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Oublier Asbel aurait été bien plus simple s’il n’avait pas lui aussi intégré l’aventure. Sûrement avait-il convaincu son père. Dimitri ne se joignit pas à eux ; ses prothèses utilisaient la dernière technologie de Rianon, inutilisable sur l’Île.

Les trois hommes furent aux premières loges pour assister au décollage. La salle de commandement se composait de nombreuses machines, autour desquelles se pressaient des militaires. Un tumulte d’ordres et de directives accompagna leurs premières minutes de vol. Les baies vitrées, entourant toute la pièce, offraient une vue incroyable. L’Îlien oublia presque la présence des autres autour de lui. Il s’extasiait face au panorama qui défilait, à l’horizon qui se modifiait petit à petit.

Il remarqua soudain que seul leur astronef avait quitté Rianon. L’armée qu’il avait imaginé pour envahir le Sanctuaire n’existait pas. Ou bien les rejoindrait-elle plus tard. Sevastian n’aurait pas pris le risque de partir avec si peu d’hommes.

Le rythme à bord devint plus calme lorsqu’ils furent dans l’espace. Chacun rejoignit son poste tandis qu’Eliah restait scotché à la vitre. Il n’avait jamais rien vu de tel. Dans le vaisseau avec Oris, il n’avait pas eu l’occasion de sortir de la cabine. Penser à ce monstre lui donna la nausée. Il reporta son attention sur les milliers de points lumineux, entourés d’un noir complet et angoissant. Par moment, des planètes défilaient sous ses yeux. Il essayait de deviner quel genre de sol et d’atmosphère composaient ces mondes. Ils passèrent devant un astre et le Novichki souhaita qu’il soit recouvert d’eau, afin que Rianon cesse enfin sa conquête et son pillage de l’Île. Mais elle devait sûrement être gazeuse. Une autre, de couleur ocre et doré, l’émerveilla un moment. Avec sa surface recouverte de tourbillons, il se représenta des tempêtes d’or et de cuivre.

L’engin spatial évita ensuite un champ d’astéroïdes, qui lui parut à la fois si proche et si lointain. Il découvrait des dizaines de phénomènes extraordinaires, sans pouvoir les nommer. Des couleurs bigarrées se mélangeaient et formaient d’étranges traînées dans le cosmos. Il trouvait chaque planète magnifique et unique. Peut-être que dans une autre vie, il aurait l’occasion de toutes les visiter…

Pendant des heures, personne ne vint le déranger. Il demeura assis devant les fenêtres, immobile et fasciné. Absorbé par sa contemplation, il en oublia la circulation dans la salle de commandement, les ordres et le bruit des machines. À vrai dire, il se sentait très peu en sécurité dans ce vaisseau. L’univers, à portée de main, incommensurable et dangereux, l’effrayait. Le moindre petit problème technique pouvait causer leur mort. Cette vitre représentait la seule barrière pour le protéger contre le vide absolu… Cela le fit frissonner.

Asbel vint soudain s’installer à ses côtés, ce qui le contraria immédiatement. Il osait se montrer après sa trahison et discuter, l’air de rien ?

« Je voulais savoir comment tu allais, commença-t-il.

- Je t’interdis de me regarder ou ne serait-ce que de m’adresser la parole », cracha Eliah.

Son interlocuteur eut un mouvement de recul. Il ne s’attendait pas à tant d’agressivité.

« Écoute, on est embarqué pour au moins deux semaines, j’ai pensé qu’on pourrait…

- Deux semaines ? »

Le trajet durait une semaine en principe. Eliah avait espéré arriver sur l’Île beaucoup plus tôt. Il devrait endurer la présence de ce traitre et de son père pendant tout ce temps. Cela ne ressemblait pas à un mensonge. Il put lire les regrets dans le regard du blond. Il ne pourrait pas lui pardonner. Malgré sa moue triste, Eliah refusa de se laisser amadouer.

Le citoyen de Rianon sauta sur l’occasion pour répondre aux questions, malgré l’injonction à le laisser tranquille.

« On ne peut pas emprunter les portails normaux, expliqua-t-il.

- Je ne comprends pas ce que ça veut dire. »

Il s’éclaircit la voix, ravi de pouvoir palabrer. L’Îlien remarqua qu’il avait changé de vêtements et mis une combinaison bleu foncé qui lui rappelait le contremaître. Un désagréable frisson lui parcourut l’échine.

