À Travers le Temps
Vingt ans s’étaient écoulés depuis que Samir avait quitté définitivement la bande. Dehors, le monde continuait de tourner, mais lui avait trouvé une paix relative, entre les murs de la bibliothèque. Il s’était entouré de livres et d’un silence rassurant, loin de l’agitation de ses jeunes années. Depuis presque quinze ans, il parcourait quotidiennement ces rayons, en quête de savoir, comme si chaque livre ajoutait un grain de stabilité à sa vie.
Dix ans plus tôt, il avait revu Luca, un ami de cette époque tumultueuse. Ils s’étaient croisés brièvement, mais cette rencontre avait laissé un impact. Luca, qui avait passé plusieurs années en prison, lui avait parlé d’un livre qui l’avait particulièrement marqué : La bande à Fasel, un récit d’anarchistes suisses prêts à tout pour défier l’ordre établi. Pour Luca, ce livre évoquait un écho de leur propre rébellion, mais pour Samir, c’était l’esprit d’extrême gauche des personnages qui l’avait fasciné. Cet esprit anarchiste éveillait en lui des réflexions profondes, comme une corde sensible que Samir n’avait jamais réussi à ignorer.
Ces souvenirs revenaient régulièrement hanter Samir, en silence. Il n’avait jamais vraiment rompu avec ce monde de révolte, d’une manière ou d’une autre. Même aujourd’hui, il se trouvait souvent en marge des idées traditionnelles, attiré par l’anarchisme de Tolstoï, cette vision d’une rébellion empreinte de foi et d’humanisme. Depuis le lycée, Samir était attiré par les idées révolutionnaires, par les combats de la gauche pour une meilleure justice dans le monde.
Dragan, son ancien meilleur ami, représentait une part de ce passé, une part d’ombre et de chaos. Après leur rupture, les rumeurs de sa descente aux enfers avaient circulé dans le village. On disait qu’il avait consommé des champignons hallucinogènes, fournis par Roland, le voisin de Samir. En l’espace de dix jours, Dragan avait pris ces champignons trois fois, et cette surconsommation l’avait plongé dans la folie. Samir se souvenait l’avoir aperçu une dernière fois en discothèque, entouré d’une foule qui ne semblait plus voir en lui qu’un étranger. Dragan paraissait déjà brisé, bien avant son internement en hôpital psychiatrique. Ce soir-là, Samir avait compris qu’ils avaient pris des chemins irréversiblement différents.
En revanche, Luca, après ses années de prison, avait pris une voie plus redressée. Il avait déménagé, s’était construit une famille, et essayait de s’éloigner de leurs vieux démons. Samir sentait que Luca cherchait aussi une forme de rédemption, bien que leurs retrouvailles restent rares. Lors de leur dernière rencontre, Luca lui avait raconté avoir vu Samir dans un reportage humanitaire, en Afrique. L’image de son ami d’enfance engagé dans une mission semblait avoir touché Luca, renforçant son désir de mener une vie plus paisible.
Samir repensait souvent à ces chemins croisés et aux choix qu’il avait faits. Chaque petite décision avait eu une influence majeure, et s’il avait lui aussi flirté avec l’ombre, il avait su se retirer au bon moment. Ces réflexions se présentaient souvent lorsqu’il tombait sur des ouvrages traitant de la délinquance juvénile ou de la rébellion politique. Un jour, en parcourant un ouvrage de sociologie, il réalisa à quel point il s’était éloigné de cette vie, à force de décisions calculées, de ruptures assumées. À l’époque, tout semblait confus, mais aujourd’hui, il comprenait que chaque choix avait été un pas de plus vers la stabilité.
En refermant le livre de sociologie, Samir se sentit soudain apaisé. Il avait bouclé la boucle. Il n’était plus le garçon perdu d’autrefois ; il était aujourd’hui père, bibliothécaire, et en paix avec son passé. Cette bibliothèque n’était plus seulement un refuge ; elle était devenue le lieu de sa rédemption, un endroit où il puisait chaque jour une force intérieure.
Annotations