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Sevastian prévoyait d’atterrir non loin d’une des îles secondaires afin de ne pas être repéré depuis l’Île, et ensuite de rejoindre la capitale pour l’attaquer. Eliah envisageait de nager jusqu’à un proche îlot. Il plissa les paupières dans l’espoir d’en apercevoir un. Seules les faibles lueurs du vaisseaux lui parvenaient et éclairaient à peine les environs. Les sirènes d’alerte et les hurlements ne l’atteignirent pas. Il attendit de longues secondes, le cœur battant, mais les nuages dissimulaient la lune et seule l’obscurité l’entourait.
Impossible de reculer maintenant. Pas après avoir saboté la balise et assommé Asbel.
L’odeur de fumée, qui s’échappait des réacteurs, lui piqua la gorge. Des mercenaires avaient parlé d’une attaque. Cela représentait son unique chance de s’enfuir, mais il craignait que tout ceci ne soit que l’imagination de soldats apeurés. Les moteurs devaient être endommagés par l’amerrissage brutal.
Une timide rayon lunaire perça enfin les ténèbres. Eliah hoqueta de surprise. Il n’avait pas remarqué l’énorme navire qui approchait. Aucune lumière, pas un bruit. Juste cette masse impressionnante, glissant sur les flots. Il crut que son esprit lui jouait des tours. Un bateau fantôme prenait soudain vie devant ses yeux. Une puissante détonation le fit sursauter. Puis, un boulet de canon percuta le vaisseau spatial. L’Îlien tomba sur les fesses et commença à glisser sur la coque en métal. Il se retint de justesse à une aspérité.
Un second projectile heurta à nouveau les envahisseurs. Un nuage de fumée s’éleva de l’autre côté de la carlingue. À peine arrivés, les citoyens de Rianon étaient déjà attaqués. Un large sourire illumina les traits du jeune homme. Le plan de Sevastian ne se déroulait pas comme prévu. Après tout, leur informateur n’avait jamais mentionné la présence des pirates sur les mers.
Le Novichki calcula la distance qui le séparait du brick. Celui-ci se dirigeait vers l’astronef immobile. Une cible parfaite, à une centaine de mètres. L’adrénaline sapait sa fatigue et ses angoisses. Il n’aurait pas d’autres échappatoires.
Eliah prit son élan et sauta dans l’eau. Il ne put profiter de la douceur de l’océan et se concentra sur sa nage. Malgré ses heures de pratique dans la piscine de la villa, il avait oublié la difficulté de progresser dans une mer agitée. Il fut rapidement à bout de souffle. Le navire avait considérablement ralenti pour bombarder l’ennemi sans ménagement. La brise lui apporta les cris des marins.
Il s’arrêta, la respiration courte. Le deux-mâts se dressait devant lui et il plongea afin de ne pas être écrasé par l’étrave. Il remonta à la surface plus loin. Une chappe de plomb lui tomba dans l’estomac ; il comptait escalader l’ancre, mais celle-ci était inaccessible. Depuis sa position, il ne pouvait pas l’atteindre. Il pensait que le bateau allait s’arrêter pour piller l’astronef, mais ça ne semblait pas les intéresser, malgré un ralentissement significatif.
Il continua à nager et à rester proche de la carlingue. La fatigue et le froid engourdissaient ses jambes. Son esprit fonctionnait à toute vitesse dans l’espoir de trouver une solution. Des protestations éclatèrent sur le pont. Les membres de l’équipage se disputaient. Eliah ne comprit pas leur raison, toutefois cela lui laissa le temps de grimper à l’échelle de coupée. Les vagues le soulevèrent assez pour atteindre le premier barreau du bout des doigts. Il raffermit sa prise et se hissa à la force des bras.
Il grelottait et tremblait. Cet effort physique l’avait vidé de son énergie. Il se concentra afin de tenir sur l’échelle, sans se faire remarquer, jusqu’à la fin de la canonnade.
Les salves durèrent une éternité. Les tirs fracassants l’assommèrent à moitié, bouchèrent ses oreilles. À une centaine de mètres de là, probablement submergés par les problèmes techniques, les citoyens de Rianon ne ripostèrent pas. Eliah enfouit son nez dans son coude pour retenir ses sanglots. Son cœur se déchira de douleur. Il avait abandonné Asbel là-bas. Jamais il n’avait pensé le livrer à un tel sort. Il pria pour qu’un soldat le trouve. Peut-être avaient-ils pu évacuer à bord de canots de sauvetage ?
Pourtant, pour l’avenir de l’Île, il aurait mieux valu que tous périssent. Cette soudaine attaque mettait un terme aux projets de Sevastian. Eliah essaya de se persuader que ce n’était qu’un juste retour des choses, malgré tout, la culpabilité lui enserra le ventre.
Les Îliens laissèrent le véhicule spatial derrière eux, sans même l’aborder. L’astronef sombra dans les flots obscurs, entouré d’une épaisse fumée noire. Le Novichki claquait des dents. Ses bras douloureux l’élançaient. Il peinait à s’accrocher aux barreaux, guère larges. Il sentait qu’une crampe allait s’emparer de son mollet droit. Mais s’il sortait de sa cachette maintenant, les pirates le jetteraient à l’eau. La souffrance irradiait dans tout son être.
Il escalada un autre échelon et jeta un coup d’œil sur le pont. La plupart des marins rejoignaient la cale. Ils avaient rallumé les lampions et Eliah ne distingua que quelques hommes surveillant le pont. Certains grommelaient encore, mécontents d’avoir laissé couler l’ennemi.
