Chapitre 1 - Caleb - La rencontre

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« Lose Yourself » palpite dans ma chambre. « The clock's run out, time's up over, bloah ! » me chante Eminem. Ouais, le temps est écoulé, c'est fini, bloah ! J’émerge peinardement. Je m’étire en pétant délicieusement. Quelle belle trique ! Dommage, j’ai pas le temps, ma daronne frappe à ma porte en me gueulant de descendre pour le petit-déj :

─ Caleb, dépêche-toi ! Tu as promis de te reprendre. Si tu continues à traîner, tu vas être en retard pour ton premier jour de lycée. Tu exagères. Jésus, Marie, Joseph, mais qu'est-ce que j'ai fait au ciel pour avoir un gamin pareil !

─ Ouais, ouais, j’arrive !

Elle a dû encore faire un signe de croix et prier pour mon âme damnée. Ça me fait marrer tout ça, mais bon si elle avait pas sa religion, je sais pas trop ce qu’elle ferait de sa vie. Mon vieux, lui, a promis de m’envoyer vivre chez mon oncle si je continuais à déconner. En gros, je devrais vivre avec une tête de nœud beauf et bidasse. Il fait partie d’une fraternité intégriste catholique. Déjà que je veux plus aller à la messe, alors me retrouver avec ce type, ben non merci. Allez, ça va le faire ! J’ai plus que deux ans à tirer au bahut et après je pars arnaquer les braves gens en tant que plombier.

─ Tu ne déjeunes pas ?

─ Nan, j'viens de me brosser les dents ! Mam, file-moi une tartinge pour la récré, ça suffira !

─ Tu es désespérant. Mon Dieu, faites que Caleb retrouve le chemin du bien !

─ Mam, arrête ! Je t’ai promis que j’aurais mon CAP. J’ai compris tu sais, je viens d’avoir 17 ans et je sais bien qu’il faut que je me bouge un peu. Allez Mam, ne pleure pas. Biz, j’y vais ! Que je lui ai répondu en enfilant mes pompes.

─ Rentre à l’heure ce soir. Ne traîne pas avec tes copains, les mauvaises graines. Je compte sur toi…

J’ai pas entendu la suite car j’étais déjà dans la rue. Je préfère me barrer qu’entendre tous ses blablas. Je sais que je suis un nul et un connard, mais je suis comme ça. J'ai évité le coup de réciter une petite prière avant d’y aller. Ouf ! Comme quoi parfois, je peux avoir du pot.

Normalement, à chaque rentrée de septembre, je traîne les pieds, mais cette année, même si je retrouve pas les potes et que je vais être dans de nouveaux murs, je me sens d’attaque. Peut-être qu’il y aura de belles nanas. Bon c’est sûr que je risque de détonner, mais bon j’verrais sur place.

J'ai déjà redoublé deux fois, alors je vais me retrouver avec des gosses de 15 ans. Le mieux c’est de parler à personne et de bosser un peu plus cette année. J'en ai marre que mes vieux et mes frères se foutent de ma gueule. Je suis peut-être le plus jeune, mais les frangins c'est pas des Einstein, non plus ! Josué, il a choisi l'armée après son bachot pour pas se taper plus d’école, et le second, Esaïe, un DUT de tourisme. Je suis pas un foudre de guerre, mais j'y peux rien, je me suis toujours fait chier en classe. En 6ème, pour un oui ou un non, j’ai commencé à marave et à rien branler. Alors mon père m’a casé d'office dans un cours de boxe anglaise pour que j’en prenne bien plein la tronche ! « Ça le calmera ce petit con ! » qu'il a rétorqué à ma daronne qui s’inquiétait. La boxe est devenue mon activité préférée. Comme quoi les vieux ne sont pas que des emmerdeurs !

Je ne sais pas si c’est la météo ou ma bonne humeur, mais aujourd’hui je me souviens de plein trucs sympas qui me sont arrivés. Comme la première fois en 5ème où j'ai baisé. C'était une 3ème. Je peux pas dire qu’elle me plaisait mais comme ça c’était fait. Dépucelage, check ! C’est correct par rapport à la masturbation, mais pas toujours ! J’ai lu quelque part que c’est mieux si on a le coup de cœur pour la meuf. Ben tant pis pour moi, parce que j'ai jamais aimé personne et que j'ai pas l'intention d'aimer quelqu'un !

