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Les chocs firent sortir Eliah de ses pensées. Et de la brume. À mesure qu’ils approchaient de leur destination, ses absences s’étaient faites davantage régulières et prolongées. Le capharnaüm le réveilla. Sevastian hurlait des ordres, son visage rouge lui donnait un air terrifiant. Des militaires se précipitaient dans la salle de commandement, certains pour offrir leur aide, d’autres pour partager leur effroi, ou encore poser des questions. Le capitaine beuglait tout autant, tentait de ramener de l’ordre, mais sa voix était couverte par le bruit assourdissant du vaisseau plongeant à toute vitesse dans la nuit noire de l’Île.
Un grand sourire illumina les traits d’Eliah. Si la descente continuait ainsi, cela signifiait la fin du voyage, et donc la fin de l’invasion. Dans son immense arrogance, Sevastian avait cru pouvoir arriver sur l’Île en douceur.
Des soubresauts de plus en plus forts et violents agitèrent le vaisseau. Eliah se détourna de la vue lorsqu’elle s’obscurcit soudainement. Il entendit vaguement que les projecteurs venaient de tomber en panne, mais l’information se perdit dans la cacophonie.
« On devrait lancer la balise, suggéra une voix.
- Pas question ! gronda Sevastian. On ne la lancera qu’en dernier... »
Son aboiement se perdit dans le brouhaha. Le jeune homme se faufila tant bien que mal parmi la foule pour quitter la salle, avec un plan en tête. Il devait profiter de ce chaos pour agir.
Dans les couloirs, des lumières rouges clignotaient et accentuaient l’angoisse qui régnait. Une voix robotique crachait des ordres incompréhensibles depuis les haut-parleurs, disposés un peu partout. Les mercenaires lui aboyèrent de se rendre dans le réfectoire pour se mettre en sécurité. Tous convergeaient vers ce même point ; là-bas, les passagers pourraient s’attacher en cas d’atterrissage violent. Dans la confusion, Eliah espérait bien pouvoir échapper à cette réunion de crise.
Grâce aux secousses, il échappa plusieurs fois à des soldats voulant le saisir pour l’entraîner dans la même direction qu’eux. Ils n’insistèrent toutefois pas ; les hommes se préoccupaient davantage de leur propre sécurité plutôt que de s’embarrasser de cet étranger.
Ballotté dans tous les sens, Eliah avançait avec lenteur jusqu’au pont inférieur. Il avait beau se tenir aux poignets de sécurité, il se cogna à de nombreuses reprises. Enfin, les couloirs se firent moins bondés et il remarqua la présence d’Asbel, qui le suivait avec tout autant de difficulté.
« Tu vas où ? » alpagua ce dernier.
À l’instant où le blond s’élança dans sa direction, une secousse bien plus puissante ébranla l’astronef. Elle fut suivie par deux autres chocs puissants, puis le calme revint. Eliah parvint à se tenir à la barre, mais pas Asbel. Il heurta violemment le mur avec un bruit sourd et s’effondra au sol.
L’Îlien ne put retenir un cri de terreur et se précipita à son chevet. Un filet de sang s’échappait de son crâne. Il respirait encore, bien que le coup l’ait assommé. Où trouver le docteur dans le désordre ambiant ?
Soudain, une idée horrible germa dans son esprit. Autant profiter de l’inconscience d’Asbel pour agir. La gorge serrée, il laissa son compagnon inconscient derrière lui et reprit sa course à travers les couloirs. Eliah descendit rapidement les échelons menant à la salle des machines.
Le soldat supposé surveiller la porte avait quitté son poste. Le cœur battant la chamade, Eliah se glissa à l’intérieur. Son souffle saccadé résonnait à ses oreilles. Il ignorait le temps dont il disposait.
La chaleur étouffante de la pièce l’engloba. Une pellicule de sueur recouvrit son front. Des machines ronflaient bruyamment au centre, où les pompes s’actionnaient à toute vitesse, les chaudières ronronnaient et laissaient échapper des vapes de fumée blanche. Leurs tuyaux et autres mécanismes s’en échappaient et recouvraient les murs de la salle. Sur une console, des aiguilles s’agitaient avec frénésie, l’écran affichait des résultats affolants accompagnés de triangles orange menaçants.
