L’année du grand tournant

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Samir et Dragan se connaissaient déjà, mais sans réelle proximité. Ils avaient grandi dans le même village, fréquenté la même école, et leurs pères travaillaient dans la même usine de câbles. Chaque année, l’usine organisait une fête de Noël pour les familles des ouvriers. Samir se souvenait des samedis après-midi passés dans l’immense salle commune de l’usine, avec les spectacles, les rires des enfants, et les cadeaux distribués. Pour les plus petits, c’était des jouets, et pour les plus grands, des bons d'achat dans un grand magasin de la ville voisine. Dragan, lui, se distinguait déjà par ses habits de marque et son assurance. Il avait même un ordinateur, ce qui, à l’époque, était rare dans leur entourage. Ses parents, malgré leur situation modeste, lui offraient ce qu’il y avait de mieux.

Dragan, arrivé en Suisse après la guerre en Yougoslavie, habitait près de la gare, tout près de l’usine. Samir, lui, vivait dans le quartier du bas, à l’autre bout du village. À l’école, ils étaient ensemble depuis leur deuxième année. Leur relation était distante, plus basée sur la familiarité de croiser quelqu’un au même endroit chaque jour. Mais c’est au collège du village du haut que leur relation commença à changer.

Avant de rejoindre ce nouveau collège, Samir et Dragan avaient fréquenté une école primaire marquée par la présence d’un professeur autoritaire et violent. Ce dernier n’hésitait pas à frapper les élèves. Samir se souvenait encore du jour où Dragan s'était fait violemment corriger pour avoir sauté au mauvais moment lors d’un exercice de gym. Le professeur, frustré, n'avait pas hésité à lui envoyer une claque et un coup de pied, le traitant de "tête brûlée". Mais Samir aussi avait eu droit à sa part de violence. Un jour, alors qu'il n’avait pas répondu assez vite à une question, le professeur l'avait insulté de "petit nabot" avant de lui donner un coup sur la tête. La douleur physique s’était mêlée à l’humiliation, et ces souvenirs restaient gravés dans leur esprit. Pour Dragan et Samir, cet enseignant était un cauchemar ambulant. Quitter cette école pour rejoindre le nouveau collège fut un véritable soulagement.

Le nouveau collège était un bâtiment tout récent, entouré de champs, avec un terrain de foot et une salle de gym juste à côté. Ce lieu marquait une rupture avec leur ancienne école. Il y avait trois classes remplies d’enfants venant de trois communes différentes. Pour Samir et Dragan, ce fut un bouleversement. Le collège s'étendait sur deux étages, et les enfants du village du bas devaient soit prendre le bus, soit traverser les champs à pied ou à vélo pour y arriver. Chaque matin, la route devenait un rituel, les ramenant à cette réalité : ils étaient les "petits nouveaux", un peu perdus dans ce nouvel environnement.

Cette année scolaire était également une période de transition pour les soixante élèves de leur volée. À la fin de l’année, chacun serait orienté dans l’un des trois niveaux différents : terminale à options, supérieur ou prégymnasial. Environ 50 % de la volée finirait en terminale à options, une filière plus orientée vers des métiers manuels et techniques. Samir, Dragan et Luca se retrouvaient dans ce groupe, mais cela ne les préoccupait pas vraiment à ce stade. Pour eux, l’important était de rester ensemble, de profiter de ces années d’insouciance avant que les chemins ne se séparent.

C’est dans ce contexte qu’ils firent la connaissance de Luca. Assis à côté de Samir en classe, Luca, d’origine italienne, semblait plus à l’aise. Il avait grandi dans le village du haut, connaissait bien les lieux, mais n’était pas vraiment intégré. Malgré sa confiance apparente, Luca restait souvent à l’écart.

Ce jour-là, en cours de langue allemande, Samir et Luca avaient commencé à rigoler en s'amusant avec des bocaux en verre remplis d’eau. Ils y ajoutaient quelques gouttes d’encre pour créer des effets de couleur. C’était simple, mais cela les fascinait.

