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Lenaïs regagna la plage d’un pas trainant. Son sac de voyage, passé en bandoulière, cognait contre sa jambe gauche. De son unique main, elle tenait les pans de sa cape. Elle n’avait pas vu le temps passer sur ce bout d’île, mais une grande lassitude l’avait envahie.
Les Îliens appelaient cet endroit l’archipel Dalehkyi, autrement dit « isolé », et elle avait rapidement compris pourquoi. Les trois terres principales se composaient de Da, Leh et Kyi. La jeune femme séjournait sur la première depuis plusieurs semaines. Elle s’était imposé cet isolement afin de trouver une réponse à ses questions, et dans l’espoir de se recentrer sur elle-même, démêler ses sentiments confus.
Elle repartait bredouille, l’esprit indécis, avec encore plus d’interrogations qu’à son arrivée. Peut-être était-ce cette solitude qui avait fait remonter de douloureux souvenirs.
Elle n’avait pourtant pas été seule ici. Quelques jours après son arrivée, elle avait remarqué une présence humaine, sur Leh. Thanael lui avait répété que l’endroit ne comptait aucun village, seulement des mines désaffectées. Il s’agissait sûrement de naufragés. L’homme avait d’ailleurs hésité à la conduire ici, il ne voyait pas l’intérêt d’explorer ce bout de caillou désert. Elle l’avait supplié de naviguer jusqu’ici, malgré les quatre semaines de voyage. Il avait fini par accepter, car il savait son engouement pour cette quête. L’équipage ne fut pas difficile à convaincre ; il ne leur fallait pas de raison pour voguer sur les flots, c’était dans leur sang.
Elle avait donc découvert un campement d’une vingtaine de personnes. Pas des mineurs. Ils lui avaient semblé malades ou blessés pour la plupart. Plusieurs bicoques se dressaient autour d’une plage. Ils faisaient sécher du poisson et cultivaient de rares légumes. Ces gens n’étaient pas dangereux. Elle les ignora pendant son séjour. Ils ne s’éloignaient pas de leur bivouac et elle ne fut pas dérangée.
Deux mois plus tard, comme convenu, le bateau devait revenir la chercher. Et le moment était venu. Lenaïs s’attarda le plus possible dans les mines dans l’espoir de trouver un indice, jusqu’au dernier instant, et elle était en retard. Malgré sa crainte d’être abandonnée ici, elle connaissait la loyauté de Thanael. Il l’avait informée qu’un coup de canon serait envoyé si l’attente devenait trop longue, mais elle n’avait rien entendu.
Elle ressentait toutefois une appréhension à l’idée de retourner sur le bateau. Le doute et l’incompréhension la rongeaient. Presque un an que ses recherches avaient commencé et pas une découverte. La Purge avait détruit tous les livres et tous les individus en mesure de l’aider. L’archipel Dalehkyi, bien que luxuriant et impressionnant avec ses carrières d’obsidienne, n’avait été qu’un gros tas de cailloux sans intérêt. À de nombreuses reprises, elle avait hésité à abandonner sa mission. Lenaïs avait passé sa vie à chercher l’Île. Maintenant qu’elle y était, elle ne pouvait pas baisser les bras.
La jeune femme escalada avec difficulté le dernier monticule qui la séparait de la plage. Son sac pesait lourd et elle avait trop chaud avec son manteau. Elle s’arrêta à bout de souffle en haut de la butte et vit au loin L’Albatros. Son cœur s’emballa et elle dévala la pente à toute vitesse. Elle avait fini par s’habituer à vivre sur le navire, parmi ces hommes un peu rustres au premier abord. Mais ils avaient pris soin d’elle. Elle savait, au fond d’elle, que le moment venu, il serait difficile de les trahir.
Un sourire naquit sur ses lèvres en voyant le pavillon noir, dressé au sommet du mat. Avaient-ils rencontré des problèmes ? Les océans se révélaient dangereux et remplis de pirates. Elle n’avait pas douté une seconde qu’ils aient pu ne jamais arriver au rendez-vous, même si Thanael aimait taquiner les autres marins et s’attirer des ennuis.
Elle remarqua alors une petite barque sur la berge. Le capitaine se tenait dos à elle et regardait l’horizon. Elle s’arrêta pour reprendre son souffle et essuyer la sueur coulant le long de son front. La brise marine souffla sur son visage et elle ferma les yeux quelques instants. Le vent secoua ses cheveux et dévoila les cicatrices sur sa joue. En dépit du lieu désertique, elle rabattit immédiatement ses mèches, gênée. Cacher son handicap et ses balafres était devenu une habitude, même à l’équipage, habitué à sa situation.
Elle avança tant bien que mal dans le sable épais, son sac pesant plus lourd à mesure qu’elle progressait. Traverser la plage sous le soleil de plomb parut durer une éternité et elle fut heureuse de voir Thanael se retourner en sentant une présence dans son dos. Un grand sourire illumina son visage et il la rejoignit en trottinant. Lenaïs jeta sa besace par terre et l’homme la prit dans ses bras. Elle décolla légèrement du sol et ils s’embrassèrent avec passion.
