Brest, 11 mars 1886. Le syndrome de Reinfield.

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D'un signe de tête, le Professeur Tournier, chef du service de psychiatrie, ordonna au policier de faction de déverouiller la porte de la chambre de haute sécurité. Destinée à l'internement des patients dangereux ou suicidaires, elle abritait depuis un petit mois une jeune femme placée sous haute surveillance. Les instructions étaient claires : elle ne devait en aucun cas s'échapper. Une équipe de trois gendarmes était affectée en permanence à sa seule surveillance, deux hommes l'accompagnaient systématiquement lors de l'unique promenade journalière. Le médecin avait par ailleurs du se battre auprès de la direction de l'hôpital pour que cette "faveur" soit maintenue après la tentative d'évasion de sa patiente. Le patron y avait consenti de mauvaise grâce et, sous pression de la préfecture, avait subordonné les sorties au port de la camisole. Tournier s'empara des relevés des constantes qui pendaient, accrochés à un clou, et pénétra dans la petite chambre entièrement capitonée. Bobette Van Der Steen le gratifia d'un regard vide.

— Comment allons nous aujourd'hui ? la salua-t-il, enjoué.

— Je pète le feu, ça, ne se voit pas ? grommela-t-elle.

— Non. Vous avez une sale mine.

— On l'aurait pour moins que ça. Combien de temps cette mascarade va-t-elle encore durer ?

— Vous savez que ce n'est pas de mon ressort. Mais j'ai peut-être une bonne nouvelle.

Elle se releva dans son lit, s'assit en tailleur.

— La seule qui pourrait m'intéresser serait de savoir quand je pourrai sortir.

Il ignora sa remarque, se plongeant dans un épais dossier.

— Je ne vous ai jamais caché à quel point votre cas m'intéressait. Quand j'ai pris connaissance, il y a un mois, de la lettre du Ministre de l'Intérieur, j'ai d'abord cru à une plaisanterie. Mais c'était pour moi une occasion unique de travailler sur autre chose que des troubles post-traumatiques. J'ai d'abord vu en vous une opportunité de briser ma routine quotidienne, et vous ne m'avez pas déçue.

— Le cobaye vous remercie, railla-t-elle.

— Moquez-vous. Au premier abord, vos analyses n'ont rien révélé de suspect. Mais il me fallait en avoir le cœur net. Vous m'en voulez toujours d'avoir procédé à ces transfusions sanguines ?

— Si je vous en veux ? Vous êtes un apprenti sorcier. Un monstre.

— Les trois hommes étaient volontaires.

— Ils étaient condamnés !

— C'était bien là tout l'intérêt ! Si vous aviez été ce... cette chose, ils s'en seraient retrouvés, comment dire ? Régénérés ! Ils auraient forcément survécu !

— Ce qui me fait le plus peur, c'est qu'un médecin, un scientifique puisse croire à ces sornettes ! Et puis quoi encore ? Il se seraient consumés à la lumière du jour ? Vous alliez les faire dormir dans un cercueil ?

— Bobette... vous y croyiez vous même, non ? Ça vous effrayait !

— Ils sont tous les trois morts ! s'écriat-elle.

— Bien sûr qu'ils sont morts. Les deux premiers beaucoup trop vite, je vous l'accorde. Nous ne maîtrisons pas encore les problèmes de compatibilité sanguine. Mais le troisième, est décédé dix jours après la transfusion. Ce n'est donc pas ça qui l'a tué. Mais votre sang ne l'a pas non plus sauvé.

— Vous êtes un monstre, répéta-t-elle, les larmes aux yeux.

— Ils allaient mourir quoi qu'il advienne. Mais bon, là n'est pas la question. Même si tous les tests s'avéraient négatifs, il me restait à rencontrer mon confrère, Bram Stoker. Il s'intéresse de très près au vampirisme. J'ai pu le rencontrer chez lui, à Londres. Voilà que j'en reviens.

— C'est ça. Vous avez fait tout ce voyage pour mes beaux yeux.

