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Quelques jours plus tard, Eliah rencontra Sevastian. Ce dernier lui serra chaleureusement la main. Il rayonnait. Un immense sourire illuminait ses traits. Ses cheveux poivre et sel, plaqués en arrière, lui donnaient un air strict et contrastaient avec son air jovial. Des pattes-d’oie entouraient ses yeux sombres, disparaissant presque sous ses sourcils épais. Ses traits anguleux se retrouvaient chez Asbel, tout comme son nez droit. Un costume sur mesure mettait en valeur son corps athlétique, malgré ses cinquante ans passés.
Ils s’installèrent dans le salon pour discuter, autour d’une tasse de café. Le Novichki avait redouté cette rencontre ; il s’était fait un portrait peu flatteur du père de son ami. Pourtant, il se montrait avenant et chaleureux avec Asbel. En présence d’un inconnu, il n’aurait sûrement pas agi froidement envers son fils.
« Ainsi tu viens de Chioné ?
- Tout à fait », répondit aussitôt Eliah.
Il n’avait jamais entendu parler d’un tel endroit, mais le blondinet devait avoir présenté son faux correspondant comme originaire de cette planète. Autant acquiescer. Il se mordit les joues, craignant que Sevastian ne lui pose davantage de questions.
« Comment est ta planète ? Je ne connais pas. »
Seul un sourire crispé lui répondit.
« Papa, arrête de l’embêter. C’est à l’autre bout de la galaxie. Il m’en parle déjà à longueur de journée pour l’échange, pas la peine de lui rappeler qu’il est loin de chez lui. »
Silencieusement, il remercia cette intervention et but une gorgée pour cacher son trouble.
« Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu, enchaîna Asbel. Comment ça se passe au travail ? »
Son interlocuteur poussa un profond soupir et se massa les tempes.
« Entre la guerre civile et la situation sur l’Île, je ne sais plus où donner de la tête.
- Il n’y a rien à ce sujet aux informations, commenta Eliah.
- Notre gouvernement est accablé par la honte ! Déjà que la guerre ne tourne pas à notre avantage, imagine si le peuple apprend la perte de l’Île. »
Il trouva étonnant que l’homme mentionne librement des informations aussi importantes. Pensait-il pouvoir faire confiance au correspondant venu d’une planète lointaine ? Ou au contraire, cette distance ne représentait pour lui aucune menace. Qui aurait cru un gamin venu prétendument de ce coin paumé de Chioné ? Pour l’étranger, cela représentait l’occasion parfaite d’obtenir des nouvelles de l’Île. Il essaya tant bien que mal de dissimuler son intérêt et sa colère grondante.
« Cent ans que nous avons colonisé cette île, des décennies de conflits pour se débarrasser de la vermine, des sorcières, druides et autres farfadets. De l’eau à n’en plus finir, mais Rianon ne veut pas continuer. »
Ce précieux liquide n’avait jamais profité à quiconque, excepté au gouvernement. Celui-ci avait toujours refusé que des compagnies se l’approprient et le revendent à prix d’or. Les hautes instances choisissaient avec soin les employés envoyés là-bas, tous tenus au secret sous serment. À présent que la guerre avait éclaté, les réserves provenaient d’autres planètes, moins fournies et plus éloignées, mais également davantage coopératives.
Afin de résoudre ses conflits internes, Rianon avait retiré les garnisons stationnées sur l’Île. Des années auparavant, des milliers de soldats assuraient la paix entre les insulaires et les Novichkis. La stabilité avait volé en éclat. Les Îliens n’avaient pas attendu une seconde de plus pour passer à l’attaque.
« Qui sait combien de temps durera la guerre ? En attendant, les ressources du Sanctuaire s’amassent sans que personne ne puisse les collecter. Quel gaspillage. »
Eliah contracta la mâchoire afin de contenir sa réplique acerbe. Il espérait secrètement que les Insurgés gagnent le conflit, si cela signifiait enfin la paix pour sa planète natale. Rianon avait déjà causé assez de tort. Des hommes tels que Sevastian devaient convoiter l’Île de bien des manières. Son peuple serait-il jamais tranquille ?
Le quinquagénaire enchaîna sur des problèmes insignifiants, notamment des critiques de ses collègues.
« Eliah, tu veux bien nous excuser ? Je dois parler à Asbel. Problème familial. Je ne veux pas t’ennuyer avec ça. »
Le jeune homme se douta de l’issue de la conversation, à savoir la santé de Dimitri, et s’éclipsa. Il retourna dans sa chambre et s’installa au bureau. Une pile de papiers trônait sur le meuble. Trois jours plus tôt, les deux amis avaient commencé à remplir des formulaires pour les papiers d’identité. Eliah avait également émis sa requête afin de retrouver la lignée de sa famille, restée sur Rianon. Encore quelques cases et ils pourraient renvoyer le dossier complété.
Ces documents avaient soulevé une dispute entre eux. L’Îlien devait fournir un arbre généalogique sur quatre générations, afin de simplifier les recherches. Cependant, mis à part son nom de famille, il était incapable de se rappeler ses ancêtres, restés ici. Son père en avait déjà parlé de nombreuses fois, mais… la brume, bien-sûr influait. Impossible de l’expliquer à Asbel, il l’aurait pris pour un fou.
