Chapitre 11 – « Arséner » un coup fatal

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*Deux jours avant l'exécution…

Brigitte tourna la tête de droite à gauche, vérifiant que personne ne la suivait. Sûre d'elle, elle s'engagea dans la ruelle mal famée.

Elle avait revêtue une cape abîmée pour ne pas se faire remarquer ; elle savait que dans les bas quartiers, les gens marchaient souvent encapés ou encapuchonnés. Pour peur que quelqu'un sache reconnaître sa démarche, sa petite taille lui donnait l'avantage de ne pas attirer l'attention.

Une taverne nommée « L'Estragon d'Argent ». Son lieu de rendez-vous. L'intérieur était éclairé, mais aucune voix ne sortait de l'établissement en piteux état. Un rat s'échappa d'un tonneau percé en couinant pour s'enfuir dans la pénombre de la nuit. Brigitte jeta un dernier regard par dessus son épaule, puis entra.

Comme prévu, l'endroit était désert, mis à part un pauvre tavernier, gros, au crâne rasé et aux yeux fureteurs, qui essuyait des verres troubles avec un chiffon si sale que cet homme aurait mieux fait de laisser la verrerie ainsi. Il remarqua la jeune femme entrer, posa la verre et glissa sa main sous le comptoir ; Brigitte devina un couteau agrippé. L'air cependant serein, le tavernier dit :

— Qui demande ?

Elle connaissait bien sûr le mot de passe ; le gredin le lui avait dit lui-même.

— Le Louchard du Ventdebout

Le tavernier resta de marbre, avant d'acquiescer. Il sortit de son comptoir pour déverrouiller dans un cliquettement la porte du fond. Brigitte s'y engagea en remerciant l'homme de la tête, qui referma derrière elle, la plongea dans le noir.

Brigitte leva son doigt pour faire apparaître une flammèche ; elle n'aimait user de sa Vision pour des choses si triviales, mais elle n'avait pas le choix. La chandelle magique n'éclaira qu'à quelques pas devant elle, aussi la femme s'avança prudemment. Ses pas faisaient grincer le parquet, gémissements inquiétants qui couvaient une menace… ou bien était-ce le rire du bois qui se moquait de sa prudence ? Cesse de te faire des idées et avance, pensa-t-elle.

Le couloir descendit en escalier, qui l'amena jusqu'à un cellier d'une taille respectable. Jambons secs et tonneaux de bière s'avachissaient sur des étagères branlantes. Quelques cafards courageux tentaient de les atteindre, mais les enchantements de la ville, malgré leur faiblesse en ce lieu, les empêchaient de s'orienter pour trouver leur pitance.

— Vous en avez mis, du temps.

Leavitt se tourna vivement, si bien que sa flammèche fut soufflée. Les ténèbres revinrent… mais pas entièrement. La scène devant elle ressemblait à un tableau haut de gamme.

Couturé par la lune dont les rayons laiteux perçaient une fenêtre aux coins rongés, une silhouette assises sur une pile de caisses, jambe gauche repliée vers elle et l'autre pendante, tête penchée vers la femme. Ses yeux s'habituèrent, et elle put voir un jeune homme aux cheveux bruns clair gominés, au visage dissimulé par un masque et au sourire narquois. Leavitt répondit :

— Donnez-moi une raison de ne pas mettre le feu à ce bâtiment et vous avec.

— Hmm… (le Ravissard porta sa main à son menton, pensif) Un, parce que vous suivez la loi comme un toutou derrière un tricycle. Deux, votre code d'honneur… vous empêche de tuer des innocents jusqu'à preuve du contraire. Trois ? Votre curiosité a pris le pas sur votre ressentiment envers moi.

— Qu'est-ce qui vous fait dire que je ne vous ai pas tendu un piège ? bluffa la capitaine de la garde.

— Parce que vous êtes trop maligne pour laisser passer une piste sur la justice.