« Le trajet entre Rianon et l’Île s’effectue en une semaine, environ, quand tu passes par les portails. Ce sont des installations géantes dans l’espace qui permettent aux vaisseaux d’aller plus rapidement d’un endroit à un autre, sans mettre des mois, voire des années. »

Eliah écouta avec agacement. Il détestait qu’Asbel puisse encore lui en apprendre et souligne une nouvelle fois son ignorance. Toutefois, il ne l’interrompit pas.

« Pour passer par ces portails, il faut une autorisation gouvernementale. Que nous n’avons pas.

- Comment ça ? Ton père travaille au Ministère de la Guerre, non ?

- Cette mission n’a rien d’officiel. Le gouvernement de Rianon refuse de s’occuper des affaires de l’Île dorénavant. C’est mon père, de son propre chef, qui a monté cette expédition et tout organisé. Il a engagé des mercenaires qu’il connaissait, grâce à son poste au ministère. Mon frère est notre relais sur Rianon et nous informera de la tournure des événements quand le Conseil apprendra la nouvelle. Et s’il nous arrive quoi que ce soit, ce sera le premier informé. Bref, tout cela doit rester secret le plus longtemps possible, on emprunte donc un autre chemin. »

La présence de cet unique vaisseau s’expliquait ainsi. L’invasion serait beaucoup moins importante que ce qu’il s’était imaginé. Pourtant, Eliah avait vu les armes chargées à bord et le nombre de soldats présents, ce qui restait conséquent. Le fait que les autorités n’en soient pas encore informées pouvait également être une bonne nouvelle. Une fois sur l’Île, les communications seraient coupées, puisqu’aucun appareil électronique ne fonctionnait sur la planète. Personne ne serait au courant si une mésaventure survenait.

Un détail le dérangeait. Asbel prétendait que Sevastian rencontrait des difficultés financières, mais une telle entreprise devait coûter horriblement cher. L’astronef, l’équipement, l’armement, les hommes et leurs soldes, un moyen de contourner les portails. Il leur faudrait aussi récupérer les ressources sur l’Île sans se mettre en danger. Puis, le retour.

La curiosité prit le pas sur sa colère et Eliah demanda des explications. Le blond baissa la tête, gêné.

« L’idée est que… mon père et l’escouade renversent le Seigneur de l’Île et son armée. Si son plan fonctionne, il sera riche. Des centaines d’entreprise voudront leur part du gâteau. Ensemble, ils pourront diriger le Sanctuaire. »

Sa voix débordait d’envie et de cupidité. Il hésita à poursuivre. Il ne voulait sûrement pas ranimer la colère du Novichki. Pour ce dernier, ce dessein paraissait irréalisable et complètement fou.

« Il avait prévu ça depuis des mois. Quand l’ambassadeur est revenu bredouille de l’Île, papa a imaginé cette entreprise. Il comptait partir dans tous les cas, mais ta présence constitue un atout de taille. »

Il se racla la gorge.

« Si le plan ne fonctionne pas, on fera parvenir un message de détresse à Rianon. Le pays ne pourra pas laisser autant de ses citoyens entre les griffes des Îliens. Mais si on réussit, le gouvernement enverra quand même des renforts pour nous apporter du soutien. Le plus gros du travail aura déjà été fait. »

Eliah fronça les sourcils. L’homme semblait avoir pris en compte toutes les possibilités. À son échelle, il ignorait comment saboter la mission. Cette situation résultait de sa naïveté. À présent, la culpabilité et l’angoisse lui dévoraient les entrailles. Il devait trouver un moyen de sauver sa planète et ses habitants. Rattraper son erreur, à tout prix.

Une idée germa dans son esprit.

S’il parvenait à s’enfuir, il pourrait prévenir le Seigneur de l’Île et le combat serait peut-être un peu plus égal. Il fallait organiser la défense de la planète.

La pression sur ses épaules augmenta d’un cran. Tout reposait sur lui. Après avoir déclenché cette catastrophe, il fallait empêcher la tragédie à venir.

Le citoyen de Rianon poursuivit :

« On va passer par des portails clandestins. Ça a l’air assez dangereux, mais on n’a pas d’autres choix.

- Comment ça ?

- Pour faire simple, ces installations sont montées et démontées en quelques jours pour ne pas être détectées. Papa a contacté différents groupes de mercenaires à travers la galaxie pour qu’ils installent ces accès sur tout notre chemin. Mais pour ne pas se faire repérer, il faut les placer à une certaine distance de toute planète habitée. »

Ce plan ne lui disait rien qui vaille. Sevastian s’était lancé dans une manœuvre impossible, dans l’unique but de récupérer de l’eau ? Il avait dû dépenser des sommes astronomiques pour tout organiser. Peut-être qu’à présent il manquait réellement d’argent. Cela représentait tant de difficultés pour si peu.

