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Eliah resta un long moment immobile, à contempler l’espace et se triturer les méninges concernant les jours à venir. Des bruits de pas le sortirent de sa rêverie. Deux mercenaires venaient dans sa direction. Ils discutaient à voix basse, mais ralentirent à son niveau.
« Bah alors, t’es perdu ? Ton maître te tient plus en laisse pendant la balade ? »
Le jeune homme ne s’attarda pas et fila, la tête dans les épaules, sous les éclats de rire des soldats. À chaque fois qu’il se trouvait sans Asbel, les moqueries et injures pleuvaient. Il craignait que ces railleries ne leur suffisent plus et deviennent des attaques physiques. Impossible de rester tranquille et seul plus de quelques minutes. Toutefois, il refusait de rester enfermer dans sa cabine. Le temps pressait et il n’avait toujours pas de solution pour contrecarrer les plans de Sevastian.
Renfrogné, le Novichki se dirigea vers leur cabine. Alors qu’il s’apprêtait à tourner dans le couloir réservé à l’équipage, il entendit :
« Papa ! »
Eliah s’immobilisa avant de prendre le virage. Il resta dissimulé à l’angle. Asbel devait être passé se changer dans la chambre avant de rejoindre son père.
« Qu’y a-t-il, Asbel ? Je suis pressé, on m’attend en salle de commandement.
- Parfait, on devait justement s’y rejoindre. Je t’accompagne alors.
- Tu ferais mieux d’aller t’occuper. Ça ne te concerne pas.
- Mais hier, tu m’as dit de...
- L’objet de la réunion a changé. Nous en reparlerons plus tard. »
S’ils ne laissaient pas échapper de renseignements importants pour la suite du plan, autant ne pas s’attarder. Cependant, Sevastian reprit :
« Il y a quelque chose que tu voulais me dire ?
- O-oui, bredouilla son fils. Je souhaitais connaître l’avancement des opérations. J’ai l’impression que l’on se croise à peine ces jours-ci. »
Dissimulé à l’angle du couloir, Eliah osa jeter un rapide coup d’œil à la scène. Le quinquagénaire semblait épuisé. Ses cheveux en bataille et sa combinaison froissée lui donnaient un air négligé inhabituel. À ses côtés, le blondinet n’en menait pas large ; on aurait dit un chiot effrayé. Il frictionnait ses mains, mal à l’aise.
« Je sais que tu t’ennuies, mais il n’y a rien que tu puisses faire pour m’aider actuellement. Ce n’est pas intéressant. Je n’ai qu’une hâte, c’est que nous soyons arrivés.
- Moi aussi.
- Comment ça se passe avec Eliah ? Il t’a communiqué de nouvelles informations intéressantes ? Tu devrais essayer de le faire parler de Neuf Soleils, nous n’avons pas assez de données sur le palais royal. »
Le concerné se figea. Il se mordit les joues pour retenir un cri de rage. Quand en auraient-ils assez ? Le Novichki se força à respirer calmement. Si jamais Asbel insistait trop, il pourrait encore lui déblatérer des mensonges.
« Je… Je… Il ne va pas très bien. Je crois que c’est à cause de moi. »
Cette phrase l’envahit d’une certaine satisfaction. Il voulait que son ancien ami soit dévoré par la culpabilité et les remords. Mais cela signifiait aussi que son mal-être transparaissait trop. Ils dormaient dans la même cabine, Asbel l’entendait se réveiller en sursaut.
« Comment ça ? demanda distraitement le militaire.
- Il a trahi son pays. Le coup d’état, les morts qu’il va y avoir… Tout ça à cause de nous.
- Allons, allons, mon garçon. Je t’ai déjà dit qu’il n’y aurait presque pas de victimes. Nous épargnerons les civils, bien entendu. »
Les poings serrés, Eliah resta caché, malgré son envie de sauter à la gorge de l’homme. Il essayait de faire gober n’importe quel mensonge à son fils. Et celui-ci voulait tellement lui plaire, le rendre fier, qu’il le croyait sur parole !
« Il t’a tout raconté, sans aucun scrupule.
- Mais il ne pouvait pas savoir…
- Et alors ? C’est ce dont nous rêvons depuis des années ! Tu vas laisser ce gamin ruiner notre projet?»
Court silence puis soupir.
« Enfin, Asbel, selon toi, pourquoi ai-je accepté que tu participes à notre aventure ?
- P-parce que mes études de négociateur sont finies, je peux être utile une fois sur l’Île. Et nous avons construit ce plan tous les trois, avec mon frère. Il ne pouvait pas venir. Alors je voulais assister à notre consécration. »
Eliah fut désolé par tant de naïveté. Un petit ricanement lui parvint.
« Je n’aurais pas imaginé que l’Îlien nous accompagne de son plein gré. Pour rendre son séjour plus… disons agréable, ta présence représente un point de repère pour lui. Et tu peux le surveiller. »
Raclement de gorge.
« Nous devons tirer profit de ta… déviance. Utilise-là à notre avantage. »
L’espion resta coi. Le blondinet devait être tout aussi choqué.
« J’ai pu constater ton influence sur lui, à la maison. Tu as pu obtenir de précieuses informations pour notre invasion. Il est entre tes griffes. Amadoue-le. Rappelle-lui la façon dont les indigènes ont tué les siens. Fais en sorte qu’il soit de notre côté. »
Quel être abjecte. Manipuler ainsi son fils, jouer avec ses sentiments et lui demander une telle hypocrisie. Sevastian n’avait donc aucun scrupule ?
« Mais surtout, n’oublie pas. »
Sa voix se fit menaçante. Un bruit sourd résonna soudain, faisant sursauter Eliah. Il osa jeter un coup d’œil et découvrit Asbel, plaqué contre le mur par son père. Ce dernier le tenait fermement, avec son bras sous la gorge du jeune homme.
Le Novichki se dissimula à nouveau, la gorge serrée. Jamais il n’avait soupçonné de violence dans leur relation, mais à présent, il n’en doutait plus. Sevastian utilisait la peur sur ses fils, pour les contraindre à agir selon ses plans, pour les terroriser et leur imposer sa volonté.
« C’est un Îlien. Un de ces sauvages. Je t’interdis d’avoir pitié. Il est temps que tu te comportes comme un homme, que tu honores cette famille. Ne me déçois pas, cette fois. J’ai besoin de toi pour qu’il obéisse. Voilà ta contribution à cette mission. Et si tu n’obtiens plus rien de lui, si nous lui avons soutiré tout ce dont nous avons besoin, alors il est inutile. Tu comprends ? »
Eliah déglutit avec difficulté. Les pulsations de son pouls résonnaient à ses tempes. Depuis leur départ de Rianon, il savait que Sevastian voudrait le supprimer à un moment, mais ces menaces le terrifiaient et ranimaient sa peur de mourir. Il craignait soudain que cela arrive plus tôt que prévu. Peut-être pourrait-il convaincre Asbel de temporiser la situation jusqu’à leur arrivée ? Après cela, s’enfuir deviendrait vital.
« Oui, père, répondit une voix tremblotante. Je ne vous décevrai pas. »
Incapable d’écouter davantage la conversion, le Novichki fit demi-tour et s’éloigna le plus possible de ces deux êtres infames.
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