Hôpital psychiatrique de Clermont-de-l'oise, 16 juin 1886.

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L'homme, quoique de taille moyenne, en imposait par sa stature. Des épaules solides, une barbe abondante mais bien taillée, ses cheveux impeccablement peignés et son costume élégant tranchaient avec des manières que d'aucuns auraient qualifiées d'abruptes. Il s'exprimait dans un français très correct, mais avec une pointe d'accent à consonnance britannique. La secrétaire le considéra avec méfiance et le pria de patienter, le temps qu'elle l'annonce. Elle installa l'intrus dans une petite salle d'attente, et pénétra dans le bureau du directeur de l'Unité des Patients Difficiles.

— Monsieur Abraham Stoker est arrivé, Professeur. Souhaitez-vous vraiment le recevoir ? s'enquit-elle, une pointe de réprobation dans la voix.

— Bien sûr, Marie. Et gardez vous de lui montrer votre ressentiment. Je vous répète que ce monsieur est Irlandais, et non pas Anglais. Ces gens là sont comme chiens et chats. Et comme le dit l'adage, les ennemis de nos ennemis sont nos amis.

La jeune femme s'éclipsa, lèvres pincées et regard noir.

— Les boches et les rosbeefs, un jour ils nous mangeront tout cru, marmonna-t-elle suffisament fort pour que son patron l'entende mais assez bas pour qu'il puisse faire mine de ne point l'avoir fait.

Un instant plus tard, elle était de retour, introduisant le visiteur puis s'éclipsant en prenant soin de bien fermer la porte. Bien qu'ils eussent échangé quelques courriers, les deux hommes ne s'étaient jamais rencontrés. Aussi l'Irlandais crut-il bon de se présenter.

— Abraham Stoker, mais je vous en prie, appelez -moi Bram.

— Professeur Pierre Danvin. Avez-vous fait bon voyage ?

— La traversée a été chaotique, mais dans l'ensemble, je n'ai pas à me plaindre. Je vous remercie en tous cas de me recevoir.

— Mon confrère de Brest, le Docteur Tournier, a tellement insisté pour que je vous reçoive, qu'il a éveillé ma curiosité. Je vous avoue aussi que je suis un peu désarmé. Oh bien sûr, elle n'est ici que depuis trois mois, mais aucun traitement ne semble avoir prise sur elle. Nous avons tout essayé. Les électrochocs n'ont rien donné, bien au contraire. Après chaque séance, ses crises d'hystérie reprenaient de plus belle. Aussi en sommes-nous revenus à des méthodes plus... primitives. Les douches et les bains glacés, les enfermements prolongés, nous avons même essayé la flagellation. Rien n'y a fait.

— Vous voulez dire que les symptômes persistent ?

L'Irlandais, qui à l'évocation du traitement avait froncé les sourcils, se mit à sourire, comme si cette éventualité le réjouissait.

— Pour tout vous dire, elle parvient la plupart du temps à les dissimuler. C'est une manipulatrice hors pair, dotée d'un don peu commun pour la simulation. Mais qu'elle baisse la garde un instant, et ils refont surface. Tenez, aujourd'hui encore... Vous tombez bien, nous lui imposons depuis trois jours une cure de privation de sommeil. Eh bien ce matin, elle prétendait à nouveau venir du futur. Ce délire revient aussi régulièrement quand elle est soumise à de fortes doses de sédatifs. Elle prétend... voyager dans le temps.

— Mais elle est soignée chez vous pour une affection aigüe de vampirisme clinique ! Et c'est cela qui m'amène. Avez-vous... observé une évolution de la maladie ?

Stoker transpirait et s'agitait. Son teint maintenant rougeaud trahissait son excitation. Il s'essuya le front à l'aide d'un mouchoir.

— Encore une fois, c'est une grande simulatrice. Lorsqu'elle est pleinement consciente, elle se garde bien de réagir aux stimuli. Mais je vous propose de constater tout celà par vous même. Le Docteur Philibert va vous prendre en charge.

***

Augustin Philibert, interne en psychiatrie de son état, tenait plus du dandy que du médecin. Grand, séduisant, affublé d'une magnifique moustache en guidon de vélo et de petites lunettes rondes, son jeune âge tranchait avec l'idée que l'on aurait pu se faire d'un psychiatre. Il mena celui qui lui avait été présenté comme le Docteur Stoker jusqu'à un couloir bordé de part et d'autre par une multitude d'épaisses portes en métal garnies d'imposants verrous. Parvenus au bout du corridor, le jeune homme crut bon de préciser :

— Nous y sommes presque.

Ils pénétrèrent dans une large pièce pentagonale au milieu de laquelle trônait un pupitre de contrôle desservi par deux opérateurs.