« J’ai hâte de voir l’Île, mais j’ai un peu peur », avoua-t-il.

Eliah s’apprêta à lui intimer le silence, avant de se retenir. Il ne put s’empêcher de demander :

« Pourquoi tu me confies tout ça ? Tu sais que je ne te pardonnerai jamais.

- Je sais, soupira son interlocuteur. Mais je continuerai à m’excuser, encore et encore. Je n’ai plus rien à te cacher à présent. Même si tu m’en veux, pour moi tu restes un …ami. »

L’Îlien ne répondit pas. Une pique s’enfonça dans son cœur. Des doigts lui effleurèrent la main et il la retira vivement. Cette simple conversation ne suffisait pas à guérir le trou béant dans sa poitrine, causé par ces mois de mensonge. Il refusait de croire en cette relation, basée sur la manipulation. La trahison laissait un goût amer dans sa bouche. Le gosse de riche avait fini par tomber dans son propre piège et développer des sentiments pour son sa cible.

Une nouvelle idée fleurit dans l’esprit d’Eliah. Tordue et mesquine. Exactement ce qu’il désirait pour se venger. Autant profiter de l’attirance d’Asbel pour lui soutirer des informations. Cela lui couterait, sa colère et sa déception ne diminueraient pas, bien au contraire. Il ignorait même s’il pourrait supporter ce voyage de presque deux semaines. Cela lui demanderait de garder un sang-froid exemplaire.

« Comment ça va se passer, une fois sur l’Île ?

- Nous ne pouvons pas atterrir trop proche de la capitale, ou même des côtes, sinon nous serons repérés. »

Il mit son bras gauche à l’horizontale pour représenter l’Île et plaça sa main droite à environ soixante degrés pour imiter l’atterrissage du vaisseau.

« On nous verra dans le ciel, c’est inévitable. »

Il changea la position de sa main droite, et la situa à un angle de vingt degrés.

« Il faut arriver de façon oblique, presque raser le niveau de la mer. Nous arriverons assez loin, c’est vrai, mais au moins personne ne nous remarquera. Le mieux serait d’atterrir à l’ouest de l’Île, nous n’aurions plus qu’à naviguer jusqu’à la capitale. Cela devrait prendre quelques semaines. »

Eliah se contenta de hocher la tête. Il suffirait à Sevastian de les conduire jusqu’à Neuf Soleils, d’attaquer pendant la nuit. Avec les armes dont ils disposaient, les militaires ne feraient qu’une bouchée des soldats du Seigneur. Mais les engins de l’astronef ne fonctionneraient pas une fois sur l’Île. Comme s’il avait deviné ses pensées, Asbel s’empressa de rajouter :

« Nous sommes équipés d’un moteur à charbon, à l’ancienne. Il nous suffira de naviguer tranquillement. »

Ils avaient pensé à tout, songea-t-il, sombre. Avec un tel mastodonte, les tempêtes et les vagues ne seraient d’un détail. Depuis combien de temps ce plan grandissait-il dans l’esprit du quinquagénaire ?

« Tu veux rester là où je te montre la cabine ? »

Eliah retint un soupir et se leva. Ils traversèrent l’astronef afin de rejoindre les dortoirs. Sans guide, il aurait été perdu ; des couloirs et sas identiques s’enchaînaient. Ils croisèrent un grand nombre de mercenaires qui flânaient dans les allées, l’air ennuyé.

Ils arrivèrent enfin dans un couloir plus petit qui donnait sur cinq chambres. Le jeune homme entra dans la première pièce à leur gauche, qui révéla une petite cabine, composée de deux couchettes et d’un rangement.

Il remarqua qu’un sac était posé sur chacun des lits. Il lança un regard intrigué à Asbel. Celui-ci grimaça.

« On va partager la chambre.

- C’est une blague. »

La colère le submergea, il aurait voulu exploser, hurler et éclater en sanglot. Seule une profonde lassitude s’empara de lui. Même entouré par des centaines de soldats pouvant le surveiller, on lui attribuait une chambre avec Asbel afin qu’il garde un œil sur lui. L’Îlien se laissa tomber sur la couchette en soupirant. Il n’avait même pas la force de lui hurler dessus.


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