Le ton était sarcastique. Les yeux de Tournier, eux, brillaient d'excitation tandis qu'il poursuivait :

— Il a partagé avec moi ses théories. Fascinantes, je vous l'assure.

— Je m'attends au pire...

— Les cas sont éxtrêmement rares, mais Abraham à parcouru l'Europe pour les étudier.

— Abraham ?

— Stoker. Bram, c'est son surnom. Il suit de près onze patients atteints d'une paraphilie un peu particulière...

— Vous me parlez chinois, l'interrompit-elle.

— Une paraphilie... c'est disons... une pratique sexuelle qui sort du commun.

Bobette se fendit d'un rire forcé.

— Ça y est, manquait plus que ça, vous allez en faire une histoire de cul.

— Celle qui nous intéresse concerne des personnes qui ressentent une intense excitation au contact du sang.

Elle le fixait maintenant avec intensité.

— Ce trouble - car c'en est un - se manifeste dans le cas qui nous occupe par l'ingestion de sang humain. Le vôtre, ou celui d'autrui. Ce comportement peut remonter à l'enfance, voire la petite enfance. Avez-vous déjà remarqué la propension de certains bambins à lécher leurs plaies ?

Elle détourna le regard, releva les genoux et les enserra de ses bras.

— Cela vous évoque-t-il quelque chose, Bobette ?

Silence. Tournier poursuivit :

— Même si cétait le cas, il n'y aurait pas lieu de s'alarmer outre mesure. Quel gamin n'a jamais essayé ? C'est dirons-nous, le premier stade du syndrome. Le second survient quand l'individu en arrive à ingérer délibérément son propre sang, de manière plus ou moins régulière. On parle alors d'auto-vampirisme.

Plus le praticien se perdait dans ses théories, plus la jeune femme semblait se murer dans son silence. Cela ne semblait en rien tempérer l'enthousiasme du Professeur, qui reprit de plus belle :

— Le troisième stade est plus communément connu sous le vocable de zoophagie. Le sujet - pardon, le patient - en vient à manger des animaux vivants dans le but évident d'en ingurgiter le sang.

— Jamais cela ne me viendrait à l'idée ! sinsurgea-t-elle. C'est répugnant !

Il la dévisagea longuement avant de poursuivre: :

— Vous m'avez raconté ce rêve. La danseuse nue sacrifiant une colombe, s'aspergeant de son sang.

— C'était un rêve ! Et même en rêve, ni elle ni moi n'avons bouffé cette bestiole, certainement pas vivante !

— Admettons. Mais peut-être le quatrième stade du phénomène vous parlera-t-il. Car vient un moment ou le malade - ou la malade - en arrive à boire le sang d'autres humains. On parle alors de vampirisme clinique.

— Il allait me tuer ! sanglota-t-elle. Je n'avais pas le choix ! C'était lui ou moi.

Elle pleurait, maintenant.

— Etait-ce aussi le cas de ce fonctionnaire que vous avez malmené à la Nouvelle-Orléans ?

Elle ne répondit pas.

— Vous n'êtes pas un monstre Bobette. Mais vous êtes malade. Et je peux vous aider. Je peux vous soigner.

Elle lui lança un regard noir; tandis qu'il poursuivait.

— Le Centre hospitalier général de Clermont-de-l'oise est la plus grande institution psychiatrique sur le sol européen. Il compte plus de treize cent patients. Je n'ai aucun doute quant au fait qu'ils pourront apporter une réponse adéquate à vos troubles.

Note de l'auteure : les théories exposées par le Professeur Tournier reposent sur des faits cliniques avérés. Elle sont connues sous le nom de "Syndrome de Reinfield", baptisé ainsi en 1992 par le psychologue américain Richard Noll en l'honneur du personnage présent dans le roman "Dracula" de Bram Stoker. Le vampirisme clinique est une affectation reconnue, même si très rare, mais ne présente évidemment pas le caractère surnaturel associé aux vampires. 

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