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Eliah parcourut le vaisseau, se retournant sans arrêt pour vérifier qu’Asbel ne le retrouvait pas. Lorsque le repas fut annoncé, il rejoignit la chambre et s’enferma dans la salle de bain, le souffle court. Il tourna le verrou et se détendit enfin.
Cet espace clos représentait le seul endroit où personne ne le surveillait. Des toilettes faisaient face à un minuscule évier, surmonté d’une armoire, avec un miroir. Les deux jeunes hommes y rangeaient leurs affaires de toilettes. Sur le côté, un rideau dissimulait la douche. Au moins, ils n’avaient pas à partager des sanitaires communs. Il ne l’aurait pas supporté.
Le Novichki se planta devant le lavabo et ébouriffa ses mèches courtes. Depuis son arrivée à Rianon, il avait pris pour habitude de couper consciencieusement ses cheveux chaque semaine, afin de ne laisser que quelques millimètres sur son crâne. Il aimait les frissons qui lui parcouraient l’échine quand il passait une main sur le sommet de sa tête. Il prenait également soin de raser ses joues. Sur l’Île, il avait toujours fait en sorte que son visage soit dissimulé.
Sa peau, auparavant si bronzée et dorée, avait pali sur cette planète. L’eau recyclée et impure l’avait rendue grisâtre et terne. Il détestait cet air malade et fantomatique. Ses yeux sombres et profondément enfoncés dans leurs orbites en ressortaient d’autant plus. Ce renfrognement se trouvait accentué par son grand front large. À présent, il désirait disparaître, ne plus être scruté par ses prunelles noires accusatrices.
Aussi noir que le puits dans lequel il sombrait. Tout s’était effondré à une vitesse ahurissante. Ses espoirs, son amitié. Seul un immense vide demeurait, un gouffre sans fin dans sa poitrine. Il essayait de garder les idées claires et la tête froide, de réfléchir à comment sauver son foyer, mais la situation le dépassait. Il n’avait aucun allié. Asbel ne changerait pas de camp ; rendre son père fier lui importait trop.
Il ne supportait plus ce fardeau et la honte qui l’accompagnait. Un sanglot se bloqua dans sa gorge et lui coupa la respiration. Il s’appuya contre la céramique, tira le col de sa chemise dans l’espoir d’inspirer, mais l’étau se referma autour de lui. Des larmes brûlantes s’immiscèrent entre ses paupières, sa vision devint floue. Il voulut appeler à l’aide, mais personne ici n’était en mesure de l’aider. Ne restait que l’angoisse, incontrôlable.
Si seulement… si seulement…
Un cri muet franchit ses lèvres, un signal de détresse envoyé dans les méandres de son esprit. L’écho résonna longuement. Les secondes s’écoulèrent, interminables. Eliah se tenait le cou, se grattait la peau dans l’espoir de libérer son souffle emprisonné par le désespoir.
Et soudain, il détecta les symptômes avant-coureur. Il desserra sa prise sur l’évier, se redressa. L’épuisement le gagna, balayant ses autres émotions, les assommant elles aussi. Ses bras s’affaissèrent le long de son corps. Son reflet disparut dans le miroir. Seul les battements de son cœur lui résonnèrent. Affolés, puis un calme anormal s’empara de son être.
Toutefois, il en fallait plus pour vaincre cette affliction. Vaguement, il comprit que la brume causait l’étrange phénomène. Cela aurait dû l’angoisser, raviver en lui des appréhensions. Au lieu de quoi, seul le soulagement l’envahit. Elle l’aidait. Il décida de se laisser porter, d’écouter cette voix silencieuse.
Ses mains agitées de tremblements retrouvèrent leur fermeté. Il ouvrit l’armoire et en sortit son rasoir. Pas une seconde il n’envisagea son action comme blâmable ou stupide – il le regretterait plus tard. Sans hésitation, il décrocha la lame et trancha la peau de son avant-bras.
La forme de l’étoile lui vint naturellement. Une sorte d’hommage pour tous les Novichkis morts. Ils avaient enfin les étoiles que les insulaires n’avaient jamais voulu leur accorder à la fête de l’Île. La douleur ne l’’atteignit pas immédiatement. Les gouttelettes de sang ruisselèrent le long de son épiderme, jusque dans le siphon.
Les symboles sanglants s’accumulèrent rapidement sur son bras. Elles entourèrent la lune tatouée sur son poignet. Le sang ne l’effraya pas. Cette couleur vive, chaude, lui remémora qu’il était vivant. Il avait besoin de ce rappel, il n’en pouvait plus d’être prisonnier. Tout d’abord d’Oris et de son influence, ensuite d’Asbel et de la maison dans le désert, et maintenant de ce vaisseau.