Ça me suffit qu’on me regarde et qu’on me désire, je deviens un mec important. Même les keums m’admirent car j'suis un aimant à meufs ! J’ai pas besoin de draguer, ça me tombe tout cuit dans le bec. Ça me va de pas faire le premier pas, j'suis pas très jouasse avec les gens. À cause de ça, y paraît que je suis brutal, vulgaire et agressif. C'est ce que dit Marco, mon entraîneur de boxe. Il dit même que c’est pas ça la virilité. Je comprends pas bien ce qu’il veut dire par là, mais bon je lui dois le respect alors je laisse pisser. Après, grâce à lui, maintenant, je suis bagarreur que sur le ring. Finie la marave.

Le noble art, la musculation et mes bons gênes familiaux m'ont filé mes 1m80 et mes 75 kilos. Même si ça m'aide pas vraiment à connaître la vie, y a un truc sûr, la tendresse, le flirt ou les mots doux, c’est pas important. Mon père jacte à ma mère comme à sa servante. Elle trouve ça normal. « L'homme de la maison doit avoir de l’autorité. Sinon c’est un faible ! » qu'elle dit. Alors je vois pas pourquoi je dois pas partir la bite dressée si une fille est baisable ! Bon d’accord, je me fais larguer aussi vite qu'on me choisit. Le plus que ça a duré c'est quelques semaines. De toute façon, je me fais vite chier. Elles attendent ou demandent des trucs grave pénibles :

─ Est-ce que tu m’aimes ?

─ Allez ! Dis-moi que tu m'aimes !

─ Tu viens avec moi faire les magasins.

─ On peut aussi aller se balader ensemble !

Comme si j’avais envie d’aller perdre mon temps avec elles, alors que j’ai boxe ou les copains à voir ! Bon, c’est vrai que régulièrement je me trompe de prénom. Entre une Vanessa et une Violaine, y a de quoi se gourrer ! J’ai aussi oublié un paquet de promesses de rendez-vous, mais entre un rencard avec une meuf et une sortie avec les potes, le choix est vite fait.

Y paraît que je suis un don juan. C'est peut-être vrai car comme le vrai Don Juan, j'aime aucune de ces nénettes. Aucune m’a manqué après qu'on ait cassé. J’ai même jamais été jaloux. Je m’en fous. Elles peuvent bien faire ce qu'elles veulent, je m'en bats la race. Ma daronne dit que je suis dénué de sensibilité et vide d'émotions. Si elle le dit, ça doit être vrai ! Ce qui me rend heureux c’est boxer, pousser de la fonte et jouir sans me faire emmerder. C’est si mal que ça ? Jamais avoir été amoureux, c'est une chance : pas de pleurnichage inutile ni de cœur brisé comme certains de mes potes. Y’en a même qui se sont mis à boire parce qu’on les a largué. Quelle connerie, l’amour. J’envie pas les amoureux. Je veux pas d’amour. Je veux être libre.

Contrairement à d'hab, j'arrive très tôt dans mon nouveau bahut. Y a déjà quatre lascars qui s'évitent du regard. Ils se sont installés à bonne distance les uns des autres. Sans hésitation, j’investis le dernier banc de libre qui donne directement sur le portail d'entrée. La place idéale pour zieuter le populo. Un quart d'heure plus tard, plusieurs vagues de gus envahissent la cour de récré. On peut compter sur les doigts des deux mains le nombre de greluches : tant pis pour le choix limité. De petits groupes se forment. Des quatre lascars du début, y en reste plus qu'un, un solitaire, un type à lunettes qui a la tête baissée, il shoote du bout de ses vieilles pompes dans de petites caillasses.

Et puis, il arrive. Seul. Tout seul. Tout petit. Tout mince. Tout hésitant.

