Chapitre 1 - Caleb - La rencontre

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À l'approche de chaque rentrée scolaire en septembre, Caleb traînait les pieds. Avant cette année, retrouver ses amis était sa seule source de motivation, mais intégrer le CAP Plomberie signifie qu'il sera confronté à de nouveaux murs et à de nouvelles personnes qu'il n'a jamais rencontrées. Trouverait-il de belles nanas? Est-ce qu'il s'y plairait? Et surtout, serait-il capable de s'adapter?

Ayant déjà redoublé deux fois, il se retrouverait parmi des adolescents de quinze ans qu'il ne connaissait pas. Il avait déjà décidé qu'il ne parlerait à personne et qu'il travaillerait un peu plus cette année. Il en avait marre que ses parents et ses frères se foutent de lui. Il était le plus jeune de la fratrie, ses frères avaient eu un parcours scolaire ordinaire: l'un avait choisi l'armée après son baccalauréat et le second faisait un DUT de tourisme. Lui, Caleb n'avait jamais été un foudre de guerre à l'école. Depuis son plus jeune âge, il s'ennuyait en classe. A partir de la sixième, pour un oui ou un non, il avait commencé à jouer des poings, alors son père l'avait casé d'office dans un cours de boxe anglaise «pour qu'il s'en prenne plein la gueule! Ça le calmera ce petit con!» disait-il. La boxe était devenue son activité préférée juste avant les nanas.

Ce fut en cinquième qu'il avait connu sa première partenaire sexuelle à défaut du premier coup de cœur. C'était une troisième qui avait fait un pari : se faire le beau petit brun bouclé aux yeux verts. Il avait trouvé ça plus agréable que la masturbation qu'il pratiquait depuis ses dix ans et surtout se sentir regardé, important et désirer lui donnait un peu plus d'assurance. Les garçons l'admiraient pour sa facilité à plaire aux filles. Les filles étaient sous le charme de son pouvoir de séduction naturelle. En quatrième il mesurait déjà 1 M 78 pour un poids de 73 kilos.

La boxe et la musculation avaient donné toutes ses chances à ce corps harmonieux, et les bons gènes familiaux lui avaient fourni une belle gueule. L'âge aidant et surtout grâce à un bon entraîneur de boxe, il était devenu un peu moins belliqueux. Avec son prestige auprès de la gente féminine, il n'avait jamais pris l'initiative d'un contact, il se sentait flatté et en même temps soulagé de ne pas avoir à faire le premier pas. Ses potes l'enviaient, alors qu'il était d'une extrême maladresse dans ses rapports humains. Cette maladresse allait jusqu'à une sorte de brutalité verbale, de vulgarité et d'agressivité que trop de gens lui pardonnaient car ils prenaient ça pour de la virilité.

Il ne savait rien de la tendresse, du flirt ou des mots doux, on ne vit pas dans un foyer qui prônait le machisme comme mode de vie sans en subir les conséquences. Il partait dans une relation «amoureuse» la bite dressée. La fille devenait un réceptacle, donc il se faisait larguer aussi vite qu'il avait été choisi. Rares étaient celles qui poussaient le vice jusqu'à rester avec lui. Son égoïsme lui faisait oublier les promesses de rendez-vous : entre un rencard et une sortie avec les potes, le choix était vite fait.

Ce n'était pas un mauvais bougre, il était plutôt diligent et gentil, prêt à aider les copains qui parfois en profitaient allègrement. On le disait Don Juan à cause de son envie compulsive de plaire, de céder à ses pulsions sexuelles et de les vouloir toutes ou presque, alors qu'au fond de son cœur, il n'en avait chéri aucune. Aucune ne lui avait manqué après la rupture. Il n'avait même jamais été un tant soit peu jaloux. Il semblait indifférent, dénué de sensibilité, vide d'émotions. Combien de fois s'était-il trompé de prénom? Ou parfois il ne s'en souvenait même pas. Était-il si à envier alors qu'il n'avait jamais été amoureux?

Contrairement à ses habitudes, Caleb était arrivé très tôt dans ce nouvel environnement. À l'ouverture de l'établissement scolaire, ils étaient quatre lascars qui s'évitaient du regard. Ils s'étaient installés à bonne distance les uns des autres. Le dernier banc de libre donnait directement sur le portail d'entrée du bahut. Caleb l'investit sans hésitation.