« Allez, plus vite que ça ! » hurla une voix afin de couvrir le bruit ambiant.
Eliah sursauta et se jeta entre deux pompes.
« Déjà, je ne devais pas quitter mon poste, répliqua une voix grondante, mais en plus tu me donne des ordres comme si j’étais…
- On a pas le temps pour ça ! Jez est blessé ! Quelqu’un doit l’amener à l’infirmerie. Et je sais pas si t’as remarqué, mais si moi, ou un des gars, on quitte la salle, le vaisseau va sombrer ! »
Cette voix sonnait presque familière aux oreilles du Novichki. Il osa jeta un coup d’œil et avisa Stef, un des mécaniciens dont il avait écouté les conversations au réfectoire. La combinaison de l’homme, nouée autour de sa taille, pendait lamentablement. Son visage noirci par la saleté et la sueur trahissait une extrême fatigue. Ses collègues continuaient à s’activer mais restaient attentifs à la discussion.
« Mais la balise…
- Pour l’instant, on en a pas besoin ! T’as entendu comme moi, on a pas reçu l’ordre de l’envoyer, donc pas touche, articula Stef. On va pas couler, sauf… si tu te bouges pas le cul !»
Il enchaîna rapidement :
« Allez grouille-toi ! T’as pas envie que je dise à Sevastian que Jez est mort à cause de toi ! »
Eliah rentra la tête dans sa cachette. Il retint sa respiration, même si le bruit ambiant couvrait tout. Un soldat surgit à quelques pas et fila en direction de la sortie. Un technicien inanimé reposait dans ses bras. Son visage disparaissait sous un masque de sang. L’amerrissage avait blessé beaucoup de passagers. La situation n’était pas assez catastrophique pour lancer la balise et le soldat en charge de sa surveillance venait de partir… Exactement ce qu’il fallait à l’Îlien. Le chaos environnant préoccupait trop les ingénieurs pour qu’ils se soucient de lui.
Le dos courbé, Eliah se faufila entre les appareils. Ses vêtements lui collaient à la peau et créaient des frottements désagréables. L’air chaud lui brûlait les poumons. Il ignorait si cette atmosphère était habituelle ou non, mais il plaignait les mécaniciens. Après avoir slalomé entre d’énormes machines et descendu quelques marches, il repéra la balise de détresse. Elle se situait juste à côté de la trappe de secours. Il vérifia une fois de plus que personne ne l’avait remarqué et s’agenouilla devant la fusée miniature.
Elle ressemblait à une ogive ; large tube de métal, d’une cinquantaine de centimètres de hauteur. Sa surface lisse et grise ne comportait aucune imperfection, mise à part un écran, derrière une vitre en verre. Le panneau permettait d’activer l’appareil, écrire le message, effectuer des réglages.
Eliah entreprit tout d’abord d’allumer l’écran et de modifier la destination. Il s’apprêta à se redresser lorsqu’un terrible doute le saisit. Cela suffirait-il ? Si la capsule décollait, même si elle n’arrivait pas à Rianon, elle serait peut-être détectée… Non, il fallait retirer la metelite.
Il s’assura encore une fois qu’aucun technicien ne fut dans les parages, mais la charge de travail les absorbait. Les ordres et directives qu’ils se lançaient lui parvenaient vaguement. La panique suintait à travers leur voix.
Le Novichki essuya la sueur sur son front et observa la balise. Les fils et le cœur de l’engin semblaient inaccessibles à première vue. Il passa sa main moite sur la coque en métal. Ses doigts rencontrèrent le contact rugueux des vis. Avait-il vraiment le temps d’ouvrir le compartiment ? Il ignorait quand le mercenaire serait de retour. Il n’osait imaginer les conséquences si on le prenait en flagrant délit… Toutefois, cela représentait son unique chance de saboter du matériel.
