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Le lendemain, Eliah émergea dans un grand lit aux draps blancs. La pluie tombait avec un bruit sourd contre la baie vitrée. Il trouva des vêtements propres, posés sur un fauteuil en velours clair. Il remarqua que la douche, dissimulée derrière un verre fumé, ne disposait pas de restriction d’eau. Celle-ci en sortait presque claire. La culpabilité l’empêcha de rester plus longtemps que nécessaire.
Asbel l’attendait dans la cuisine. Ils déjeunèrent en silence, leur repas rythmé par les informations, diffusées par un étrange appareil. Les images flottaient, suspendues dans l’air. Le présentateur paraissait si réel, presque palpable. Les détails de sa peau leur apparaissaient avec précision. Ils auraient pu réaliser un tour complet de l’homme, comme une statue en ronde-bosse. Des vidéos entrecoupaient son discours. Les scènes mirent Eliah mal à l’aise, de par leur netteté. A plusieurs reprises, il tourna la tête pour vérifier qu’il était toujours dans la cuisine. L’ultra-réalisme ne gênait pas son ami, habitué à cette technologie, appelée « holo ».
Les terribles nouvelles concernant la guerre lui coupèrent l’appétit. Le gouvernement de Rianon souhaitait envoyer davantage de soldats au front, cependant des mouvements de contestation éclataient peu à peu au sein de la population.
« Ce groupe, les Insurgés, qu’est-ce qu’ils veulent ?
- Leur indépendance. Rianon est composée de plusieurs continents, tous unifiés sous la même autorité. Mais ces extrémistes veulent en finir avec le Conseil et que leurs terres soient libérées de ce joug. Un de leur argument est également à propos de l’eau. Ils prétendent détenir la solution face à ce problème, qui pourrait nous affranchir de l’Île. Enfin, jusqu’à présent, ils n’ont rien dévoilé là-dessus. Le peuple a du mal à les croire. »
Si les Insurgés gagnaient le conflit, le Sanctuaire ne serait peut-être plus menacé. À l’inverse, la révolte îlienne ne perdurerait pas. Rianon reprendrait le contrôle dès la fin de sa guerre civile. Il se crispa.
« On raconte même que la rébellion chez toi a été soutenue par les Insurgés. »
Eliah se pinça les lèvres. Son interlocuteur baissa la tête et tritura sa nourriture, l’air meurtri.
« J’ai… j’ai de mauvaises nouvelles à t’annoncer. Je me suis un peu renseigné et… »
D’après son père, Rianon avait envoyé un ambassadeur sur la planète colonisée quelques mois plus. Le Seigneur de l’Île avait accueilli le représentant avec courtoisie, avant d’expliquer la situation. Les garnisons de soldats restantes avaient été massacrées, ainsi que les navires marchands qui n’avaient pas réussi à s’enfuir. Les derniers villages Novichkis raillés de la carte. Dont le hameau d’Eliah. Cette visite officielle correspondait à son départ, à deux jours près.
Désormais, les insulaires voulaient leur indépendance et les prochains émissaires ne seraient pas reçus avec autant de cordialité. Rianon avait essayé de dissimuler ces tensions, la nouvelle n’avait donc pas encore fuité. L’ambassadeur avait essayé de négocier, mais le monarque restait fermé à toute discussion. Personne n’était au courant de cet échange. La situation se révélait déjà bien assez préoccupante sur ce monde, avec ses conflits internes, pour renvoyer des militaires sur l’Île.
Le Novichki fut anéanti. Il nia tout d’abord la vérité ; peut-être que certains villageois avaient réussi à rejoindre un astronef, tout comme lui. Cependant, la plupart des marchands n’étaient pas parvenus à s’enfuir. Même si ses proches les avaient trouvés, seule la mort les avait accueillis.
Une bouffée de haine l’envahit. Personne ne leur avait apporté la moindre aide ; que ce soient les autres Îliens qui ne les détestaient pas – des gens à l’image de Yun – ou le gouvernement de Rianon. Personne. Rien ne les intéressait ici, à part le profit. On les haïssait tant que même les enfants et les nouveaux nés avaient été massacrés eux aussi.
Il préférait le reprocher à d’autres plutôt que d’admettre sa propre culpabilité. La honte le consuma. Il avait abandonné les siens en fuyant de son côté. Il s’effondra. Le stupide espoir de les croire en vie, d’espérer que l’un d’eux avait pu survivre, s’écroula. Un creux douloureux se forma dans sa poitrine.
Il repensa au petit Sullivan, sans cesse dans les pattes des gardes, à vouloir les imiter ; il se faufilait dans la forêt pour récupérer des morceaux de bois et revenait discrètement dans le village pour suivre les soldats, se tenant droit derrière eux. La boulangère, Julia, avait accouché huit mois auparavant d’une petite fille prénommée Flore ; elle rampait jusqu’à la boutique, échappant à la surveillance de ses frères pour venir embêter ses parents dans les cuisines.
Et puis, il ne verrait plus jamais les fausses disputes entre Ed, le mari de Julia, et son frère Kilm, qui se chamaillaient pour un rien, se battaient parfois, mais qui finissaient toujours par se réconcilier autour d’un verre. Jeck, le tenancier, un radin qui ne cessait de vouloir augmenter les prix des boissons, et pourtant, même ce type lui manquait. Ils avaient tous fait en sorte de se serrer les coudes dans les moments difficiles. Hord et sa famille avaient été présents pour Eliah lorsque ses parents étaient morts. À son tour, il avait protégé les fils de Hord, surtout Jams lorsqu’il se faisait importuner par les autres enfants.