Ils mirent fin à leur étreinte, à bout de souffle. Elle n’aurait voulu l’admettre, mais le commandant lui avait terriblement manqué. La solitude l’avait oppressée sur cette île aux confins du monde. Il lui caressa doucement la pommette, le regard rempli de tendresse. Un rire cristallin franchit les lèvres de la femme. En sa présence, elle se comportait parfois comme une adolescente transie d’amour, tremblante d’émotion.
Alors qu’elle s’attendait à des retrouvailles mouvementées sur la plage, à même le sable ou dans le canot, son compagnon jeta la sacoche dans la barque et entreprit de la mettre à flot. Un peu déçue, elle grimpa à bord et en profita pour le dévorer des yeux, admirer ses muscles saillants sous sa chemise mouillée par l’embrun. Le vêtement dévoilait le haut de son torse musclé et tanné par le soleil. Ses mèches brunes, plus longues que dans son souvenir, chatouillaient sa nuque. Une barbe épaisse entourait ses lèvres pleines et désirables. Cette apparence davantage négligée lui donnait un air sauvage. Elle remarqua des blessures tout juste cicatrisées ; son arcade sourcilière avait été fendue, il ne restait plus qu’une fine ligne rougeâtre, ainsi qu’une croûte au niveau de la bouche. D’autres contusions se dissimulaient peut-être ailleurs sur son corps, mais elle les découvrirait bien assez tôt.
Thanael poussa la chaloupe jusqu’à avoir de l’eau aux cuisses et monta à son tour. Il s’installa de façon à avoir le dos au rivage et entreprit de ramer jusqu’à L’Albatros. Ils ne décrochèrent tout d’abord pas un mot ; attitude habituelle pour Lenaïs mais pas pour son compagnon. Il pouvait paraître taciturne au premier abord, mais il aimait beaucoup discuter, encore plus lorsqu’ils ne s’étaient pas vus depuis des mois. Une barre d’inquiétude marquait son front buriné.
« Je n’ai rien trouvé », lâcha-t-elle.
Il redressa la tête, presque étonné d’être sorti de ses pensées. Il ne répondit rien, peut-être parce qu’il s’y attendait un peu.
« Je ne comprends pas d’où ça vient. Que ce soit sur l’Île ou ici, l’énergie est la même. Le réseau doit être immense, marmonna-t-elle.
- Il faudrait que tu songes à aller en ville. On trouvera peut-être des sages qui ont la réponse. Je sais que tu voulais trouver par toi-même, explorer les possibilités, toute seule mais… Ça fait déjà un an et tu n’as pas avancé.
- Tu as peut-être raison… »
Elle se renfrogna quelque peu. Cette année à parcourir les mers avec eux… Avait-elle perdu son temps ? Ou avait-elle tout fait pour retarder sa véritable mission ? Cette question l’avait beaucoup taraudée pendant son séjour ici. Les premiers temps, elle avait été obnubilée par ses recherches. Ce nouveau terrain offrait tant de possibilités, elle s’était sentie enorgueillie face à cette une nouvelle piste. Mais cela n’avait mené à rien. Et après ces mois passés seule, les doutes l’avaient assaillie.
Ils approchèrent du navire. Son cœur se fit plus léger en reconnaissant la figure de proue, devenu le symbole de sa nouvelle maison. Dès le début, elle était tombée amoureuse de cette magnifique statue. Celle-ci représentait une sirène tendant les bras et formant une coupe avec ses mains. Lenaïs ne comprenait pas vraiment le sens de ce geste, même si Thanael lui avait expliqué qu’il s’agissait d’un signe de soumission. La sculpture incarnait l’ensemble des mythes marins, rassemblés sous l’image de la sirène, et cette position était leur asservissement. Les océans avaient été domptés par l’homme. Lenaïs voyait plutôt un geste doux, de paix et d’acceptation, bien qu’en contradiction avec les pirates.
Elle admirait toujours la queue de poisson taillée dans le bois avec une précision incroyable, chaque écaille parfaitement visible et unique. Son corps continuait le long de l’étrave et disparaissait sous les flots. Elle n’avait jamais vu le bateau hors de l’eau, mais s’imaginait parfaitement la nageoire caudale s’étendre autour de la quille.
Elle aimait par-dessus tout les ailes d’albatros qui entouraient la proue et encadraient le vaisseau de part et d’autre. Cet oiseau incarnait la liberté, sa présence était de bon augure. À son image, les voiles blanches, avec un dégradé noir, accompagnaient ce thème. Le tissu ressemblait désormais à un assemblage chaotique, rafistolé ici et là avec les moyens disponibles.
Elle fut sortie de ses pensées par son amant, qui prit enfin la parole.