— Nous disposons de cinq salles de privation, explica Philibert en désignant les portes qui ornaient chacun des murs. La disposition concentrique permet de traiter cinq patients avec une seule équipe. Pour le moment, seules trois chambres sont occupées. Madame Van Der Steen est dans celle-ci.

Il désignait un des trois battants dont le large judas - il avait la dimension d'une petite fenêtre - était grand ouvert. Une intense lumière crue en émanait, pulsant à un rythme effréné, ainsi qu'un sifflement aussi aigu que cacophonique. Stoker se porta à hauteur de l'orifice et tenta un coup d'oeil, mais l'éclairage était si violent qu'il peinait à distinguer quoi que ce soit. Son guide fit signe à un des opérateurs. Instantanément, la pulsation et le sifflement cessèrent. L'Irlandais y vit plus clair.

— Vous l'avez attachée, murmura-t-il sur un ton empreint de reproches, les yeux rivés sur la jeune femme sanglée dans un lit métallique.

— Simple précaution, se justifia le jeune médecin. Les murs de ces locaux ne sont pas capitonnés, il est arrivé que certains patients s'assomment en se cognant la tête contre un mur.

— C'est son cas ?

— Non, mais les directives en ce qui la concerne sont claires. Elle a tenté deux fois de s'évader, nous ne voulons prendre aucun risque.

Stoker ne cachait pas sa désapprobation.

— Pourrais-je la voir ? De près, je veux dire.

— Tout à fait. Le Professeur Danvin m'a d'ailleurs mandaté pour vous faire assister à une petite... expérience.

L'opérateur déverouilla la porte et s'effaça pour pour laisser entrer les deux hommes.

De part et d'autre du lit, ils contemplaient maintenant la jeune femme allongée sous leurs yeux. Elle avait piètre allure dans sa robe de nuit défraîchie qui cachait mal sa maigreur. Du bout des doigts, Augustin Philibert écarta les paupières mi-closes, révélant un regard aussi vide que terne.

— Comme vous pouvez le constater, le sujet est totalement apathique.

Il passa la main devant le visage émacié et pinça la joue pâle.

Aucune réaction. Le visiteur ne cachait pas son scepticisme :

— Cette femme est surtout sous alimentée, ou mal alimentée, et souffre probablement d'asthénie aigüe. N'importe quel être hum...

— C'est là que ça devient intéressant, l'interrompit le jeune médecin. Voyez donc...

De sa poche de poitrine, il tira un tube à essai rempli d'un liquide carmin. Il en ôta le bouchon de liège avant d'en promener l'ouverture sous le nez de la patiente. La réaction ne se fit pas attendre. Bram Stoker observait, fasciné, les narines frémir. Il sursauta quand Bobette Van Der Steen secoua la tête d'un geste si brutal qu'on aurait pu croire qu'elle allait se rompre le cou. L'interne souriait de toutes ses dents et adressa un clin d' œil à son confrère.

— Pas si apathique que cela, n'est-ce pas ?

Lorsque la jeune femme commença à s'agiter et à se tordre en tous sens, les yeux de l'Irlandais brillèrent d'excitation.

— Fascinant, proprement fascinant, répéta-t-il.

— N'est-ce pas ? Nous avons tout essayé pour résorber le phénomène. Suggestion, hypnose, privations, électrochocs, punitions corporelles... En état de pleine conscience, elle se contrôle et parvient à faire illusion. Mais brisez la, et l'instinct primal refait surface.

— Vous voulez dire que vous... la battez ?

— Non, bien sûr ! Nous la traitons ! L'idée est qu'en associant des stimuli algiques (1) à l'odeur ou à la vue du sang, le sujet en vienne à transformer son attirance en répulsion.

— Mais ces méthodes datent du siècle passé ! s'insurgea l'Irlandais.

— Voyons Docteur, les électrochocs sont à la pointe de la psychiatrie, rétorqua un Augustin Philibert plein de morgue.

— Cela, je vous l'accorde. Mais entre les électrochocs et la flagellation, il y a un pas que je me refuse à franchir !

Entre les deux hommes, en l'absence de l'éclairage stroboscopique et du sifflement, la malade s'était entre-temps endormie, au grand dam de l'interne. Mais Stoker, déjà, enchaînait :

— Depuis combien de temps cela dure-t-il ?

— Trois jours. Elle rejoindra sa chambre dès ce soir.

— Je ne vous parle pas de cette... cure. Depuis quand la traitez-vous de la sorte ?

Le ton était méprisant, hostile même.

— Oh elle a du entrer ici il y a quoi ? Deux ou trois mois ?

Le visiteur soupira avant d'ajouter :

— J'aimerais l'examiner lorsqu'elle sera remise sur pied. Demain ou après-demain peut-être. Si elle n'a pas dormi depuis trois jours, il n'y a rien à en tirer. Pouvez-vous me ramener auprès du Professeur Danvin ?

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