Le petit mec fait un arrêt devant la grille du bahut. Il prend une grande inspiration et il entre dans la cour comme dans un milieu hostile. Chaussé de Stan Smith immaculées et d'un pas décidé, il file droit devant lui. Ce « droit devant lui » le mène à moi. Je le jauge d'un air goguenard. D'une voix douce et souriante, le petit gars me dit :

─ Salut, je peux m'asseoir à côté de toi ?

Sans un mot, je pousse mon sac et je lui fais un geste pour l'inviter à poser un cul.

─ Je m'appelle Aël. Je suis en première année de CAP-électricité. Je viens d'arriver de Bretagne.

Son débit est un peu saccadé, mais son ton est cool. Il parle le regard rivé sur les genoux de son jean à peine fini d'être payé comme dit ma mère. Contre sa poitrine, il presse son sac à dos bleu ciel lui aussi flambant neuf. Dans une poche de son blouson tout juste sorti du magasin, il tire un paquet de chewing-gums, il m’en propose un. Je dis pas un mot.

─ T'en veux ?

J’en prends un et je le remercie d'un geste rapide de la tête tout en baragouinant :

─ Merci, mec ! Moi, c'est Caleb !

Le côté impeccable, tout neuf, tout propre sur lui, me fait marrer. Ça lui donne un petit air naïf, un peu ballot. Y doit pas avoir plus de 13 ou 14 ans. Je pense tout de suite, « Je parie qu'il est même pas pubère le môme ! »

La sonnerie retentit. Je le perds de vue dans la cohue. On est tous rassemblés au centre de la cour. Suite au discours d'accueil du proviseur, les profs principaux se sont alignés, tenant une pancarte indiquant le niveau et le numéro de leur classe. Je suis en première année de CAP plomberie-électricité, classe A.

On se met tous en colonnes désordonnées devant notre prof, puis on le suit. Ma classe est la première à vider la cour. Il règne une certaine excitation. Les échos de nos pas sur les marches, les murmures, les conversations et les rires des autres élèves se répercutent sur les murs de l'escalier. Je joue des coudes pour être le premier à entrer dans la classe. D'autorité, par habitude, je me suis installé au fond près de la fenêtre. Personne se colle à côté de moi : Non mais, on en impose ou on en impose pas ! Enfin, c’est sans compter l'aplomb du petit mec : il s’assit directement :

─ Ça te dérange pas, hein, dis ? Je peux m’asseoir à côté de toi ?

Enfin l'aplomb, il faut le dire vite. Il a les oreilles cramoisies et ses yeux croisent pas les miens. Je me tourne vers lui avec un regard étonné et amusé. « Quand je vais raconter ça aux potes, ils vont bien se marrer : Ouais les mecs, y a un nain qui me poursuit partout au bahut. Si le gamin fait plus 1 m 60, j'm'rase le crâne et les couilles ! » Après tout Aël, puisque c’est son prénom, représente pas une menace : il est petit avec un visage de môme, je suis à l’abri de toute concurrence avec les greluches. J'aurais pas à lutter contre lui pour vivre cette année scolaire en toute tranquillité. Le prof principal commence un long discours, je ferme les yeux le temps de son blabla :

─ … Les binômes formés devront s'entraider durant toute l'année scolaire et peut-être la suivante. Il est établi depuis des années que chaque salle est attribuée à une classe. Ce sont les enseignants et enseignantes qui changent de salle. Vous ne vous déplacerez que pour les ateliers, le réfectoire, les sanitaires, les installations sportives, l'infirmerie, que j'espère vous n'aurez pas à fréquenter, et évidemment pour l'administration ou la salle des professeurs. Votre classe se compose de futurs plombiers et électriciens. Malheureusement, il n'y aura pas de filles cette année. Pour les intéressés, vous pourrez vous inscrire à un ou plusieurs clubs entre 10 heures et 17 heures. Des nouveautés sont proposées cette année, donc n'hésitez pas à explorer. L'adhésion aux clubs est gratuite, mais les places sont limitées...

Le prof fait aussi les maths. Il dit que les places où l’on est assis et avec qui on s’est mis aujourd'hui, bougeraient pas, sauf décision contraire de sa part. Donc je vais vivre au moins un an avec le gamin à ma droite ! Y’a pire.