Un quart d'heure plus tard, plusieurs vagues de gus envahirent la cour de récréation. On pouvait compter sur les doigts des deux mains le nombre de filles: tant pis pour le choix limité. De petits groupes se formaient. Des quatre lascars du début, il n'en restait plus que deux solitaires: lui et un type à lunettes qui, la tête baissée, shootait du bout de ses vieilles pompes dans de petites caillasses. Et puis, il est arrivé. Seul. Tout seul. Tout petit. Tout mince.

Le petit bonhomme a fait un court arrêt sur le seuil du lycée. Caleb eut l'impression qu'il avait pris une grande inspiration et enfin, était entré dans l'arène. Chaussé de Stan Smith immaculées et d'un pas décidé, il fila droit devant lui. Ce «droit devant lui» le mena face à Caleb qui le jaugeait d'un air goguenard. D'une voix douce et souriante, le petit gars le salua: «Salut, je peux m'asseoir à côté de toi?» Sans un mot Caleb poussa son sac et fit un geste d'invitation. «J'm'appelle Aël. Je suis en première année de CAP-électricité. Je viens d'arriver dans la région avant j'étais en Bretagne.» Son débit était un peu saccadé, mais le ton était amical. Il avait parlé le regard rivé sur les genoux de son jean à peine fini d'être payé comme disait la mère de Caleb. Contre sa poitrine, il pressait son sac à dos bleu ciel lui aussi flambant neuf. Dans une poche de son blouson tout juste sorti du magasin, il tira un paquet de chewing-gums, il en proposa un à Caleb qui n'avait pas encore dit un mot. «T'en veux un?» Caleb en prit un et remercia d'un geste rapide de la tête tout en murmurant: «Merci, mec! Moi, c'est Caleb!» Le côté impeccable, tout neuf, tout propre sur lui fit sourire Caleb. Ça donnait un petit air naïf, un peu ballot à ce gamin. On lui donnait pas plus de douze ou treize ans. «Je parie qu'il est même pas pubère le môme!» se dit Caleb en se sentant supérieur du haut de ses dix-sept ans.

Une sonnerie retentit. Comme un seul homme, tous se rassemblèrent au centre de la cour. Suite au discours d'accueil du proviseur, les professeurs principaux s'alignèrent, tenant une pancarte indiquant le niveau et le numéro de leur classe. Caleb était en première année de CAP plomberie-électricité, classe A.

Les lycéens s'alignèrent en colonnes désordonnées devant leur prof, puis le suivirent. Il régnait une certaine excitation. Les échos des pas sur les marches, des murmures, des conversations et des rires se répercutaient sur les murs de l'escalier. La classe de Caleb avait été la première à vider la cour. Caleb joua des coudes pour être en tête pour entrer dans la classe. D'autorité, par habitude, Caleb s'installa au fond près de la fenêtre. Personne ne prit l'initiative de s'installer au même pupitre : Non mais, on en impose ou on n'en impose pas! C'était sans compter l'aplomb du petit Aël, qui lui s'y assit directement: «Ça t'dérange pas, hein, dis?» Enfin l'aplomb, il faut le dire vite car il avait les oreilles cramoisies et jamais ses yeux ne rencontrèrent ceux de Caleb. Caleb se tourna vers lui avec un regard étonné et amusé. «Quand je vais raconter ça aux potes, ils vont bien se marrer: Ouais les mecs, y a un nain qui me poursuit partout au lycée. Si le gars fait plus 1 m 60, j'm'rase le crâne et les couilles!» Après tout Aël ne représentait pas une menace: de petite taille et avec un visage juvénile, Caleb pouvait se considérer à l'abri de toute concurrence dans l'arène de la séduction. Il n'aurait donc pas à lutter et pourrait vivre cette année scolaire en toute tranquillité.

Le professeur principal, qui était aussi enseignant de mathématiques, avait établi que les places attribuées aujourd'hui resteraient fixes, sauf décision contraire de sa part.