Puis dans le cours de leur amusement Lucas dit :

« Eh Samir, on se retrouve où après les cours ? T’as vu l’endroit près de la gare ? On pourrait aller là-bas, non ? » chuchota Luca, un sourire malicieux aux lèvres.
« Sérieux, maintenant ? On va se faire choper... » murmura Samir, inquiet, en jetant un regard nerveux vers le professeur.
« Mais non, t’inquiète. C’est pas comme s'il nous écoutait vraiment... » répondit Luca en haussant les épaules.
Soudain, le professeur d’allemand s’arrêta au milieu de sa phrase et s’approcha brusquement, frappant violemment la table d’un coup de pied. « Vous pensez que c’est le moment de bavarder, bande d’imbéciles ?! Vous voulez que je vous fasse sortir de la classe ?! »
Samir et Luca sursautèrent, choqués par la violence du geste. Leurs affaires tombèrent au sol dans un fracas, mais, par chance, les bocaux restèrent intacts. Aucun des deux n’osa dire un mot, la table continuant à trembler sous l’impact du coup. Le silence retomba, lourd et pesant.

Luca, avec ses gestes exagérés à l'italienne et son tempérament espiègle, apporta une énergie nouvelle à Samir et Dragan. Ensemble, ils formèrent rapidement un trio inséparable. Dragan, bien que souvent plus réservé, suivait avec amusement les idées farfelues de Luca. Ils partageaient cette même réalité : des parents venus d’ailleurs, travaillant dur pour leur offrir un avenir en Suisse. Samir, avec son père d'origine maghrébine, avait grandi dans une famille qui, tout en étant ancrée dans la culture suisse, n’avait pas vraiment poussé les traditions arabes. Dragan, de son côté, était toujours bien habillé, respectueux de ses parents, mais discret sur ses pratiques religieuses orthodoxes. Leurs origines diverses créaient un lien invisible entre eux.

C’était leur première année d'allemand, leur premier contact avec une langue étrangère. Contrairement à Dragan, qui parlait le macédonien chez lui, Samir et Luca ne parlaient pas la langue de leurs parents. Cela les rendait plus proches des autres enfants du collège, mais aussi plus éloignés de leurs racines. Un jour, en classe de sciences, ils devaient réaliser un herbier. Rien de ce qu’ils amenaient ne semblait convenir au professeur, alors, dans un élan de rébellion, Samir et Luca décidèrent d’arracher un jeune arbre qu’ils apportèrent fièrement en classe.

« Bon, cette fois, on est bons, non ? » lança Luca en déposant l’arbre au milieu de la table.
« Vous êtes complètement cinglés ! » hurla le professeur en voyant l'arbre. « Qu’est-ce qui vous est passé par la tête ? Vous croyez que c’est comme ça qu’on fait un herbier ? »
« Bah, c’est de la nature, non ? C’est ce que vous vouliez, non ? » répondit Samir en croisant les bras, imitant Luca.
Dragan étouffa un rire derrière eux. Le professeur leur infligea des heures de colle, mais ils en riaient encore longtemps après.

L'école n’était pas seulement un lieu d’étude, c’était aussi un terrain de jeux, un endroit où ils retrouvaient leurs amis. Ils ne venaient pas pour les leçons, mais pour l’amusement, pour ces moments de complicité où ils pouvaient oublier les contraintes imposées par les adultes. Le professeur de sciences répétait souvent "Samir et compagnie", comme s’ils formaient une bande de perturbateurs professionnels.

Un après-midi, alors qu’ils traînaient près de la piscine municipale, Luca se tourna vers ses amis, un sourire espiègle aux lèvres. Il venait de voler une cigarette à son père et avait cette idée en tête :

« Si on allait explorer le hangar abandonné derrière la station-service ? »
Dragan haussa un sourcil, curieux, tandis que Samir hésitait.
« Tu crois qu’on peut vraiment y entrer ? »
« Évidemment. Allez, Samir, t’es toujours trop sérieux. Un peu de frisson, ça fait pas de mal. On n’a rien à perdre, de toute façon. »

Luca savait toujours comment les entraîner dans ses escapades. C’était le début de leurs premières vraies aventures, à la recherche de frissons dans ce monde qu’ils commençaient tout juste à explorer.

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