur présence tolérée. La zone n’était alors plus qu’un village perdu dans les bois, où ils vivaient dans la peur permanente d’être attaqués et tués.
« Comment on reconnait un Novichki ? reprit l’enfant, sans en démordre.
- Ils ont les yeux marrons.
- Oh, j’aimerais bien moi aussi ! Tout le monde à les yeux bleus, c’est moche.
- Ne dis pas une chose pareille, Erina, gronda sa mère. Il faut que tu dormes maintenant.
- J’ai peur que le méchant monsieur il est vilain avec papa et toi. »
Marcella marqua une pause.
Les Novichkis avaient cohabités pendant longtemps avec les Îliens. Leurs yeux foncés ne faisaient que renforcer leur différence avec les natifs, aux prunelles claires. Eliah ne connaissait rien de la planète colonisatrice, Rianon, dont ses arrière-grands-parents étaient originaires. La seule chose qu’il connaissait alors de Rianon était son nom. Et sa cruauté.
Les insulaires leur avaient bien rendus. Il avait entendu des histoires horribles sur des mariages inter-races, ayant donné naissance à des enfants de sang-mêlé. Tous auraient été massacré, sur ordre du souverain.
« Ça n’arrivera pas, mon ange, reprit la femme. Papa et moi sommes là pour te protéger.
- Tu peux me chanter une berceuse ?
- Je croyais que tu étais une grande fille, plaisanta-t-elle.
- Juste ce soir, mais dis rien à Liko. »
Les douces paroles s’élevèrent, apaisant l’atmosphère. La voix de Marcella devint plus grave et les mots donnèrent des frissons glacés à Eliah, malgré le feu qui crépitait à côté de lui.
Dors, mon p'tit loup, dans ce monde incertain,
Là-haut la guerre gronde, de l'aut' bord de l'chemin,
Mais t'en fais pas, petit, je s'rai près de ton berceau,
Comme une douce vague qui berce l'océan haut.
Les ondes douces, envolent tes maux
Il avait déjà entendu cette chanson, à Mir. Les Îliens la chantaient à leurs enfants le soir, peut-être dans l’espoir que ces vers éloignent à jamais les événements funestes de leur passé. Qu’ils ne se reproduisent plus.
Les guerres lointaines, viennent sur nos côtes
Mais, l'océan veille, garde tes échos
Dors, p'tit bout, au fond de ton lit douillet,
Que la guerre s'éloigne, loin dans les fûts étoilés,
Les envahisseurs s'en vont, loin dans les cieux voilés,
Le voile noir flotte, dans l’oubli fais-le s’envoler.
Il déglutit péniblement, meurtri par la sombre histoire de son peuple.
« Notre village a été attaqué, il y a trois nuits, lâcha-t-il soudain. Je ne sais pas s’il a des survivants. »
Sa voix se brisa. Il se prit la tête entre les mains et se mordit les joues pour retenir ses larmes de détresse.
L’angoisse avait été son quotidien durant de longs mois, et le jour de l’attaque, il avait accueilli cette libération presque avec soulagement. Il avait eu l’impression que le canon d’un fusil était pointé sur sa tempe, sans que l’on ne presse jamais la détente . Et enfin, tout avait explosé.
Les villageois, reclus depuis une décennie, s’étaient retrouvés livrés à eux-mêmes. La tension, quasi-palpable, créait une atmosphère pesante. Le commerce tournait alors au ralenti, tous les habitants retenaient leur souffle. Les gardes effectuaient leur ronde en permanence sur le qui-vive. Et une nuit, des explosions avaient retenti. Le hameau s’était retrouvé encerclé par les Îliens, venus pour les tuer.
Il se souvenait avoir lâché son arme. Puis il avait détruit un tronc servant de fortification de fortune au camp. L’énergie du désespoir et la panique avaient guidé ses mouvements. Eliah ne se rappelait pas qui lui était venu en aide, mais des mains avaient participé à sectionner un pan de bois. Il avait saisi une pelle et fait levier pour enlever entièrement l’épaisse planche. Il s’était ensuite faufilé par la petite ouverture, en contorsionnant son corps. Son torse avait failli rester coincé, mais l’autre l’avait poussé. Ils s’étaient enfuis chacun de leur côté, sans un regard en arrière.
Certains Novichkis avaient emprunté la grande porte, mais ils avaient été rattrapés à la sortie. Eliah avait réussi à échapper aux assaillants. Sa fuite avait paru durer une éternité. Pendant sa course, les branches lui avaient lacéré les joues. Il avait foncé, toujours droit devant lui, sauté par-dessus des troncs d’arbres allongés, évité des rochers. Il avait même chuté dans un fossé et s’était écorché les genoux et les mains.
