Chapitre 2 - Aël - La rencontre

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Une page était tournée, Aël et sa mère avaient quitté la Bretagne et leur jolie maison à colombages pleine de quinze ans de souvenirs pour une barre d'immeuble sans charme dans une nouvelle région. Bien sûr Aël avait ressenti de l'amertume et du regret après son coming-out. Même si en mai on fait ce qui nous plaît, n'aurait-il pas mieux fallu qu'il se taise plutôt que d'annoncer « Je suis gay! » devant toute la famille réunie autour d'un barbecue dominical? Son père avait failli s'étouffer avec son whisky adoré pur malt de douze ans d'âge. Pourtant Aël avait été courageux pour dire l'indicible. Il en avait passé des soirées à réfléchir à la façon de dire les choses. Son intention n'avait jamais été que ses parents se déchirent ni que la cellule familiale explose. Deux camps s'étaient formés: son père et sa sœur qui ont fait front commun en se désolidarisant de cette mère incapable d'élever un garçon et de ce même garçon sans scrupule qui avait entaché le nom et l'honneur d'un père et de sa propre sœur.

Naïvement, Aël avait cru qu'un père médecin serait à même de le comprendre et de le soutenir dans ce moment difficile, et que sa sœur future médecin généraliste aurait assez d'ouverture d'esprit et de grandeur d'âme pour l'aider à vivre cet instant. Et bien non, seule sa mère tout juste bachelière, empreinte d'un catholicisme breton bon teint très présent dans son quotidien, l'avait pris dans ses bras et lui avait exprimé toute sa solidarité. Comme quoi il ne faut rien supposer ni prendre pour acquis, les gens peuvent être surprenant autant dans le bon que dans le mauvais sens.

La demande de divorce ne mit pas plus d'une semaine pour être déposée en main propre à cette femme qui en moins d'un après-midi, avait tout perdu. Elle assura à son jeune garçon qu'elle avait sauvé le principal: son fils, son ange, son seul amour. Elle avait accepté la situation avec dignité et surtout elle avait épargné à Aël tout le poids de la culpabilité en lui racontant son secret si bien gardé: depuis le début de leur mariage, l'irréprochable médecin et père d'Aël avait fait défiler dans, sur et sous son bureau, d'innombrables femmes, qui plus il vieillissait plus leur âge diminuait. Il avait donc profité de l'honnêteté de son fils pour mettre un terme à un mariage gangréné par l'adultère et le jeunisme: il faisait d'une pierre deux coups, plus d'épouse ni d'enfant mineur, il était libre pour fêter ses cinquante ans, et pourrait se consacrer à sa fille préférée qui allait entamer sa cinquième année de médecine.

Sans perdre de temps la mère d'Aël se mit en contact avec le seul ami qu'elle avait pu garder de sa jeunesse. C'était un notaire d'une quarantaine d'années encore célibataire. Ils avaient fréquenté le même lycée. Il lui avait trouvé un toit dans une autre région et surtout un emploi chez un collègue. Elle devrait suivre en parallèle des études. Cela faisait vingt-deux ans qu'elle n'avait pas travaillé à l'extérieur de son foyer. Aël était bien conscient des difficultés qu'ils allaient rencontrer tous les deux. Il ferait tout pour aider sa mère dans cette nouvelle vie.

C'est le 1er août qu'ils débarquèrent avec armes et bagages dans leur tout petit appartement poussiéreux et sombre. Malgré les apparences de solidité que sa mère voulait montrer, Aël avait lu en elle toute la vulnérabilité et la tristesse qu'elle essayait de cacher. Son sourire avait disparu de son visage pâle et de ses yeux bleu clair, ses lèvres étaient devenues blanches à cause de l'anémie due au manque d'appétit et de sommeil. Sa silhouette s'était légèrement affaissée.

Inélégamment, Aël profita de la fragilité émotionnelle de sa mère pour la convaincre de le laisser s'inscrire en CAP d'électricité. Elle exprima son désaccord mollement, arguant que son fils valait mieux que ça et qu'avec une moyenne de 19 sur 20, il pouvait choisir n'importe quelle filière même les plus prestigieuses. Il lui prouva qu'il n'avait aucunement besoin de devenir ingénieur pour vivre de sa passion, le génie électrique. Bien sûr qu'il mentait. Rien ne l'empêchait de s'instruire lui-même et peut-être un jour, plus tard, reprendre des études.

Il voulait croire en l'avenir et avait foi en sa capacité à rebondir. Il n'avait que quinze ans mais il était pourvu d'une grande confiance en lui pour tout ce qui touchait au domaine des études et de l'apprentissage. Suivre une formation courte aiderait sa mère financièrement. Il lui fit un long exposé sur la possibilité de monter sa propre entreprise et donc de devenir patron assez jeune. Pas plus convaincue de ça, elle céda et signa les formulaires de transfert scolaire.

Devant sa mère il jouait le fier à bras mais en son for intérieur, il en avait lourd sur le cœur. Quitter sa maison et sa chambre où il avait dû laisser 90% de ses souvenirs n'avait pas été une mince affaire. Renoncer à son club de taekwondo et faire ses adieux aux autres combattants et à son maître, avaient été un arrachement. Et surtout, le plus grand déchirement avait été d'abandonner son ami d'enfance et amour caché: il avait éprouvé des sentiments romantiques et des désirs coupables envers Gurvan depuis ses dix ans. Maintenant, à l'abri du regard de sa mère, il espérait que tous ses pleurs l'aideraient à faire son deuil d'un passé révolu et qu'il pourrait entrer dans une nouvelle ère le cœur plus léger.

Ils déposèrent leurs six valises et leurs huit cartons dans le salon de leur nouveau logement:

« Bon bien que fait-on? s'interrogeait la mère d'Aël quelque peu déboussolée.