Le Ravissard sauta de son perchoir tel un oiseau de mauvais augure, pour se tenir devant la capitaine ; il était plus grand qu'elle, obligée de baisser la tête. Elle le regarda dans les yeux ; des yeux verts feuille aux reflets miel.

— N'ai-je pas raison ? affirma le voleur d'un ton moqueur.

Elle grinça des dents, parce qu'il disait vrai ; depuis quelque temps déjà, elle enquêtait sur des disparitions inexplicables dans les bas-quartiers. Au début, ces gens n'avaient rien en commun, mis à part leur non-appartenance à la Haute-Sphère. Et comme personne ne voulait s'intéresser à des affaires de disparition chez ceux dont les moyens n'étaient pas à la hauteur, Brigitte avait mis la main à la pâte malgré les mises en garde de ses collègues.

Rapidement, la vérité éclatait telles des bulles de savon, dévoilant un bain d'immondices dont l'odeur était masquée par la fragrance du complot des puissants. Ces gens disparus partageaient tous quelque chose : ils possédaient des « talents de voleur » ou quoi que ça puisse être. À chaque fois, les quelques proches qu'ils possédaient lui avaient dit que, du jour au lendemain, les voleurs parlaient d'un gros coup, qui allaient changer leur vie. Puis, une nuit, ils disparaissaient sans laisser de traces.

Brigitte avait remonté chaque piste, et chacune était stérile… Jusqu'à aujourd'hui.

« Les Fatui complotent contre l'Archon. Retrouvez moi à la taverne près du cabaret de la Soubrette » avait été le message qu'elle avait reçu d'un garçon de course qui n'avait pas vu le visage ni entendu la voix de son expéditeur, en échange d'une généreuse somme (pour un enfant). Brigitte avait déjà eu des soupçons envers les Fatui, mais les bonnes actions du comte Pantalone parlaient pour lui et son peuple.

La vérité vient à point à ceux qui l'attendent de pied ferme. Désormais, Brigitte allait découvrir si celle-ci était sucrée… ou amère. Elle se détendit, et soupira :

— C'est bien le cas, mais… Comment je sais si je peux vous faire confiance ?

Le Ravissard pouffa, puis porta sa main à son visage. Sous le regard ébahi de la capitaine, un jeune garçon la dévisageait, toute trace d'amusement ayant disparu de son visage. La pâleur

— Je m'appelle Vincent D'Ambroise. Et vous, capitaine, êtes la seule personne en laquelle je veux placer ma confiance. Alors je vous supplie de placer la vôtre en moi.

* * *

*Moment présent…

Le plan s'était déroulé sans accrocs. Enfin, presque… Vincent espérait qu'Henry ne soit pas mêlé à tout cela, malheureusement son ami l'avait vu sous son vrai jour. Le cœur du brun se serra à l'idée que son ami et lui ne seront plus jamais…

— Arrêtez de faire cette mine inquiète, lui intima Leavitt. Vous plombez l'ambiance !

Vincent, le nez contre la fenêtre, tourna la tête : la jeune femme aux cheveux de jais tapait du pied, n'osant pas s'asseoir sur une caisse ou un coffre.

Ils se trouvaient tous deux dans l'une des planques de Vincent, dans le port. C'était un cagibi abandonné qu'il avait découvert en marchant dans un entrepôt ; le sol avait résonné bizarrement, et en déplaçant une armoire, on découvrait une trappe qui menait à la petite salle. Le pire, c'était l'odeur. Le meilleur, c'est qu'elle était reliée aux égouts de la ville, véritable fourmilière pour les canailles, gredins et filous en tout genre.

Et bien sûr, c'était le royaume du Ravissard lui-même ; Vincent connaissait chaque recoin, chaque cachette… et chaque résident. Tout le monde avait fait affaire avec lui, et tout le monde était reparti contenté. Le beurre et l'argent du beurre !

Comme Leavitt n'en démordait pas avec son impatience, Vincent soupira et expliqua :

— Nous devons attendre notre indic'.

— Je le sais bien ! Mais il prend trop de temps… Vous êtes sûr qu'on est en sécurité ici ?