Je jette des regards obliques à mon voisin : il consigne scrupuleusement les informations importantes sur un petit cahier de brouillon tout neuf. De temps à autre, Aël lui aussi, me lance des petits coups d'œil sourirants. À chaque fois qu'il arrête d'écrire, le gamin suçote son crayon à papier en faisant une moue en cul de poule avec ses lèvres roses. Je l'imagine transformé en fille et je le mets dans des positions obscènes. Mais ces images me mettent mal à l'aise. Est-ce le fait qu'il ait une apparence de môme ? Ou bien alors, sa blondeur qui le fait ressembler à un ange ? Ou même un petit côté efféminé dut à son allure fluette ? Il me semble même plus fragile que les filles avec qui je suis sorti. Je me dis que je suis un gros dégueulasse. Pareil à un pédophile. J’ai vraiment honte. C’est décidé : j’arrête de le mater, le gamin.

Dix heures sonnent déjà. Le temps passe drôlement vite. Pourvu que cela dure !

― On y va ? Me propose Aël.

― Où ça ? Je lui demande.

― Ben voir pour les clubs !

― Pas intéressé !

― Allez, ça coûte rien et ça nous aérera de sortir avant de manger. Allez viens ! Bouge !

Après avoir énergiquement frotté mes boucles brunes, je saute sur mes pieds et je me dirige vers la porte :

― Alors tu viens ? Je crie à Aël qui est dans la lune.

― Oui j'arrive ! Me répondit-il.

J'sais pas pourquoi, mais il a l’air tout heureux. Si j’avais un petit frère, j’aurais bien aimé qu’y soit comme ça, même si j’aurais peur qu’il se fasse emmerder par des lascars comme moi !

L'enthousiasme d'Aël devant chaque stand de club est étonnant. Il pose des questions pertinentes. Il trouve une petite phrase gentille à dire aux représentants :

― Comme c'est bien fait ! Devant les maquettistes.

― Waouh ! Vous avez déjà beaucoup d'inscrits ! C'est chouette ! Au club de football.

― On peut créer des haïku ? Au professeur de français qui est un peu seul : sa fiche d'inscription est vide.

― Bien sûr. J'ai plusieurs ouvrages de grands maîtres du haïku à vous prêter si cela vous intéresse, répond le prof avec empressement.

― Ça te dit d'écrire des haïku? M'interroge Aël.

― C'est quoi ces trucs ? Que je lui demande.

― Ce sont des poèmes courts à la façon des japonais.

― Tu me vois écrire des machins japonais ?

― Bien oui. Tout le monde peut le faire.

― Et ben sans moi. J'suis pas un intellectuel. Quitte à faire une activité, je préfère un sport. Mais manque de pot, j'en fais déjà un et il est même pas proposé ici.

― Ah oui ! Tu fais quoi ?

― De la boxe et de la muscu.

― Moi, c'est du taekwondo. Ça nous fait un point commun : on aime les sports de combat. Bon bien, je veux faire des haïku avec le prof de français.

Aël remplit soigneusement la fiche d'inscription. Le prof est super content. Il remercie chaleureusement cet élève qu'il doit juger prometteur car il connait des trucs d’intello.

― Quel joli prénom vous avez là, Aël ! Êtes-vous breton ?

― Oui monsieur. Je viens de Quimper.

― Si je me souviens bien ça veut dire ange en breton.

― Oui monsieur, c'est ça.

― Ce prénom vous va à ravir.

― Y paraît ! répond Aël en faisant un petit clin d'œil coquin au prof médusé.

― Très bien, je vous souhaite une bonne continuation ! Bafouille le prof. Comme nous serons probablement peu nombreux, nous allons nous joindre au club d'échecs et de tarot. Les détails sur les lieux et horaires vous seront fournis début octobre. À bientôt.

― À bientôt, monsieur.

Franchement, le gamin, il me fracasse : il ose dire et faire des trucs. En plus comme moi, c’est un combattant. Bon peut-être qu’il est taekwondoïste depuis deux semaines, mais n’empêche qu’il a parlé au prof sans se dégonfler et il lui a même fait un clin d’œil ! Y'me fait vraiment golri. J'suis sûr que c’est pas le genre à faire chier le monde. Ça va être une année tranquille.

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