Il s’était même demandé si la culpabilité n’avait pas entraîné cette amnésie. Il trahissait son village et ses parents en cherchant leurs descendants. Comme s’il voulait les remplacer. Pourtant, la vie sur Rianon serait tellement plus simple avec un lien de parenté, une personne pour l’épauler. Il essayait d’ignorer la voix, au fond de son esprit, qui lui susurrait que tout ceci ne servait à rien. Qui aurait voulu aider un cousin éloigné, sans papier et ignorant ?
Le citoyen de Rianon l’avait assommé de questions pendant plus d’une heure, à remuer le couteau dans la plaie, jusqu’à ce qu’Eliah explose :
« Je ne m’en souviens pas ! »
Il avait balayé les feuilles d’un geste rageur de la main, les dispersant à travers la chambre. Depuis son départ de l’Île, l’influence de la brume avait tellement diminué, il avait cru pouvoir recouvrer ses souvenirs. Mais ceux-ci étaient supprimés à jamais. Cette perte lui pesait sur le cœur. Ses amis, ses proches disparaissaient de son esprit, s’estompaient sans qu’il puisse agir.
« J’ai des problèmes de mémoire depuis toujours », avait-il confessé.
Les joues en feu, il avait baissé la tête. Son enfance, son adolescence s’abîmaient dans un flot imprécis et confus, tel un torrent insaisissable. Les événements se mélangeaient ; il en oubliait aussi bien les instants de joie comme de désespoir. La mort de ses parents et celle de Hord ne lui laissaient plus qu’une vague mélancolie. Il aurait aimé prétendre que les villageois lui manquaient, si seulement il avait pu se les remémorer.
Asbel avait ramassé les documents et posé une main compatissante sur l’épaule de son compagnon. Celui-ci craignait que les recherches n’aboutissent à rien à cause de ses trous de mémoire.
« Une autre personne de ta famille était atteinte du même mal ? Peut-être est-ce transmis de génération en génération. »
Eliah haussa les épaules. Il n’avait pas connu ses grands-parents, décédés peu après sa naissance. À sa connaissance, seul lui en souffrait parmi les siens.
« Tu devrais essayer de tout noter, pour ne plus oublier, conseilla son ami.
- Je sais pas écrire. »
Il avait croisé les bras, honteux et furieux. Cela n’avait pas déstabilisé le blondinet. Toujours prévenant, il s’était contenté d’un sourire chaleureux, sans jugement.
« Aucun souci. Il existe d’autres moyens, surtout avec la technologie dont on dispose. Tu peux t’enregistrer aussi. Je vais te montrer. »
Eliah avait fini par accepter. Son passé s’effritait. Il craignait de se réveiller un jour et d’avoir oublié jusqu’à son prénom. Autant mettre toutes les chances de son côté, tant que la brume le laissait tranquille. Ressasser ses souvenirs en ferait peut-être surgir d’autres, espérait-il.
Ainsi, tandis que Sevastian et son fils discutaient dans le salon, l’Îlien reprit son enregistrement de la veille. Pas besoin de réécouter la diffusion pour l’instant. Entendre sa propre voix, pour la première fois, l’avait déstabilisé. Toutefois, il ressentait une vraie délivrance à se confier.
Il reprit son histoire où il l’avait laissée, au moment de son départ de l’Île.
Le logiciel affichait trois minutes d’enregistrement lorsqu’un éclat de voix le déconcentra.
« Tu sais à quel point ça compte pour moi et ce que ça me coûte ! Je le mérite ! », hurla Asbel.
Intrigué, et un peu inquiet, le jeune homme stoppa la vidéo et rejoignit le salon à pas de loup. Il n’osait pas espionner la scène, Sevastian n’apprécierait pas qu’un inconnu les écoute. Etant donné leurs relations tendues, il préférait rester à l’affut.
« Ne me parle pas sur ce ton », tonna l’homme.
Eliah ne put s’empêcher de frissonner. Il allait enfin découvrir le vrai visage du quinquagénaire.
« Tu peux déjà t’estimer chanceux que je ne te jette pas au milieu du désert.
- Je…
- Je n’ai pas fini, enchaîna son père. Tu m’as donné ce que je voulais, mais n’oublie pas les conséquences de tes actions. Si tu obtiens plus, je pourrais reconsidérer ta proposition. J’y réfléchirai sérieusement. Et peut-être que tu arriveras enfin à me rendre fier. »
Le Novichki entendit un sanglot étouffé et des bruits de pas. Il fila dans la chambre et eut le temps de se rassoir au bureau avant le retour d’Asbel. Ses sourcils froncés créaient une ombre tourmentée sur son visage, le vieillissant soudain.
La conversation demeurait énigmatique, mais un mauvais pressentiment l’envahit. Sevastian jouait avec les sentiments de son fils pour parvenir à ses fins. Il ne supportait pas la cruauté dont il avait fait preuve. Mais dans quel but et à quel sujet ?
« Tout va bien ? Ça avait l’air… mouvementé.
- Tu as entendu ? »
Le blondinet se décomposa. La panique dans ses prunelles et ses gestes tremblants n’échappèrent pas à Eliah, qui s’empressa d’ajouter :
« Non, non. »
Cela ne fit qu’augmenter sa méfiance envers l’homme. Quelle pression exerçait-il sur son fils pour le mettre dans un tel état ?
« Et si on allait dans la piscine ? », proposa l’Îlien pour lui changer les idées.
Le citoyen de Rianon retrouva son air candide et lui sourit, reconnaissant.
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