— On l'est nulle part, quand on est fugitifs.

— Je ne le suis pas !

— Bien sûr que si, sourit avec une fausse compassion le voleur. Vous êtes censée être morte, vous vous souvenez ?

Vincent avait acheté l'assassin de Pantalone à prix d'or pour qu'il ne tue pas Leavitt, grignotant ses dernières économies dans la foulée. Malheureusement pour l'heureux gagnant de ce pactole, le comte l'avait « disposé » de sa vie et de son rêve de retraite en avance. Seulement, en supprimant un témoin, le comte avait sans le savoir effacé sa seule piste pouvant lui permettre de savoir que Leavitt vivait encore.

C'était le plan de Vincent depuis le début ; c'était assez classique pour un noble de faire porter le chapeau à son employé temporaire au travers d'un meurtre afin de se dédouaner. Et vu que le Ravissard et la Capitaine étaient des Némésis depuis toujours, le choix n'en était que plus logique.

Après avoir passé un marché avec l'assassin (qui était un « type bien », malgré son travail morbide), il avait accouru au rendez-vous fixé avec la capitaine, et lui avait tout dévoilé. Il avait misé sur le fait qu'elle était assez idéaliste pour le croire, et le voleur avait gagné son pari

Malgré l'antipathie sévère que Vincent éprouvait envers les travailleurs de la mort, il abhorrait encore plus ceux qui s'en débarrassaient pour sauver les apparences. Il se promit de rendre la vie du comte impossible…

— Quelqu'un vient, murmura l'ancienne capitaine, le tirant de ses pensées.

Vincent se redressa, et regarda par la petite plaque qui séparait le cagibi des égouts ; elle grinçait de tout son métal rouillé… et fut écartée brusquement. Vincent se pencha en avant, et fut aussi surpris que sa complice quand il vit le nouveau venu :

— M. Bouthillier ?! s'exclama Vincent en regardant la petite tête rousse au visage infantile passer de Leavitt au jeune homme.

— Ce n'est pas votre « indic' » ? s'exclama Leavitt en tirant son sabre, et le pointa vers le majordome de la maison Jacquemoud : Comment vous nous avez trouvé ?

Robert Bouthillier regarda l'épée d'un œil critique, avant de tranquillement finir de monter l'échelle. Sa petite taille ne surprit nullement Leavitt, qui restait tendue comme une corde de violon, mais Robert prit un air furieux et se mit à apostropher Vincent de sa voix fluette :

— Alors là, c'est le pompon ! Tu débarques au domaine sans le sou, un pauvre gamin pas plus haut que trois pommes. Je t'ai appris le métier, mais tu tirais au flanc à la moindre occasion ! Pourtant, pourtant… (Robert se calma, et prit un air désolé) Tu souffrais, je le savais. Alors je te laissais faire… Tu te souviens quand tu avais oublié d'atteler les chevaux ?

— Oui, très clairement ; c'était le 16 juin, il y a 8 ans de cela… (Vincent fouilla dans sa mémoire prodigieuse) Je crois qu'il était six heures de l'après-midi ? Il pleuvait, oui… Le vice-maire avait annoncé la nouvelle loi sur le nettoyage des bêtes. Je n'avais pas oublié d'atteler les chevaux ; ils étaient épuisées car dame Jacquemoud avait fait de l'équitation toute la matinée durant, et la jument du nom de Léa allait mettre à bas. Je souhaitais leur donner un instant de répit. Alors j'ai délibérément fait semblant d'oublier l'emploi du temps, et me suis adonné à l'étude sereine des usages de la cour. Poilants, d'ailleurs.

Au fur et à mesure de son récit, Leavitt avait baissé son arme et regardait Vincent d'un regard étrange. Robert rit doucement :

— C'est vrai que tu n'oublies jamais rien. Tu as… toujours été un garçon à l'écoute, attentionné… tu te soucies des autres.

— Vous ne me connaissez pas, répondit froidement Vincent, qui s'étonna lui-même du ton qu'il prit.

