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Depuis son agression, le bourgeois prêtait une attention toute particulière à ses moindres faits et gestes, constamment épiés par l’Îlien. Ce dernier se réveillait la nuit, au moindre bruit suspect venant de son colocataire. Ils évitaient tous deux Sevastian ; son fils effrayé par les menaces qui résonnaient dans son esprit, l’étranger craignant pour sa vie.
Les rôles se trouvait inversés. Les journées déjà longues et ennuyantes se transformèrent en un véritable calvaire. Le citoyen de Rianon n’osait plus parler à son ancien ami ; il appréhendait une nouvelle confrontation.
Lors de la dernière semaine, Asbel chercha le moment opportun pour agir. Il attendit qu’Eliah soit enfermé dans la salle de bain pour se faufiler hors de la cabine et approcher son père. Cette angoisse constante devenait insupportable. À peine arriva-t-il dans la salle de commandement, qu’il se sentit observé. Il fit volte-face et crut discerner Eliah, disparaissant derrière un angle. Impossible de déterminer s’il s’agissait de lui ou d’un tour de son esprit. Un étau se referma autour de sa gorge. Il ne pouvait pas lui échapper dans ce vaisseau sans issue. Pourtant, il lui aurait suffi d’appeler à l’aide, de crier, pour qu’un mercenaire ne le sauve. La présence des soldats ne parvenait pas à le rassurer. Que leur dire ? Comment justifier sa peur irrationnelle ? Personne à bord ne craignait l’étranger. Asbel serait la risée de tous s’il admettait son agression.
Il resta un long moment immobile dans la salle, sans qu’on s’aperçoive de sa présence. Bouillant de fureur et de honte, il fit demi-tour et erra dans le vaisseau, perdu dans ses sombres pensées.
Il rejouait la scène, mortifié, dans l’espoir de comprendre l’importance de ces étoiles. Ce symbole ne lui évoquait rien. Même si cela se révélait futile, son colocataire ne lui révélerait jamais. Asbel avait poussé le Novichki dans ses retranchements, ne méritait-il pas cette punition ? Cette suspicion, cette haine, cette agression ? Sevastian ne le soutiendrait surement pas… Trop occupé par le voyage, il se souciait peu d’une altercation aussi pitoyable. La santé de l’Îlien ou de simples dessins d’étoiles ne l’intéresseraient pas non plus. Le cadet imaginait déjà le soupir d’exaspération de son père.
Ainsi, Asbel décida d’oublier cet épisode, de l’enfouir au fond de lui et d’accepter la méfiance constante de son ancien ami. Si ce dernier redevenait menaçant, alors il en ferait part à Sevastian, sinon hors de question de le déranger pour ça.
La vigilance d’Eliah ne dura pas longtemps ; à mesure que le vaisseau se rapprochait de l’Île, il devenait différent. Il perdait en réactivité, son esprit semblait soudain endormi, alors que ses craintes auraient dû redoubler. Il passait des heures immobile, perdu dans ses pensées, insensible à son environnement. Il ignorait même quiconque lui adressait la parole. On aurait dit un robot ; il mangeait, se préparait et déambulait de façon automatique. L’inquiétude du bourgeois ne cessait de croitre. D’abord les scarifications, maintenant cette absence… Dans quel état arriverait-il sur l’Île ?
Le matin du quinzième jour, une lumière bleue illumina chaque chambre et pont du vaisseau. Elle réveilla Asbel en sursaut. Le Sanctuaire était en vue.
La chambre vide lui parut rassurante. Personne pour le garder à l’œil. Il s’habilla en vitesse et rejoignit la salle de commandement, où, comme il l’avait pressenti, se trouvait l’Îlien. Une ambiance électrique animait l’équipage. Les exclamations enjouées résonnaient alors même que la planète n’était encore qu’un petit pois à l’horizon.
Le blondinet prit place à côté d’Eliah, assis devant les grandes baies vitrées, sans que celui-ci ne remarque son arrivée. Sevatian non plus n’avait pas aperçu son fils. Il discutait bruyamment avec le capitaine concernant la stratégie d’atterrissage. Asbel hésita à le rejoindre pour lui partager ses craintes et les menaces de son colocataire. Il repoussa l’idée, résigné.
« Nous voilà enfin réunis », souffla soudain Eliah.
Asbel reporta son attention sur le vue. Il en eut le souffle coupé. Après deux semaines de voyage, ils approchaient enfin de leur but. Malgré tous les récits qu’il avait lus, les heures passées à l’imaginer, rien n’avait pu le préparer à un tel spectacle.
Il s’avança davantage de la vitre, le nez presque collé à la surface froide. L’astre encore éloigné irradiait. Il n’avait jamais vu ces teintes, déjà si vives, en dépit de la distance. Il n’arrivait pas à trouver les mots pour décrire les océans. Il n’aurait pu inventer de telles couleurs. Même dans le désert où il habitait, sans aucun nuage, le ciel ne possédait pas un aspect aussi chatoyant que ces mers.