Il gravit un nouvel échelon lorsque son pied glissa sur la mousse. Il se retint de justesse au bastingage et finit de l’enjamber. À bout de force et avec un soupir de soulagement, il se laissa tomber sur le pont. Ses doigts rougis par le froid irradiaient de douleur. Ses bras et jambes pulsaient de souffrance.
Quand il se redressa, la pointe d’un canon était braquée sur sa tête. Il déglutit péniblement. Un matelot le tenait en joue, à la fois surpris et menaçant. Un autre donna l’alerte et bientôt, le pont se remplit d’une vingtaine d’hommes hostiles. Eliah se releva doucement, sans faire de gestes brusques et leva les mains au-dessus de la tête.
« J-j-j’étais prisonnier sur le vaisseau qui s’est écrasé et je cherche à rejoindre ma famille », mentit-il en baissant les yeux.
Il resta en retrait, contre le bastingage et pria pour que son mensonge fonctionne. Un pirate se fraya un passage et fendit la foule. Plus petit que les autres, il se dégageait de lui une confiance et une assurance qui le désignait comme le capitaine. Il croisa les bras et détailla l’intrus avec suspicion. Ce dernier faisait peine à voir ; il grelottait, sa combinaison lui collait à la peau. Ses mèches de cheveux courtes gouttaient sur son visage émacié, au nez tordu. Des sourcils broussailleux dissimulaient en partie ses prunelles, profondément enfoncées dans leur orbite. Avec son allure, il aurait pu en effet être captif des envahisseurs. Une simple vérification démentirait, ou non, ses origines. Le chef aboya :
« Qu’on lui regarde les yeux. »
Deux marins s’avancèrent pour obtempérer. Le Novichki répliqua avant.
« Très bien ! J’ai du sang de Rianon dans les veines… mais j’ai été élevé sur l’Île ! Je n’ai rien à voir avec eux » s’empressa-t-il de rajouter.
À ses mots, l’ambiance changea complètement. Une haine palpable envahit le pont. Des insultes bien familières résonnèrent à ses oreilles. Il chercha un visage davantage chaleureux, ou moins enfiellé, cependant tous le dévisageaient avec colère et rancune, comme si Eliah en personne avait causé la colonisation et la Purge.
« Pourquoi devrions-nous t’aider ? », cracha le commandant.
Un tatouage en forme de canif ornait la tempe droite de celui-ci. L’intrus déglutit péniblement et baissa les bras. Un profond désespoir l’envahit. Il ignorait quoi dire pour sa défense. Il avait réussi à échapper à Asbel et son père, pour au final tomber sur des mercenaires qui détestaient les colons.
« Je hais Rianon tout autant que vous… commença-t-il d’une voix lasse.
- Nous sommes d’accord sur une chose, coupa l’autre. Tu comprendras donc que ça va me faire plaisir de te voir passer par-dessus bord. »
Plusieurs de ses compagnons lâchèrent un rire gras. L’éreintement et le découragement se saisirent d’Eliah. Il manqua de s’effondrer, tant son corps arrivait au bout de ses capacités. Il se retint avec difficulté et tenta de garder l’esprit clair. Il connaissait trop bien cette sensation : la brume affluait. Elle détectait son désarroi, mais il ne pouvait pas perdre le contrôle.
« Il faut que je prévienne le Seigneur que l’Île est en danger, tenta-t-il. Vous pensez que ce vaisseau est un acte isolé ? En voyant qu’il ne donne plus de réponses, d’autres viendront les chercher. L’invasion va recommencer ! »
Cela ne sembla pas émouvoir son audience. Certains s’impatientaient et agitaient leurs épées. Le capitaine ne broncha pas et garda les bras croisés sur la poitrine.
Eliah ne mentait pas. Peut-être que Sevastian et tout l’équipage était mort, mais il restait encore Dimitri sur Rianon. Après plus d’un mois sans réponse, le frère d’Asbel contacterait le gouvernement afin qu’une mission de sauvetage soit envoyée.
Il tomba à genoux, impuissant. Il n’avait pas fait tout ce chemin, subi tout ça, pour mourir maintenant. Pas avant d’avoir revu les rivages de l’Île.
Quelle stupide idée d’être monté à bord de ce navire. Les Îliens détestaient les Novichkis, personne ne le croirait, même s’il leur apportait la preuve sous les yeux. La haine les aveuglait trop. Une colère froide, sourde, gonfla en Eliah. Elle fut balayée tout aussi soudainement par une sensation bien familière. Les doux tentacules de la brume s’enroulèrent autour de son esprit. Sa vision devint floue.
« Je suis de l’Île tout autant que vous ! s’insurgea-t-il. Je la connais ! C’est l’Île de l’Étoile ! Je le sais, je l’ai vue ! »
Il remonta sa manche et exposa ses cicatrices. L’équipage fit un pas en avant, sûrement devaient-ils penser qu’il cachait une arme, mais les matelots reculèrent en voyant les scarifications. Une flamme de folie luisait dans les prunelles sombres de l’intrus. Il paraissait soudain possédé.
« L’Étoile, répéta Eliah. C’est l’Étoile la clé, je le sais. Je ne leur ai pas dit. Jamais. »
Les pirates échangèrent des regards perplexes, mal à l’aise. Ce type était complètement fou : des dizaines de marques en forme d’étoile recouvraient ses avant-bras. Il répéta encore et encore ces mots en se balançant d’avant en arrière. Ses yeux se perdirent dans la vague. Un marin, massif, s’apprêta à lever son épée, mais le capitaine l’en empêcha.
Il frémit en ressentant cet étrange nuage qui entourait l’étranger. En temps normal, il aurait jeté ce type à la mer, mais jamais il n’avait vu un tel phénomène.
« Mettez-le aux fers, on verra demain ce qu’on en fait. »
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