«Les binômes formés devront s'entraider durant toute l'année scolaire et peut-être la suivante, si cela convient à chacun. Concernant l'organisation de la classe, il est établi depuis des années que cette salle vous est dédiée. Ce sont les enseignants et enseignantes qui changent de salle. Vous ne vous déplacerez que pour les ateliers, le réfectoire, les sanitaires, les installations sportives, l'infirmerie, que j'espère vous n'aurez pas à fréquenter, et évidemment pour l'administration ou la salle des professeurs. Votre classe se compose de futurs plombiers et électriciens. Malheureusement, il n'y aura pas de filles cette année. Pour les intéressés, vous pourrez vous inscrire à un ou plusieurs clubs entre dix heures et l'heure du déjeuner. Plusieurs nouveautés sont proposées cette année, donc n'hésitez pas à explorer. L'adhésion aux clubs est gratuite, mais les places sont limitées. La plupart se tiendront le mercredi après-midi, d'autres juste après les cours ou pendant la pause de midi, et certains le samedi matin. L'offre va des échecs au football, jusqu'à l'écriture littéraire. Ce n'est pas obligatoire, et je comprends que vous ayez déjà des activités sportives ou de loisirs en dehors du lycée. Mais rien ne vous engage en jetant un œil. Si vous n'êtes pas encore décidés aujourd'hui, ne vous inquiétez pas, vous aurez un mois pour vous inscrire.»

Caleb lançait un regard oblique à son voisin qui consignait scrupuleusement les informations importantes sur un nouveau petit cahier de brouillon. De temps à autre, Aël lui lançait des petits coups d'œil agrémentés d'un sourire. A chaque fois qu'il arrêtait d'écrire, le gamin suçotait son crayon à papier en faisant une moue en cul de poule avec ses lèvres rose. Caleb l'imaginait transformé en fille et le mettait dans des positions scabreuses. Mais ces images lui procurèrent un sentiment de malaise. Etait-ce le fait qu'il ait une apparence de môme? Ou bien alors, sa blondeur juvénile qui le faisait ressembler à un ange? Ou même un petit côté efféminé dut à son allure fluette? Il lui semblait même plus fragile que les filles avec lesquelles il était sorti. Son surmoi lui disait qu'il était un vieux dégueulasse. Pareil à un pédophile.

Dix heures sonnaient déjà. Le temps avait passé très vite: pourvu que cela continue.

«On y va? proposa Aël à Caleb.

  • Où?
  • Ben voir pour les clubs!
  • Pas intéressé!
  • Allez, ça coûte rien et ça nous aéra de sortir avant de bouffer. Allez viens! Bouge!»

Après avoir énergiquement frotté ses longues boucles brunes, Caleb sauta sur ses pieds et se dirigea vers la porte :

« Alors tu viens?

  • Oui j'arrive!» s'écria Aël tout heureux d'avoir eu le courage de parler à son voisin.

L'enthousiasme d'Aël devant chaque stand de club était étonnant: il posait des questions pertinentes, il trouvait une petite phrase gentille à dire aux représentants de chaque club:

«Comme c'est bien fait!» Devant les maquettistes.

«Waouh ! Vous avez déjà beaucoup d'inscrits! C'est chouette!» Au club de football.

«On peut créer des haïkus?» Au professeur de français superviseur de la création littéraire qui était un peu seul: sa fiche d'inscription était vide.

  • Bien sûr. J'ai plusieurs ouvrages de grands maîtres du haïku à vous prêter si cela vous intéresse, répondit le prof avec empressement.
  • Ça te dit d'écrire des haïkus?
  • C'est quoi ces trucs?
  • Ce sont des poèmes courts à la façon des japonais.
  • Tu me vois écrire des machins japonais?
  • Ben oui. Tout le monde peut le faire.
  • Et ben sans moi. Ch'uis pas un intellectuel. Quitte à faire une activité je préfère un sport. Mais manque de pot j'en fais déjà un et il est même pas proposé ici.
  • Ah oui ! Tu fais quoi?
  • De la boxe et de la muscu.
  • Moi c'est du taekwondo. Ça nous fait un point commun: on aime les sports de combat. Bon ben moi je veux faire des haïkus avec le prof de français.»

Aël remplit soigneusement la fiche d'inscription. Le prof ne se sentait plus de joie. Il remercia chaleureusement cet élève qu'il jugeait déjà prometteur.

«Quel joli prénom vous avez là, Aël! Etes-vous breton?

  • Oui monsieur. Je viens de Quimper.
  • Si je me souviens bien ça veut dire ange en breton.
  • Oui monsieur, c'est ça.
  • Ce prénom vous va à ravir.
  • Y paraît! répondit Aël en faisant un petit clin d'œil coquin au prof médusé.
  • Très bien, je vous souhaite une bonne continuation! balbutia le prof. Comme nous serons probablement peu nombreux, nous allons nous joindre au club d'échecs et de tarot. Les détails sur les lieux et horaires vous seront fournis début octobre. À bientôt.
  • À bientôt, monsieur. »

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