Il se redressa à moitié et lança un regard paniqué autour de lui. Des bidons frappés de symboles inconnus, des cagettes remplies de matériel ou de pièces de rechange, des fils, des combinaisons et autres équipements de protection, mais aucun outil susceptible de l’aider. Une nouvelle bouffée de chaleur l’envahit et des points noirs apparurent dans son champ de vision. Il s’exhorta à respirer lentement et à recouvrer son calme.
Eliah avisa alors une caisse à outils, qui aurait pu apparaître dans le champ de vision des ingénieurs. Cependant, ces derniers, penchés sur la machine problématique, ne remarquèrent pas le voleur. L’Îlien ne détacha pas ses prunelles des hommes durant le processus. Une fois la boite à l’abri, il manqua de défaillir et s’effondra presque à côté de la fusée. Pas le temps pour ces faiblesses !
Il chercha un outil adapté pour dévisser les boulons. Vu le vacarme des appareils, il se fichait de remuer bruyamment les instruments. Le premier outil se révéla trop gros, il le reposa avec des gestes peu assurés. Enfin, il dénicha la bonne tête et dévissa les vis avec rapidité. Il tomba sur un assemblage complexe de fils, mais aucune trace de la pierre. L’angoisse augmenta encore d’un cran et forma une boule dans sa gorge. Si le militaire revenait à cet instant, il n’aurait aucune explication à fournir. Peut-être avait-il été appelé ailleurs, vu l’agitation à bord.
Eliah s’essuya une nouvelle fois le visage, se servit du tournevis pour écarter les câbles et plongea carrément sa main dans l’entremêlement de fils. Il découvrit une sorte de boite, dont il dévissa le capuchon. Enfin, ses doigts rencontrèrent une matière froide et rugueuse. Il en sortit la metelite.
La petite pierre, d’à peine cinq centimètres, reposait dans sa paume. Sa couleur violette possédait de magnifiques reflets rosés. Il ne la contempla pas plus longtemps et la fourra dans sa poche.
Alors qu’il refermait la coque, une voix résonna plus proche de lui :
« Où sont passés les outils ? »
Eliah se figea. Un étau se referma autour de sa poitrine, bloquant son souffle et nouant ses entrailles. Tout ce désordre serait impossible à ranger avant d’être découvert. Pourtant, il ne pouvait laisser la balise démontée et les outils éparpillés. Les techniciens comprendraient sans mal le sabotage. À toute vitesse, il replaça la plaque en métal et remit les boulons.
La dernière vis lui échappa et roula hors de portée. Il jura à voix basse. Son hésitation ne dura pas plus d’une seconde. Il reposa le tournevis dans la boite et la poussa quelques mètres plus loin. Enfin, il se glissa derrière une grosse machine juste avant que le mécanicien ne trouve sa caisse.
Eliah prit une profonde inspiration. Son cœur était sur le point d’exploser. Il n’avait pas pu remettre la dernière vis. Elle traînait sous une grosse chaudière. Même en se tordant le bras, il ne parviendrait pas à l’atteindre. L’abandonner représentait un risque, mais personne n’irait la chercher là. Toutefois, en cas d’inspection de la balise, on remarquerait le problème. Il avait surestimé ses capacités et le temps lui avait manqué.
Un nouveau choc ébranla l’astronef et Eliah manqua de tomber. Il se heurta contre un conduit et se mordit les joues pour retenir un cri de souffrance. À présent que le vaisseau avait amerri, il ne comprenait pas la cause de ces secousses. Il quitta la salle des machines avec soulagement, sans croiser le soldat en charge.
Toute son énergie l’avait subitement quitté. Ses pieds le soutenaient à peine et le guidèrent, comme animés par une force inconnue. Des groupes de soldats défilaient devant lui sans lui prêter attention. Le Novichki saisit faiblement que la salle des équipements prenait l’eau. Certains parlaient d’une attaque.
