La Fin d’une Alliance
Le voyage en ville avait marqué un tournant pour Samir. Il ne pouvait plus faire semblant. Les vols, les petits larcins dans le village, tout cela paraissait bien moins grave face à ce qui s’était passé dans le train. Voir Luca et Dragan frapper et dépouiller un garçon de leur âge l’avait profondément troublé. La scène tournait en boucle dans sa tête, le visage du garçon, son expression de terreur. Samir avait ressenti un malaise physique, une boule au ventre qu’il n’arrivait plus à ignorer. Il se sentait piégé entre son désir de rester avec ses amis et la certitude que ce qu’ils faisaient devenait de plus en plus inacceptable.
Quelques jours après cette expédition en ville, Samir décida qu’il ne pouvait plus continuer comme ça. Chaque journée passée sans rien dire augmentait son angoisse. Il fallait qu’il parle à Dragan et Luca, qu’il leur dise ce qu’il ressentait. Ils se donnèrent rendez-vous à une petite place de jeux, un parc où ils avaient l’habitude de se retrouver pour discuter ou élaborer leurs plans. Ce jour-là, pourtant, l’ambiance était différente. Le parc semblait étrangement calme, comme si le monde extérieur savait qu’un moment décisif allait se jouer ici. Samir avait quelque chose d’important à leur dire, et ça l’oppressait.
Luca arriva le premier, portant la casquette volée lors de leur dernier coup. « Alors, c’est quoi le plan aujourd’hui ? » demanda-t-il avec son sourire habituel, celui qui était devenu la marque de ses provocations. Samir, assis sur un banc, regardait les arbres autour de lui, à la recherche des mots justes. Quand Dragan se présenta, les bras croisés et l’air sérieux, Samir sut que c’était le moment. Il jeta un dernier coup d'œil à ses deux amis, mais cette fois, il ne se voyait plus dans leur monde.
« Écoutez, les gars... » commença-t-il, sa voix hésitante. « Je pense qu’il faut que j’arrête. Je peux pas continuer comme ça. » Le silence tomba entre eux, aussi lourd que les décisions qui allaient suivre. Luca, toujours avec son sourire narquois, éclata de rire. « Arrête, mec ! T’es sérieux ? C’était énorme l’autre jour dans le train ! T’as vu la tête du gars ? On a été des rois ! »
Mais Samir ne riait pas. « C’est pas un jeu, Luca. Ce gamin, c’était un type comme nous. On n’a pas le droit de faire ça. » À cet instant, la voix de son père résonnait dans sa tête : « Samir, fais ce que tu veux, mais je ne veux jamais venir te chercher au poste de police. » Dragan, jusque-là silencieux, plissa les yeux. « Et alors, tu veux devenir quoi ? Un mec bien, c’est ça ? T’as peur que ton père l’apprenne ? » Son ton tranchant cherchait à déstabiliser Samir, à le pousser dans ses retranchements.
Samir serra les poings. Il savait que Dragan allait toucher ce point sensible. La peur de décevoir son père était bien réelle, bien plus qu'il n'osait l'admettre devant eux. Mais au fond, c’était plus profond que ça. « Ce n’est pas qu’une question de mon père, Dragan. Ce qu’on fait, c’est mal. Je veux pas devenir quelqu’un que je déteste. Je peux pas continuer à m’enfoncer comme ça, à te suivre dans tout. » Ces dernières paroles lui arrachèrent presque la voix, tant elles reflétaient son malaise intérieur, ce conflit entre l’ombre et la lumière qui l’habitait depuis longtemps.
Luca s’approcha de lui, le sourire toujours collé aux lèvres, et lui donna une tape amicale sur l’épaule, comme s’il cherchait à désamorcer la gravité du moment. « Détends-toi, mec. On s’amuse, c’est tout. Si tu nous lâches, tu crois que ça changera quoi ? T’es juste une poule mouillée, Samir. » Son ton était enjoué, mais le venin de ses mots ne passa pas inaperçu. Il cherchait à le provoquer, à faire naître le doute en lui.
Ces mots frappèrent Samir comme une gifle. Il savait qu’en prenant cette décision, il risquait de tout perdre. Ses amis, sa place dans le groupe, ce lien qu’ils avaient forgé depuis des années. Mais il ne pouvait plus revenir en arrière. « Peut-être que je suis une poule mouillée, » répliqua-t-il amèrement, « mais moi, je peux encore me regarder dans un miroir. » Sa voix trahissait la colère et la douleur de cette rupture inévitable.
Dragan, toujours silencieux, fixa Samir de ses yeux sombres, comme s’il pesait chaque mot qui allait sortir. Puis, avec une voix froide, il lâcha : « Fais ce que tu veux. Mais tu fais plus partie de notre bande. De toute manière, c’est normal avec ton rap d’intellectuel que tu écoutes, ton rap de merde. » Ces mots, bien qu’attendus, frappèrent Samir en plein cœur. Il avait pris sa décision, mais cela ne rendait pas la rupture moins douloureuse. Il se sentait trahi, déchiré, mais aussi libéré, comme si le poids qu’il portait sur ses épaules venait de s’alléger, malgré la douleur de l’instant.
En colère, Dragan et Luca ne laissèrent pas passer cette trahison. Quelques jours plus tard, Samir découvrit un tag en lettres rouges sur un mur du village. Il y était écrit : « Quelle merde ce Samir ! » Tous les enfants du village l’avaient vu, lu, mais cela montrait aussi du respect, car beaucoup de ces personnes avaient peur de Dragan et Luca, peu importe ce qui s’était passé. Il n’y avait pas d’autre Samir dans le village. Un clash avait éclaté au sein de la bande, peu importe les détails. Quelques jours plus tard, Samir passa avec un spray et effaça son nom, mais la blessure restait là, invisible, ancrée en lui.
Samir marchait seul dans les rues du village, le cœur lourd mais déterminé. Il venait de tourner une page importante de sa vie, et même s’il ne savait pas encore vers quoi il se dirigeait, il était certain d’une chose : il ne ferait plus jamais marche arrière. Le souvenir de Dragan et Luca planait encore dans son esprit, mais il savait qu’il devait tracer son propre chemin, quitte à tout recommencer à zéro.
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