D’une intensité presque éblouissante, une gigantesque tache verte se détachait du fond turquoise et jaillissait au milieu des ténèbres de l’espace. Rien ni personne n’aurait pu peindre ou représenter l’Île sans lui faire défaut. Aucun appareil n’aurait été capable de capturer sa beauté. Les nuances devinrent plus précises et nombreuses tandis que l’astronef entamait sa descente.
À ses côtés, Eliah pleurait en silence. Des larmes recouvraient ses joues rougies par l’émotion. Asbel ressentit un pincement au cœur. Il ne comprenait pas l’attachement du Novichki pour cet endroit. Il avait été chassé, les siens décimés, et malgré tout, il ne voulait pas se venger. Au contraire, il souhaitait sauver les insulaires qui lui avaient causé tant de tort. Le citoyen de Rianon n’éprouvait pas un tel attachement pour son foyer. Mais l’Île n’avait rien de comparable.
Pendant quelques secondes, le jeune homme fut assailli par les remords. Il savait ses actions impardonnables. Certaines nuits, il se réveillait en sursaut, saisi d’angoisse à l’idée que des centaines de vies allaient être massacrées par sa faute. Il essayait de se rassurer en repensant au plan de son père. Selon lui, les pertes seraient minimes. Une fois la mince armée du Seigneur de l’Île vaincue, les habitants se plieraient au nouveau régime. Toujours d’après Sevastian, les Îliens avaient perdu leur combativité depuis bien longtemps. La Purge restait gravée dans la mémoire de tous. Durant cette sinistre période, les mages et autres créatures magiques avaient été éradiqués. Leurs bâtiments religieux réduits en centre. Les autres rebelles abattus.
Pourtant, Asbel doutait de ces allégations. Il voyait bien avec quelle détermination agissait Eliah, qui n’était qu’un Novichki. Alors, par moment, il ne parvenait pas à taire ses mauvais pressentiments.
Tout ce périple à cause de son égoïsme et de son désir de voir le Sanctuaire. Et surtout, son désir de quitter Rianon. Un tel voyage ne valait-il pas tous les sacrifices ? Il aurait été capable de renoncer à tout pour quitter sa patrie. Et il l’avait fait. L’Île représentait l’antre sacré, à l’accès limité depuis des décennies. L’expédition symbolisait l’accomplissement de ses rêves.
Dès son plus jeune âge, Sevastian avait abreuvé Asbel et Dimitri de mythes à propos de ce lieu légendaire et inatteignable, narrés également par les grands-parents. En grandissant, ses nombreux voyages n’avaient été motivés que par cette envie dévorante. Il s’était toujours dit que les jungles exotiques d’Escaris pouvaient ressembler à cette terre inaccessible, ou que le lac de Junti pouvait être la copie d’un océan.
Rien n’était comparable.
Les reliefs et dégradés de bleu composant les fonds océaniques lui apparurent plus clairement. Malgré la taille de l’Île, qui devait bien être la même que le continent principal de Rianon, ses mers recouvraient le reste de la planète et s’étendaient sur une telle surface qu’il en resta bouche bée.
Toute cette eau. La salinité importait peu ; Rianon avait appris à assainir cette ressource et la rendre viable. Devant ses yeux se trouvait une quantité suffisante pour boire toute une vie, pour se laver et même se baigner ! Un tel trésor pour si peu de gens. Une bouffée de colère – voire de haine – l’envahit. Son monde abritait plusieurs milliards d’humains en manque d’eau. Et cet endroit en était recouvert !
Oh, les galaxies environnantes possédaient des astres avec des ressources hydriques, mais jamais aussi importantes. Rianon avait asséché de nombreuses colonies pour sa survie, détruit des écosystèmes entiers. Ce pillage avait duré des siècles durant, jusqu’à ce que les citoyens soient obligés de parcourir des millions d’années lumières pour coloniser d’autres planètes. Et cet essaimage les avait affaiblis et créé des révoltes. Toute la république avait été sur le point de s’effondrer, jusqu’à ce qu’ils découvrent l’Île.
Cette maudite île qui leur posait finalement tant de problèmes. En organisant le périple avec son père, Asbel avait vite saisi toutes les complications logistiques que comprenait leur l’arrivée. Ils avaient passé des heures à se creuser les méninges pour imaginer une solution. Grâce à son poste au gouvernement, Sevastian avait eu accès aux documents interdits qui mentionnaient le Sanctuaire. Il avait arrêté de compter le nombre de rapports, livres, récits de voyage qu’ils avaient épluchés pour déceler la moindre faille dans leur plan. Alors si Rianon n’en voulait plus, cela deviendrait leur mine d’or.
Le blondinet avait dû batailler pour que son père accepte qu’il vienne. Quelle cruauté d’être laissé sur place après tout le mal qu’il s’était donné. Il avait passé des semaines à manipuler Eliah, à lui mentir, à essayer de le faire parler. Il avait essayé d’ignorer les remords au fond de son esprit, pour profiter de chaque seconde passée ensemble. Cela avait brisé le cœur de son ami. Il méritait la haine et l’agressivité du Novichki, même si ce fardeau pesait lourd sur sa conscience.