Lorsque ses poumons n'avaient été plus qu’une douloureuse boule de feu, il avait ralenti le pas et trouvé un abri, formé par un renfoncement dans le creux des rochers. Il s’y était dissimulé pour se reposer un peu. Il avait à peine dormi, trop effrayé. Ce n’était pas seulement la peur d’être retrouvé qui avait fait battre douloureusement son cœur, mais aussi les histoires que lui racontait Jams, sur des créatures dans la forêt… D’après son ami, les fantômes de leurs ancêtres hantaient les bois et cherchaient à se venger. Eliah savait ces histoires ridicules et impossibles, pourtant, il avait sursauté au moindre bruissement de feuille.
Précédant l’aube, il avait rejoint un ruisseau pour se désaltérer et nettoyer son visage. Puis il avait trottiné des heures avant de dénicher une nouvelle cachette. Les jours suivants avaient été presque identiques : marcher la nuit, se cacher le jour. Peu de sommeil, l’estomac noué par la crainte constante d’être retrouvé ou tué. Il avait grignoté des baies et de rares fruits. Son ventre criait famine, mais il n’avait pas pu se permettre de s’arrêter dans un patelin. Si quelqu’un s’était rendu compte de ses origines, il aurait été tué.
Eliah ne se souvenait plus de la suite. La brume commençait déjà à dévorer sa fuite. Il avait repris conscience au pied du phare.
Yun posa une main réconfortante sur son épaule, le faisant sortir de ses pensées. Tous les Îliens devaient déjà être au courant de l’attaque du village Novichki. La compassion de l’insulaire apaisa un peu son cœur. Chaque jour, il essayait de se persuader que tous les autochtones n’étaient pas mauvais, mais la mort de ses congénères contestait cette conviction.
« Le dernier vaisseau marchand part demain à la première heure. »
Ils restèrent silencieux, méditant ces paroles alarmistes. La situation était bien plus préoccupante que ce qu’il avait imaginé. Depuis cinquante ans, l’Île n’accueillait plus aucun nouvel habitant. Rianon se contentait d’envoyer des soldats et des esclaves pour s’approvisionner en ressources. Seuls l’armée et des marchands étaient autorisés à venir sur la planète.
« Tu ne proposes quand même pas de l’emmener là-bas ? » s’étouffa sa femme, en réapparaissant.
Elle leur intima de parler à voix basse. Yun se leva et s’approcha afin de la rassurer.
« Marcella… Fais preuve de compassion, bon sang. Il est né sur l’Île, peut-être coupé des autres Îliens, mais c’est l’un des nôtres. Tu crois qu’il connait Rianon ? »
Le pêcheur représentait son unique chance de rejoindre les commerçants. Ceux-ci ne s’éterniseraient pas sur l’Île maintenant que les insulaires avaient repris le contrôle total de leur planète. L’étranger soupçonna également la mort des garnisons de soldats de Rianon qui surveillaient les ports commerciaux. Après avoir rasé les derniers villages Novichkis, les vaisseaux marchands devaient fuir pour rejoindre Rianon. Cela ne présageait rien de bon pour la suite.
« On a pas pu faire grand-chose pour aider ces pauvres gens bloqués dans la zone, poursuivit l’autochtone. On peut au moins essayer d’aider ce garçon. »
Eliah sentit les larmes lui monter aux yeux. Personne ne l’avait jamais considéré comme un Îlien. Même lorsqu’il habitait dans ce village, avec d’autres natifs, une nette séparation était faite entre leurs peuples.
« Indiquez-moi seulement l’endroit, j’irai seul », souffla-t-il avant que sa voix ne se brise sous l’effet de l’émotion.
Il baissa la tête pour cacher son émoi. Yun ramassa la gamelle et lui tapota le dos :
« Allons, je ne vais pas vous abandonner maintenant. Je suis pêcheur, je vous emmènerai en bateau.»
Le vagabond ne put contrôler les sanglots secouant son corps fatigué. Il repensa à son père, qui l’avait conduit en mer de nombreuses fois et lui avait fait découvrir les rudiments de la navigation et de la pêche. Depuis qu’ils avaient été chassés de Mir, Eliah n’avait pas remis les pieds sur un bateau. Son inquiétude et sa peine s’allégèrent en songeant à cette dernière balade en mer avant de quitter l’Île. Il était soulagé d’être tombé dans le nid de Yun. Quelle étrange personne. Il aurait presque pu faire peur avec ses airs de rapace, mais une telle gentillesse émanait de lui. Contrairement à sa femme, qui ne cessait de lui jeter des regards méfiants.
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