La bibliothèque se dressait comme un sanctuaire du savoir, un lieu où Samir se sentait en sécurité. Chaque fois qu'il franchissait ses portes, il ressentait une sorte de respect profond. Il aimait ce silence. Pas celui qu’on impose, mais celui qui vient naturellement, celui qui t’oblige à baisser la voix, à prendre le temps. Les hautes étagères, imposantes et silencieuses, formaient une forêt de connaissances. Chaque livre était une clé ouvrant des portes sur des mondes infinis. Ici, tout semblait possible. Ici, le savoir était un outil puissant, un véritable bouclier contre l’ignorance, mais aussi contre les souvenirs.

En parcourant les rayons, Samir glissa sa main sur les reliures usées par le temps, s’arrêtant sur un titre familier : La bande à Fasel de Daniel Bloch. Ce livre lui évoquait immédiatement Luca. Ce gars... Après sa sortie de prison, ils s’étaient croisés sous le passage sous-voie, là où tout avait commencé pour eux. Ils avaient squatté cet endroit des années, comme si se cacher sous la route principale leur permettait de se cacher du reste du monde. C’était leur refuge, un endroit où tout le bruit de l’extérieur semblait s’étouffer.

Luca l'avait vu en premier. Il s'était approché avec ce sourire en coin, un peu moqueur, celui qui lui servait à détendre l’atmosphère. « Alors, toi, t'es bibliothécaire maintenant ? Moi aussi, j’allais à la bibliothèque... mais celle de la prison. » Il avait ri, mais c’était un rire amer, un truc qui restait coincé dans la gorge. « J’ai lu un bouquin là-bas, La bande à Fasel. Des types qui braquent des banques, des convoyeurs de fonds... des anarchistes suisses. Mais bon, tu vois, c’était pas vraiment notre histoire. »

Samir se souvenait encore de cette conversation. Ce contraste entre le monde de Luca, avec ses choix de vie cabossés, et ce livre qui racontait une forme de rébellion bien différente de la leur. Luca avait trouvé quelque chose dans ces pages, une sorte d’écho. Samir, curieux, avait fini par lire le livre lui aussi, après leur rencontre sous le passage. L’histoire des anarchistes suisses l’avait captivé, mais elle ne ressemblait en rien à leur passé commun. À eux trois, Samir, Luca et Dragan, c’était une autre forme de révolte : désordonnée, sans cause précise, juste le besoin d'exister, de prouver qu'ils étaient là, même si c’était à travers le chaos.

Il reposa doucement La bande à Fasel sur l'étagère, les souvenirs remontant peu à peu à la surface. Sa vie aurait pu prendre une toute autre tournure, il en était pleinement conscient. Avant de trouver refuge ici, c’était une succession d’échecs, des portes qui se fermaient les unes après les autres. C’est presque par accident qu’il avait atterri dans cette bibliothèque. Au départ, c’était juste pour éviter des dettes, une solution temporaire, le temps de retomber sur ses pieds. Mais les années avaient filé. Maintenant, presque quinze ans ici, et pourtant... il se sentait encore comme si c’était juste une étape. Un truc en attendant mieux.

Aujourd’hui, alors qu’il parcourait ces rayons, Samir se demandait parfois comment il avait pu, lui aussi, toucher ces ténèbres. La rébellion sans but, l’agitation des rues, la rage sourde qui l’habitait jadis... Tout cela semblait si loin désormais, comme un mauvais rêve. Mais dans ces moments de calme, il ne pouvait s’empêcher de se rappeler à quel point la frontière était fine. Tout aurait pu basculer. Peut-être que, si ce membre du mouvement hip-hop local ne l’avait pas pris sous son aile ce jour-là, peu après la rupture avec Dragan et Luca, il serait aujourd’hui en prison, enfermé dans un asile psychiatrique, ou même six pieds sous terre.

Ce fondateur du chapter Zulu Suisse Romande, avec ses idéaux de paix, d’unité, et de connaissance, lui avait montré que la colère pouvait devenir une force créatrice. Ces principes avaient réorienté son énergie. Ce n’était plus la violence ou la délinquance qui le guidaient, mais quelque chose de bien plus profond. Et c’était ici, dans cette bibliothèque imposante, où l’ombre des livres semblait offrir une protection, que tout s’était solidifié.

Samir observa un groupe de jeunes entrer dans la bibliothèque, troublant la tranquillité environnante. Ils riaient fort, bruyants, insouciants. Comme lui, Dragan et Luca autrefois. Ils n’avaient pas encore conscience de la puissance que pouvait receler ce lieu, mais Samir le savait. Il les regarda un instant, se demandant ce qu’ils allaient faire de cette chance. Est-ce qu’eux aussi allaient finir par se perdre en chemin, comme tant d’autres ?

Puis, il se tourna à nouveau vers ses tâches. Cette bibliothèque, majestueuse et imposante, lui avait offert bien plus qu’un simple travail. Elle l’avait armé d’une force intérieure. Ici, il s'était redéfini, trouvé un but. Mais parfois, il ne pouvait s’empêcher de se demander... est-ce que tout cela allait vraiment durer ? C’était comme si, malgré tout, il était toujours de passage, jamais totalement ancré dans ce rôle. Peut-être qu’il cherchait encore. Peut-être qu’il chercherait toujours.