« Il s’est passé quelque chose hier soir. Un astronef de Rianon s’est écrasé non loin d’ici. On l’a bombardé, je ne pense pas qu’il y ait de survivants. »
Ils arrivèrent en bas de l’échelle de coupée. Lenaïs pouvait entendre les exclamations enjouées des membres de l’équipage qui les regardaient par-dessus le bastingage. Elle leur fit un signe de la main. On leur lança des cordages pour attacher la chaloupe, qui serait ensuite remontée sur le bateau. Thanael s’arrêta au milieu d’un nœud :
« Et s’il en vient d’autres ? »
Elle reposa son attention sur lui. Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état, aussi inquiet. Cet événement incarnait tout ce qu’il redoutait. La Purge avait été un traumatisme pour lui et sa famille. Si Rianon reprenait son invasion, le capitaine aurait des raisons d’être nerveux.
« On va en parler plus calmement à b… »
Elle ne finit pas sa phrase et tourna vivement le visage vers le haut du navire.
« Il y a quelqu’un à bord.
- On a recueilli un naufragé du bombardement. Un envahisseur, expliqua-t-il en prenant le sac de sa compagne. Soi-disant prisonnier. Il nous a fait une scène hier soir, on a halluciné. Tu le sens ?
- J-j-je… Oui, répondit-elle décontenancée. C’est étrange, je n’avais jamais ressenti ça. »
Il fronça les sourcils, préoccupé.
« Je le sens aussi », avoua-t-il.
Le pirate s’avérait sensible à la magie, un don hérité de sa mère. Avaient-ils recueilli un mage ? Cela paraissait invraisemblable.
Elle resta seule dans la barque jusqu’à ce qu’il ait fini d’escalader. La jeune femme essaya d’analyser cette impression, sans pour autant en être capable. La présence de cet inconnu n’était ni malveillante, ni dangereuse, mais elle prenait de la place. Elle occultait le bruit des vagues ou des clameurs sur le bateau, le roulis du canot. Elle en oubliait presque ses propres sensation, sa langue pâteuse, la sueur dans sa nuque, remplacées par un vide inquiétant.
Elle fut soulagée d’être ramenée à la réalité par Thanael. Il jeta une corde qu’elle la noua autour de son bras droit et commença à gravir l’échelle. En haut, le commandant tira l’aussière, ce qui l’aida à monter.
Elle fut accueillie par tout l’équipage. Ils avaient sorti des bouteilles pour fêter son retour. Son rire et son sourire apportèrent un rayon de soleil sur le pont principal. Tous requéraient son attention, comme des enfants délaissés depuis trop longtemps. Lenaïs s’était attachée à chacun d’entre eux, d’une certaine façon. Theo, le second, l’avait beaucoup aidée pendant sa convalescence ; Mogz le borgne lui avait appris à pêcher ; Risal et Rorfer, les jumeaux, lui avaient appris à se battre. Elle avait été le juge du concours d’alcool et du concours de pêche. Et elle savait que depuis son arrivée sur le navire, la vie était bien plus facile. Sa magie avait permis de diversifier la nourriture, d’effectuer des escales dans des endroits reculés et magnifiques que seule elle pouvait localiser.
Au début, elle avait craint que la discorde ne s’installe. Certains pirates superstitieux pouvaient redouter la présence d’une femme à bord, synonyme de malheur. Cependant, les capacités de Lenaïs les avaient fait changer d’avis.
Elle se souvenait encore de la manifestation du don, seulement deux semaines après son arrivée sur L’Albatros. Lefi, le cuistot, s’était occupé de changer son bandage et avait trop serré le pansement. La femme avait alors hurlé de douleur. Sur le bureau du capitaine, tous les bibelots étaient tombés, balayés par une main invisible.
Elle se rappelait l’étrange éclat qui s’était mis à briller dans l’œil intact du pirate. Une sorte de fascination et de peur. Cela lui avait fait oublier la souffrance pendant quelques instants, tandis que l’excitation montait en elle. La fierté se mélangea au soulagement. Si ses parents avaient su ! Elle était en mesure de déplacer de petits objets par la pensée et elle avait découvert par la suite une connexion toute particulière avec la nature. Elle sut que sa mission en serait grandement facilitée. Elle n’avait appris l’histoire de l’Île et la Purge que bien plus tard.
De son unique main, elle avait fait un geste, sans vraiment se concentrer, et tout s’était remis en place sur le bureau. Lefi avait presque sauté du lit pour se coller au mur. Elle ne l’avait jamais vu aussi apeuré. Elle avait voulu le rassurer, mais le matelot avait quitté la cabine et ramené Thanael. La nouvelle s’était répandue à toute vitesse, et tous les marins avaient voulu lui prendre la main – elle apprit plus tard que c’était signe de chance que de toucher un Eire. Contrairement aux autres, le chef n’avait pas montré les mêmes signes de superstition ou de terreur à son égard. Il voulait la protéger, qu’elle développe et explore ses facultés.
Après cet événement, tous les membres d’équipage l’avaient épaulée et aidée dans sa convalescence. La crainte demeurait dans leurs gestes, mêlée d’un respect qui plaisait à la mage. Puis, au fil des mois, ils avaient compris qu’elle n’était pas une déesse, et une vraie entente s’était créée entre eux.
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