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Eliah ne ferma pas l’œil de la nuit. Il sursautait au moindre bruit provenant du couloir. Son esprit imaginait mille scénarios où Oris parvenait à pénétrer dans son appartement. Lorsqu’enfin il s’assoupit, son agresseur s’insinua dans ses rêves, où il le pourchassa et le viola. Cela lui passa l’envie de dormir.
La nausée ne le quittait pas, mais il n’osait pas sortir pour se rendre aux toilettes communes. Peut-être que l’homme l’attendait derrière la porte ou au bout du couloir.
Il se résolut à rester assis sur le lit et à patienter jusqu’à l’aube, malgré ses paupières lourdes. L’appartement ne cessait de lui rappeler la scène, il redoutait que le contremaître surgisse et l’attaque une nouvelle fois.
Les murs se refermaient sur lui, l’empêchaient de respirer. Des tremblements ininterrompus secouaient tout son corps. Impossible de partir, au matin, et prétendre que cette scène n’avait pas eu lieu. Le harcèlement et les attaques ne cesseraient pas. Il recommencerait, jusqu’à satisfaire sa folie. Comment lui échapper ? L’ouvrier ne le quittait jamais d’une semelle, ce qui ne laissait pas une grande marge de manœuvre pour agir.
Seul Asbel pouvait l’aider. Mais aucun moyen de le contacter. Le Novichki ne possédait pas de téléphone, il avait préféré économiser plutôt que de céder à cette fantaisie. Les regrets répandirent un gout amer dans sa gorge. Le blondinet ne lui rendrait pas visite avant le soir suivant. Tant d’événements pouvaient se produire d’ici là. Oris tenterait de les séparer.
Trop de questions, trop de possibilités. Il se prit la tête entre les mains et un râle de désespoir s’échappa de ses lèvres. Ses yeux pleins de larmes se posèrent sur un détail, ornant son avant-bras.
Il avait obtenu ce tatouage durant son adolescence. Un croissant de lune. Il se souvenait encore de la dispute avec sa mère, quand elle l’avait découvert. Le tracé, bien que maladroit, lui plaisait. Ce symbole l’apaisa, même si des souvenirs douloureux ressurgissaient.
Le jeune homme se leva soudain, attrapa un stylo qui trainait – avec lequel il calculait ses dépenses – et gribouilla plusieurs étoiles sur le mur, à côté de son lit.
Il en était presque venu à oublier cet emblème qu’il voyait partout à Mir, sur l’Île, pendant son enfance. Les étoiles représentaient l’Île, même s’il en ignorait l’origine et la signification. Durant les fêtes, les villageois s’en traçaient sur le visage pour symboliser l’harmonie avec la planète. Les Novichkis n’avaient pas le droit de participer ou d’en dessiner. Si un Îlien surprenait l’un d’eux, ce dernier était dénoncé et battu sur la place du village. Ce traitement injuste et incompréhensible lui avait toujours fendu le cœur.
Cette lune, sur sa peau, incarnait à merveille ce qu’il ressentait depuis tout ce temps sur l’Île ; sa solitude et différence au milieu des autres. Elle lui rappelait qu’il n’appartiendrait jamais à ce monde.
Et pourtant, en dépit de la haine des insulaires, sa planète lui manquait. Seul endroit qu’il considérait comme son foyer.
Il se rallongea sur son lit, la tête dans les étoiles. Une manie chez lui. Un sourire triste apparut sur ses lèvres. Au village, tous avaient l’habitude de dire qu’il était dans la lune. On le voyait rester immobile, parfois des heures, sans que rien ne puisse briser cette léthargie. D’autres fois, on aurait dit un automate, remplissant ses tâches, insensible à ce qui l’entourait. L’inquiétude de ses proches avait laissé place à une certaine résignation. Rien ne pouvait le sortir de cet état.
La brume.
Même ses parents ignoraient l’existence de ce phénomène. Qui aurait pu comprendre, alors que lui-même ne parvenait pas à mettre des mots dessus ?
Sur l’Île, il avait accepté sa particularité, même si son mal-être avait pesé lourd sur ses épaules. Cependant, dès l’attaque du village, il avait compris que la brume ne serait alors plus qu’un obstacle. Elle l’empêchait de se concentrer, de réfléchir, de prendre des décisions. Une autre personne possédait son corps. Quelque chose l’empêchait d’être lui-même. Ses souvenirs et sa personnalité disparaissaient, engloutis par cette étrange entité. Parfois, la brume se manifestait si violement qu’Eliah oubliait des pans entiers de sa vie. Il manquait des événements et se réveillait des heures plus tard, désorienté. Son enfance et adolescence devenaient floues et indistinctes. Tout se brouillait dans son esprit. Dans ces moments-là, il pouvait raconter n’importe quoi, sans pouvoir s’en rappeler ensuite.
Pour une raison inconnue, son influence diminuait sur Rianon. Cette absence l’inquiétait, malgré le soulagement qu’elle créait. En cet instant, il aurait aimé qu’elle l’enveloppe et le transporte dans ce monde semi-conscient. Les problèmes et l’angoisse auraient disparu.
Une larme solitaire roula sur sa joue et il se recroquevilla dans ses draps rêches.
Au matin, il avait pris sa décision.
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