Les joues rouges et les muscles tétanisés par l’effort, il remonta le flot de soldats à contrecourant et se dirigea vers l’aile est. Il atteignit enfin un entrepôt, où des centaines de caisses d’approvisionnement s’empilaient. Il se faufila au milieu. Toutes les lumières avaient cessé de fonctionner et le générateur de secours, censé prendre le relais sur l’Île, avait visiblement un problème. Seules des petites lumières rouges éclairaient faiblement.
« Eliah ! », le héla une voix bien familière.
Asbel approcha en chancelant. Il se tenait la tête et paraissait déboussolé. Un fin filet de sang recouvrait ses doigts.
« Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que tu fiches ? J’étais dans le couloir et soudain j’ai perdu connaissance. En me réveillant, je t’ai vu filer ici. »
Heureusement, il ne l’avait pas vu sortir de la salle des machines.
« Je pars, se contenta de dire l’Îlien.
- Quoi ? Tu comptes fuir à la nage ? Au beau milieu de nulle part ? »
Eliah l’ignora et se posta sous l’échelle conduisant à une trappe de secours. Il appuya sur le bouton pour l’ouvrir, mais le mécanisme ne répondit pas. Il avisa une manivelle circulaire, au sommet, qui lui permettrait de débloquer l’écoutille et de se retrouver à l’extérieur – enfin. Seule cette échelle le séparait de la liberté. Et la main qui l’empêcha de gravir le premier degré.
« Lâche-moi !
- Je ne peux pas te laisser partir ! Où est-ce que tu vas aller ! »
Après deux semaines à le supporter, Eliah ne parvint pas à garder son calme. La moindre de ses remarques l’irritait, surtout maintenant qu’ils étaient arrivés. Hors de question que ce sale fils de bourge continue à lui donner des ordres.
« Je préfère mourir noyé plutôt que de rester une seconde de plus ici.
- Je ne te laisserai faire ! »
Le citoyen de Rianon se jeta sur lui. Ils roulèrent au sol. Le Novichki fut tout d’abord pris de court par cette attaque. Il n’avait pas soupçonné une telle force chez son adversaire. Toute la rancune accumulée ces dernières semaines fournit un regain d’énergie à Eliah. Ses vieux réflexes lui revinrent et il maitrisa Asbel, dont la blessure récente l’affaiblissait. Des larmes de détresse recouvrirent les joues de ce dernier.
« Pourquoi tu t’accroches tant à ces monstres ! Que t’ont-ils apporté mis à part de la peine ? Tu n’as même plus de famille ici ! »
De l’écume de rage s’accumulait à ses lèvres. Une pointe s’enfonça dans le cœur d’Eliah. Personne ne l’attendait sur l’Île, mais il préférait demeurer ici plutôt que de séjourner sur Rianon. Personne ne l’attendait là-bas non plus.
« Ne m’abandonne pas, pleurnicha Asbel.
- Il fallait y penser avant de me trahir. »
Tout son être lui hurlait de l’abandonner, de partir sans jeter un regard en arrière. Et pourtant, une part de lui l’aimait encore. Il haïssait ses sentiments envers ce traitre. Depuis des semaines, il tentait de refouler son affection. Le blondinet avait choisi son camp, quitte à balayer leur complicité. Alors il l’imitait.
Une grimace déforma ses traits. Eliah assena un coup de poing brutal à son opposant. Asbel perdit connaissance.
L’Îlien resta accroupi. Un sanglot silencieux lui déchira la poitrine. Les décisions impossibles s’enchaînaient, et il espérait que celle-ci serait la dernière. Une secousse ébranla l’astronef. Eliah se retint à l’échelle avant de l’escalader rapidement. Il manœuvra la manivelle et ouvrit la porte de secours. Une odeur de fumée et d’embruns marins lui parvinrent, enivrants. Il se retrouva sur le toit, à l’extérieur.
Il eut une seconde d’hésitation. Plusieurs mètres en dessous, il aperçut le corps d’Asbel, inconscient. Jamais il ne pourrait lui pardonner ses actes. Il préférait le laisser là. Quelqu’un finirait bien par le trouver.
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