Leur village avait rétréci, les échanges commerciaux s’étaient raréfiés. Certains avaient décidé de partir pour se rendre dans les grandes villes afin de gagner plus d’argent. Mais à quel espoir pouvaient-ils se raccrocher, eux, les Novichkis, descendants des colons ? Des ennemis les entouraient. Cela n’avait pas découragé Zayr et sa sœur Rémie. Ils avaient mis les voiles une nuit, malgré les avertissements de tout le monde pour les en dissuader. Les frangins disparurent et ne revinrent plus jamais.
La peur avait grandi parmi eux, petit à petit. Les vieux mourraient, emportant avec eux leur savoir et leur don pour la navigation. Les naissances se raréfiaient. La garde rétrécissait pour combler les postes importants. Ils disposaient de trop peu d’armes pour assurer leur protection. De plus, les informations venues de l’extérieur ne les rassuraient en rien ; tous les mois, un convoi d’Îliens venait jusqu’au village afin d’échanger des produits et apporter des nouvelles. Il n’existait pas d’animosité entre ces commerçants et les Novichkis, malgré la nette barrière dressée entre eux. Puis les rendez-vous avaient été davantage espacés.
Les mêmes questions tournaient en boucle dans l’esprit d’Eliah ; ces insulaires étaient-ils responsables, d’une manière ou d’une autre, de l’attaque qu’avait subi le hameau ? Avaient-ils été envoyés en tant qu’espions, pour observer les alentours, compter les soldats et gagner leur confiance ? Il n’aurait jamais la réponse.
La semaine qui suivit, Eliah ne bougea presque pas de la chambre. Il pleurait sans pouvoir s’arrêter. Quitter l’Île avait été la décision la plus difficile de sa vie. Il se sentait égoïste d’avoir survécu et d’avoir abandonné ses semblables. Le poids de la culpabilité pesait lourd sur sa poitrine. Il n’avait aidé personne, il avait juste fui comme un lâche dès les premiers coups de feu. Certaines nuits, il se réveillait en sueur à cause des cris provenant de ses cauchemars, où ses amis hurlaient : « tu nous a trahi ! ». Dans d’autres rêves, il les voyait se faire torturer et tuer par des autochtones au visage de démon. Il préférait ignorer les conditions de leur mort, les imaginer dans un autre pays, où ils seraient enfin tous en paix.
Asbel fut très présent pour le soutenir. Les premiers jours, il lui laissa de l’espace. Il apportait les repas, restait à ses côtés, en silence. Puis, ils échangèrent quelques mots. Le citoyen de Rianon essayait de lui remonter le moral, il lui racontait des anecdotes sur son enfance, sur ses passions. Son invité n’écoutait pas, plongé dans une semi-conscience.
Le blond lui annonça une autre nouvelle, alarmante, mais qui n’atteignit pas le Novichki.
« Il faut qu’on parte de La Bulle. Mon père a eu l’information avant la publication officiel du décret, ça ne nous laisse pas beaucoup de temps. Il a tout prévu, ne t’inquiète pas.
- De quoi ? Qu’est-ce qu’il se passe ?
- Le Conseil a annoncé la conscription obligatoire des hommes. Tous ceux âgés de plus de vingt ans. Sans distinction de classe. »
Le clandestin ne réussit même pas à s’en émouvoir. Au contraire, il éprouva une satisfaction malsaine à l’idée que ce petit bourgeois panique également. La suite de ses explications se perdit dans la brume. Amorphe et vidé de ses forces, il se contenta de suivre son compagnon. Le soir venu, ils quittèrent l’appartement pour se rendre dans une immense tour, à l’autre bout du quartier. Le sommet disparaissait dans les nuages. Ils le rejoignirent comme dans un rêve. Sur le toit, un vaisseau les attendait.
L’appareil ressemblait à une péniche plate, long de cinq mètres, surmonté d’un globe en verre. Des propulseurs agrémentaient ses flancs, accompagnés d’étranges tuyaux, aérations et fils. Sous le dôme se trouvaient plusieurs sièges ainsi qu’une tableau de bord complexe, parsemé de boutons. Asbel programma leur destination et l’engin fila à toute vitesse. Ils traversèrent des villes semblables à La Bulle, quoique plus petites. Les points lumineux leur indiquaient où se situait la civilisation.
Ils laissèrent derrière eux les nuages menaçants de la capitale pour traverser un désert au ciel dégagé, aux étoiles scintillantes. Sous leurs yeux, ils ne distinguaient qu’un vide noir et angoissant. Son hôte expliqua que, mis à part les zones peuplées, Rianon n’était qu’un immense désert.
Après deux heures de trajet, l’astronef amorça sa descente, toujours au milieu de ce néant sombre. À cet instant, des lampes s’allumèrent pour éclairer la piste d’atterrissage, ainsi qu’une maison cubique au milieu des dunes enténébrées.
Ils sortirent du véhicule. Une douce fraicheur les accueillit. En pleine journée, la chaleur devait être invivable. Quelle étrange idée de faire construire sa maison ici.
L’immense bâtisse, en béton nu, apparut plus clairement. Une oasis luxuriante s’étalait tout autour. Eliah n’avait jamais rien vu d’aussi intriguant. Il avait cru que Rianon était une terre stérile, où les plantes ne poussaient pas. Il devina que cet endroit était un trésor jalousé par beaucoup, notamment avec les bassins d’eau qui entouraient les jardins. Chaque parcelle du terrain avait été éclairée de sorte qu’aucun coin ne soit laissé dans l’obscurité.
La nuit étant bien avancée, ils ne s’attardèrent pas et gagnèrent l’intérieur.
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