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Malgré l’appréhension, Eliah était allé au travail. Il savait qu’Oris l’aurait attendu devant sa porte, ou tambouriné au battant, si le Novichki était resté enfermé. Il avait donc devancé le contremaître en partant plus tôt que d’habitude et en prenant le bus d’avant.
Puis, Eliah avait guetté la fin de journée avec angoisse. Depuis le matin, une seule idée tournait en boucle dans sa tête. Contrairement à d’habitude, il avait eu le temps de voir filer les heures, de les compter, dans l’impatience de mettre son plan à exécution. La peur se mélangeait à l’excitation. Cet élan de rébellion, animé par une flamme de détermination, représentait son unique chance. Son agresseur ne le laisserait pas lui échapper une seconde fois. L’Îlien devait lui fausser compagnie.
Il fit mine de continuer à ranger ses outils tandis que ses collègues se dirigeaient vers le vestiaire. Il vérifia que tous partaient et compta combien de personne franchissait le seuil de l’atelier. Ses doigts pianotaient sur sa jambe. Des tremblements incontrôlables agitaient ses membres. Parfait cocktail de fatigue et d’énergie du désespoir.
Lorsque la dernière personne fut sortie, il déglutit avec difficulté et fonça vers les vestiaires. Il ouvrit rapidement son casier, jeta ses vêtements de rechange sous un banc et s’introduit à l’intérieur. Il eut des difficultés à contorsionner son corps là-dedans. Il rentra la tête dans les épaules, pour ne pas se cogner contre le plafond en métal. Ses jambes fléchies de manière très inconfortable ne tardèrent pas à tressauter.
Le temps s’écoula au ralenti. Il compta les secondes dans sa tête. Il perdit le fil en remuant pour trouver une position plus agréable, et recommença deux fois. La chaleur se propagea à travers son corps, ses joues devinrent écarlates. La sueur coulait abondamment le long de son échine. Il s’apprêtait une nouvelle fois à grogner et à s’agiter dans le petit espace confiné, lorsque la porte du vestiaire s’ouvrit.
Il se figea. A travers les interstices du casier, il reconnut sans mal Oris. Ce dernier n’avait pas ôté sa blouse de travail et l’agrémentait d’un petit chapeau ridicule. Il appela plusieurs fois Eliah, fit le tour des douches, au fond de la salle, et revint en grommelant. Il ressortit pour contrôler la zone de chargement.
L’étranger patienta encore. Il se mordit les joues pour contenir ses gémissements de douleur. Si le citoyen de Rianon ne voyait aucune trace de lui, il finirait par prendre le bus et rentrer à l’appartement. Ainsi Eliah pourrait lui échapper.
Les interminables secondes s’égrenèrent au rythme de son cœur battant la chamade. Enfin, sn silence, il se faufila hors de sa cachette. Il essuya ses mains moites sur sa tenue pour saisir la poignée de la porte. Il franchit l’entrée des vestiaires en essayant d’être le plus discret. Son pouls irrégulier palpitait et résonnait dans ses tympans. Il commença à trottiner vers la sortie.
« Eliah ! »
Il se figea puis fit volte-face, tout son corps crispé par la terreur. Oris se trouvait encore dans l’entrepôt. Leur regard se croisa ; d’un côté une panique incontrôlable, de l’autre de l’étonnement.
Le Novichki prit ses jambes à son cou. Des protestations lui parvinrent, dans son dos, qui le firent accélérer. Il parcourut la zone industrielle à toute vitesse, le souffle court et les poumons en feu.
Il dépassa de nombreux travailleurs qui quittaient eux aussi la zone, traînant des pieds après une journée de travail. Sa course fut accompagnée d’exclamations, impossible de déterminer s’il s’agissait d’encouragements. Peut-être voulait-on voir une bagarre.
Il dépassa le grillage puis s’engagea sur la droite. Il faillit tomber et se rattrapa de justesse au poteau électrique. Du coin de l’œil, il aperçut que l’ouvrier le suivait toujours, et avait perdu son chapeau. La distance entre eux avait augmenté, malgré tout, Eliah conversa la même allure effrénée.
Au loin, il aperçut l’arrivée du bus. Ce transport représentait l’opportunité d’échapper à son poursuivant. Il ne pourrait pas courir ainsi indéfiniment, La Bulle se situait à une dizaine de kilomètres. Il accéléra encore – il n’arrivait pas à comprendre d’où lui venait toute cette énergie – et arriva enfin à hauteur du véhicule. Les portes commencèrent à se refermer et il se faufila entre les deux battants au dernier moment. Le chauffeur haussa les sourcils, interloqué.
Le clandestin se retourna ; Oris le talonnait toujours, à une centaine de mètres. Le soulagement commença à l’envahir, il se pencha en avant pour récupérer son souffle. Cependant, sa pause fut de courte durée et l’angoisse ressurgit, plus forte encore : le car ne redémarrait pas. Allait-il attendre le contremaître ? La peur lui bloqua la respiration. Après cette poursuite folle, il eut l’impression de s’évanouir. Il lança un regard terrorisé au conducteur. L’inquiétude transpirait sur chaque centimètre carré de son visage. Il n’osait imaginer ce qui se passerait si l’homme lui mettait la main dessus.
« Démarrez », lança-t-il.
Le routier n’esquissa pas un geste, lui aussi les yeux braqués sur le poursuivant. La distance commençait nettement à diminuer. Eliah serra les poings, bien décidé à survivre. Ses phalanges blanchirent et se contractèrent jusqu’à trembler. Il se tourna à nouveau vers le chauffeur :
« Démarrez nom de dieu ! s’insurgea-t-il. Plus vite que ça ! »
L’autre sursauta et obtempéra enfin. Peut-être avait-il craint d’être brutalisé. Le bus sembla mettre une éternité à démarrer. L’Îlien retint sa respiration jusqu’à ce que le véhicule passe devant Oris, sans ralentir ni s’arrêter.
Une vague de soulagement envahit Eliah, si intense que ses jambes flageolantes cédèrent. Il se retint aux barres pour ne pas défaillir et rejoignit rapidement l’arrière, sans prêter attention aux murmures étonnés que lui lançaient les autres passagers. Par la vitre, il nota que son agresseur avait abandonné sa course et se tenait les côtes, à bout de souffle.
Il attendit néanmoins que l’homme ne soit plus en vue pour s’asseoir. Il avait besoin de vérifier qu’aucune intervention divine ne change la situation. Comme pour confirmer que tout ceci était derrière lui, la tour de contrôle – chargée de la circulation des vaisseaux dans le périmètre – apparut au bout de la route longeant la zone industrielle. Elle ressemblait à un phare. Un frisson lui parcourut les bras. Il resta hypnotisé par le bâtiment, puis il disparut enfin.
Ce maudit présage le pourchassait sur chaque planète et ne lui annonçait que des malheurs. Il ressentit une telle délivrance quand la bâtisse ne fut plus visible à l’horizon. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il s’avachit dans son siège et se permit enfin de respirer paisiblement.
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