Avec l’arrivée de l’étranger, son appétence pour l’Île s’était transformé une vraie obsession. C’était le voyage de sa vie. Alors hors de question de rester avec son frère, à attendre que l’action se passe sans lui.
Il n’avait jamais été proche de Dimitri. Cependant, l’accident avait chamboulé toute la famille. Il s’était mis à lui rendre visite presque tous les jours à l’hôpital, alors que leur père ne venait pas. Il se contentait de payer des opérations hors de prix pour avoir toujours les meilleures prothèses pour son fils. Mais avait-il seulement demandé son opinion ?
Quand la douleur était devenue trop forte, trop insupportable, et les opérations trop fréquentes et éprouvantes, Dimitri avait demandé à son frère de lui apporter de la drogue. Il n’avait pas pu refuser.
Lorsque son ainé avait appris l’existence de l’Îlien, il avait retrouvé l’envie de vivre et de s’en sortir. Même s’il ne pouvait voyager, le jeune homme s’était beaucoup impliqué et avait été heureux de diriger les opérations depuis Rianon.
« Qu’est-ce que c’est ? », demanda soudain Eliah.
Asbel secoua la tête pour chasser ses pensées. Plusieurs appareils gravitaient à quelques kilomètres de l’atmosphère.
« Ce sont des satellites. Ils ont été installés des décennies plus tôt, afin de protéger l’Île d’une invasion extérieure. Le Sanctuaire de Rianon ne devait pas profiter à d’autres états. »
Ils continuaient, d’une certaine manière, à la protéger contre d’éventuelles attaques.
« Seuls les vaisseaux avec une accréditation spéciale ont le droit de passer. Si on approche sans autorisation, les satellites font feu. »
Eliah pâlit.
« Ne t’inquiète pas, mon père a volé plusieurs autorisations à son travail. Les satellites envoient un message à l’ordinateur central, on rentre le code et on peut passer. On ne craint rien normalement. »
Ils reposèrent leur attention sur la planète. La nuit tombait sur ce côté-ci et des points lumineux commencèrent à apparaître. Asbel manqua de lâcher un rire méprisant devant ces rares zones peuplées. Personne ne connaissait le nombre exact d’habitants, mais le chiffre devait être dérisoire comparé à Rianon. Même si le Seigneur possédait une armée, elle ne ferait pas le poids face aux armes des mercenaires.
Un sursaut involontaire le ramena à la réalité. À présent, la gravité de l’Île affectait l’astronef et la descente n’était plus aussi douce. Ils entraient dans la phase délicate de l’expédition, la plus incertaine. Il remarqua qu’Eliah s’était redressé, le visage recouvert de sueur. Un mélange d’excitation et de peur brillait dans ses prunelles sombres. Il avait relevé ses manches, dévoilant ses scarifications. Certaines cicatrisaient tout juste, d’autres plus récentes ressortaient sur sa peau pâle. Le blond grimaça.
Ces entailles incarnaient la punition pour ses actions. Pour avoir manipulé et trahi son ami, il était condamné à rester avec lui, alors qu’Eliah le haïssait à présent. Mais n’était-ce pas ce que méritait Asbel ? La châtiment s’était accentué avec la découverte des marques sanglantes. Elles lui hurlaient que tout était sa faute. S’il n’avait pas agi ainsi, jamais l’Îlien ne se serait fait du mal. Il n’avait pas supporté de trahir son foyer, de placer sa confiance dans la mauvaise personne.
Une nouvelle secousse, plus violente cette fois, ébranla le véhicule spatial. Plusieurs personnes vacillèrent et se retinrent de justesse. L’atmosphère changea soudain et la panique gagna des membres d’équipage. Asbel se redressa et son sang se glaça dans ses veines. La descente de l’astronef était bien trop rapide. Des exclamations énervées lui parvinrent du commandant. Pas bon signe. L’Île brouillait les appareils. Tous le savaient, mais le vivre se révélait bien différent. Des ordres fusaient partout et bientôt un vrai chaos régna dans la salle de contrôle.
Le citoyen de Rianon reporta son attention sur la vitre et le décor qui filait à toute vitesse autour d’eux. Il rejoignit son père, percuta plusieurs personnes sur son passage qui l’ignorèrent. Les membres d’équipage pianotaient sur les commandes avec frénésie. Sevastian se tenait à côté d’eux, s’accrochant au dossier d’un siège.
« Père, que se passe-t-il ? »
Les phares apportaient trop peu de lumière face à l’opacité de la nuit. Les appareils ne parvenaient plus à calculer la distance qui les séparait du sol. Les écrans se brouillaient ou clignotaient d’une multitude de signaux roux peu rassurants.
« Ce n’est vraiment pas le moment, Asbel ! » feula le quinquagénaire.
Un choc ébranla le vaisseau. Les phares se coupèrent soudain. Ils plongeaient à l’aveugle. Une vague de panique secoua toutes les personnes présentes. Seul Eliah semblait échapper à l’hystérie générale.
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