Ces marques rouges lui rappelèrent qu’il était bien là. Bien vivant. Il resta un long moment à contempler l’hémoglobine, incapable de se détacher de ce spectacle macabre. Plus rien d’autre ne comptait. Des larmes coulèrent sur ses joues, qu’il ne remarqua que bien après.
Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, il passa son bras sous l’eau. Il ne dénicha pas de compresses pour panser ses scarifications. Elles ne saignaient plus, mais des pulsations désagréables lui parvinrent enfin.
Il sortit de la salle de bain et tomba nez à nez avec son compagnon de chambre. Il lisait dans son lit et fut étonné de surprendre l’Îlien dans cet état ; les yeux rougis et surtout, la manche remontée dévoilant les entailles.
« Tu n’es pas venu manger ? Mais… qu’est-ce que… qu’est-ce que tu as sur les bras ? » bafouilla-t-il.
Eliah ne l’avait pas entendu rentrer. Lui aussi observa son bras, comme s’il le découvrait en même temps. Il rabattit son vêtement, mais trop tard, le citoyen de Rianon voulait savoir. Celui-ci s’approcha et souleva le tissu. Le brun voulut se dégager, sans y parvenir.
« Pourquoi tu as fait ça ? »
Il parvint enfin à se libérer et fit un pas en arrière. Une flamme de rage dansait dans ses prunelles. La colère le submergea soudain et colora ses joues. Il serra les poings, ses articulations blanchirent et ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes. Il gardait sa fureur enfouie depuis trop longtemps. Il avait été retenu prisonnier dans une prison dorée pendant plusieurs semaines, constamment sous surveillance avec une personne qu’il pensait être son ami. Et on continuait à l’épier, à vouloir lui soutirer des informations. Bientôt, ils le tueraient même.
« Ça ne te regarde pas », répondit-il fermement.
Asbel esquissa un geste qui se voulait amical, mais son interlocuteur recula, comme brûlé.
« Je ne peux pas te laisser te faire du mal… Je vais en parler à mon p… »
Eliah lui bondit dessus. Son sang ne fit qu’un tour. Ils tombèrent tous les deux au sol. Un cri de douleur franchit les lèvres du blondinet lorsque sa tête cogna le sol. Le Novichki lui bloqua les bras avec son corps et lui serra la gorge des deux mains.
« Si tu en parles à qui que ce soit, je te tue. C’est clair ? »
Sevastian ne devait pas voir les cicatrices. Les étoiles devaient rester secrètes. Même s’ils ne faisaient pas un lien direct avec l’Île, on lui poserait des questions. Et il ne devait pas en parler. À personne. Jamais.
Le visage d’Asbel vira au rouge. La puissance inattendue de la poigne le retenant lui coupait le souffle. Il tenta de se débattre mais son adversaire l’immobilisait fermement. Ce dernier avait appris à se défendre, à son village. Il se souvenait vaguement de quelques fois où il avait maîtrisé des gamins qui s’en prenaient à Jams, le fils du chasseur.
« Tu n’obtiendras plus rien de moi, plus aucun renseignement. Plus rien. T’as compris ? Et si tu oses en parler à ton ordure de père, tu regretteras d’être né. »
Les pommettes cramoisies, sa victime parvint à acquiescer, incapable d’articuler le moindre son. Eliah se releva enfin, le laissant respirer. Le blondinet hoqueta et toussa à plusieurs reprises. Des râles désagréables s’échappèrent de ses lèvres. Il se redressa avec difficulté, ses jambes tremblantes, et recula vivement. La peur était lisible dans ses yeux et il se massa le cou, où des marques commençaient à apparaître.
Soudain, Eliah réalisa son geste. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Un instinct sauvage avait possédé son corps. Jamais il n’aurait soupçonné une telle violence enfouie en lui. Le contrôle lui avait échappé, il ne se reconnaissait même pas. L’agresser avait été une terrible erreur… Mais il ne s’était pas maîtrisé. Au lieu de gagner du temps, il avait resserré la corde autour de son cou. Le fils de bourge allait tout raconter à Sevastian.
Avec horreur, il ressentit un malin plaisir à voir la crainte chez son ancien ami. C’était tout ce qu’il méritait.
« Maintenant, c’est moi qui vais te garder à l’œil. »
Ils restèrent silencieux et immobiles, tous les deux choqués par la scène.
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