Robert n'en tint cure, et secoua la tête. Il montra Leavitt de la main :

— Tu es piètre menteur en ce moment-même ; n'est-ce pas une personne que tu as sauvé ?

— C'était pour mes plans personnels, protesta le jeune homme.

Il doutait. Pourtant, sa vocation de voleur était une raison d'être ! Pourri jusqu'à la moelle, comment aurait-il pu être plus humain que ça ?

— Encore un mensonge maladroit. Qu'en est-il de Mme Jacquemoud ? Tu l'as écarté de ce comte Pantalone en la faisant passer pour une idiote à la cour… Certes, sa réputation en prend un coup, mais l'affront a eu du bon : nul ne la considère comme dangereuse.

— Je…, commença le Ravissard, mais Robert l'interrompit :

— Qu'en est-il de Henry ? (il se tourna vers la capitaine) Que pensez-vous de M. Lecocq ?

Vincent observa une capitaine silencieuse, qui semblait déstabilisée par la question, le regard fuyant… Avant de froncer les sourcils et dire :

— C'est un homme droit dans ses bottes. Il ne se perdra pas en chemin, mais ira loin quand même.

— Vous saviez que c'est Vincent qui s'est occupé de lui ? Personne n'a plus de cœur que ce petit brin de brun facétieux, minauda Robert en tournant un regard amusé vers son ancien assistant.

Le Ravissard rougit de honte, s'attirant l’œil moqueur de Leavitt. Il se reprit en main, secouant sa tête au visage fermé, froid. Mais le mal était fait :

— Tu as aussi déteint sur moi, le sais-tu ? Je n'ai pas toujours été aussi franc et strict (Vincent regarda Robert avec des yeux ronds, lequel rit faiblement) Oui, c'est assez dur à croire, mais… sans tes nombreuses farces, ou ton indéfectible insolence mesurée, tu ne m'aurais pas permis de devenir la figure autoritaire que je suis aujourd'hui.

Vincent cherche du soutien vers la capitaine, mais cette dernière haussa les épaules et rangea son épée, avant de lâcher d'un ton narquois :

— Vous avez peut-être enfreint la loi, mais vous m'êtes bien, disons…

— Pitié ! gémit le jeune homme.

—…bien plus sympathique.

— De grâce ! M. Bouthillier…

— Robert, le coupa ce dernier.

—…bref ! Robert, je ne suis pas l'homme que vous pensez que je suis : j'ai menti, j'ai volé, j'ai trompé, j'ai fui… (Vincent soupira) et je ne suis pas épris de regrets pour le moins du monde. N'y-a-t-il pas pire canaille que moi ?!

— Une canaille, c'est quelqu'un qui n'a ni courage, ni compassion, le démonta Robert avec un œil brillant. Tu possèdes ces deux qualités, et plus encore. Raison de plus pour que je t'aide.

Vincent baissa le regard et resta silencieux. Il ne regrettait pas d'avoir volé. Il ne regrettait pas d'avoir trompé. Il ne regrettait sûrement pas d'avoir fui. Mais il avait menti. Menti à ceux qui l'avaient soutenu, à ceux qui l'avaient aidé, qui lui avaient appris la vie.

Ses mots s'arrachèrent de sa bouche en sangsues, laissant pus, humeur et sang s'écouler sans sanglots :

— Je suis désolé.

Robert le regarda un instant, avant de hocher la tête. Il lui fit signe de s'approcher, et quand Vincent fut agenouillé à son niveau… L'homme le prit dans ses bras. Cet acte d'affection si pur fit vaciller le Ravissard, qui écartait les bras de peur de toucher l'ange qui était son père adoptif, en somme. Puis, petit à petit, l'aimant de l'amour prit le dessus et il lui rendit son embrassade. Le petit être du petit peuple s'écarta après un moment quand Leavitt se râcla la gorge, puis se frotta les mains et dit :

— Bon ! Le comte pense que le Ravissard est mort ? Alors hâtons-nous de le ressusciter !

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