  • Choisis ta chambre, maman. Pendant ce temps-là, je place chaque carton dans la pièce où il doit être.
  • Non, non! Choisis en premier!
  • Alors je prends celle près de la salle de bain, tant pis pour toi!» lui répondit-il en souriant et en l'embrassant sur la joue.

Il était prévu d'aller faire les magasins d'ameublement car ils n'avaient rien ni table ni chaise, pas même un matelas, une couette ou un oreiller. Leur budget était serré, alors Aël laissa sa mère s'occuper du choix de tous les meubles. Il avait déjà pensé à l'agencement de sa chambre: il la voulait sobre, dépouillée et pratique. Il prit deux futons bleus, deux oreillers, deux couettes, des draps bleus, une table basse qui ferait office de bureau, des coussins de sol bleus et un tapis bleu. Tout devait être bleu. Il aimait se trouver dans un cocon. Les placards de sa chambre feraient bien l'affaire pour ranger les quelques habits et livres qu'il avait pu emporter. Le tout serait livré le lendemain. Pour fêter ces énormes achats, sa mère décida de le rhabiller de pieds en cape. Elle le poussait à choisir les vêtements les plus onéreux:

«Ils seront bien plus solides. La bonne qualité ça se paie, mon chéri!

  • Oui mais je vais peut-être grandir.
  • C'est probable. Hélas ! Tu es tellement mignon si petit!
  • Euh petit, oui mais j'ai pris cinq centimètres cet été. Ça y est, je fais 1 m 60. Et je n'ai pas l'intention de m'arrêter là!
  • D'accord 1 m 70, mais pas plus!» répondit-elle en riant.

C'était le premier rire depuis des semaines. Aël se sentit un peu soulagé.

Lorsqu'Aël se réveilla, sa mère était encore au lit, ce qui était bien normal à cinq heures du matin. Il voulait faire des assouplissements et de la musculation avant de prendre le chemin du lycée. Après une heure et demie d'exercices, une douche et un petit-déjeuner léger, il mit ses nouveaux vêtements. Même son boxer et ses chaussettes bleu ciel étaient tout neufs. Il restait encore du temps avant de partir, il en profita pour repasser son dobok brodé à son prénom, c'était le cadeau que son maître de taekwondo lui avait fait avant son départ. Il le pendit bien en évidence au-dessus de son futon bien plié: il avait eu la chance de trouver un club qui l'acceptait et surtout qui acceptait les paiements échelonnés.

Pour son premier jour, sa mère le déposa en voiture (le seul bien de valeur qu'elle avait pu récupérer de son ancienne vie, une berline de douze ans d'âge, c'était son whisky.) Pendant le trajet assez court, il eut l'estomac noué. Une sueur froide coulait entre ses omoplates. Il lui fallait être courageux et surtout être à la hauteur de ses propres attentes. Après un bref bisou, il sortit du véhicule et parcourut la dizaine de mètres qui le séparaient du portail grand ouvert. Il était dans les derniers arrivés. C'était assez intimidant de le franchir seul. Il attendit quelques instants mais plus personne ne venait. «Allez, courage. Quand il faut y aller, faut y aller!» se convainquit-il. Après un rapide arrêt à la frontière de ce nouveau territoire et une grande inspiration, il franchit le seuil et fonça droit devant lui. Un beau type basané avec des cheveux bruns bouclés était assis seul sur un banc, il faisait reposer ses longs bras sur toute la longueur du dossier.

«Salut, je peux m'asseoir à côté de toi? Demanda poliment Aël. Le type ne répondit pas mais poussa son sac et d'un geste de la tête invita Aël à s'asseoir à côté de lui.

  • J'm'appelle Aël. Je suis en première année de CAP-électricité. Je viens d'emménager dans la région avant j'étais en Bretagne. Aël sortit un paquet de chewing-gum de sa poche et en proposa un à son voisin.
  • T'en veux un?

D'un geste vif le type prit le chewing-gum et répondit:

  • Merci, mec! Moi, c'est Caleb!»

La beauté ténébreuse et le côté taiseux de Caleb firent grande impression sur Aël. Il attendait de pouvoir voir la couleur de ses yeux. Il pariait intérieurement sur brun ou peut-être noir pour aller avec ses cheveux. Ce petit jeu calmait son inquiétude. D'instinct, il sut que ce beau garçon devait être une sacrée tête de mule. Il avait peu de chance de lui plaire et il ne devait pas être gay de toute façon.

Car oui, pour commencer une nouvelle vie, il fallait se faire de nouveaux amis et il lui faudrait un amoureux, pas comme Gurvan, un véritable amoureux, un qui l'embrasse et tout ce qui va avec. Il n'avait encore jamais eu de premier baiser. Il espérait un véritable baiser d'amour lors d'un amour réciproque. Il avait peu d'espoir que cela soit un amour éternel ou tout du moins de longue durée, mais au moins une jolie amourette dont il pourrait se souvenir avec nostalgie. Il était romantique c'était une de ses faiblesses.

Après avoir rejoint la classe, Aël se rendit compte que Caleb était lui aussi en première année de CAP. Il n'en revenait pas, il lui aurait au moins donné dix-huit ans. Soit il avait beaucoup redoublé, soit il paraissait physiquement très mature. Dans tous les cas, il était exceptionnellement impressionnant, c'était ce que l'on appelle avoir du charisme. Caleb était à moitié allongé sur sa chaise, les bras croisés sur sa poitrine. Il regardait par la fenêtre. De profil, on voyait bien son long nez aquilin et la masse brune de ses boucles folles:

«Ça t'dérange pas, hein, dis?» Aël s'assit d'office sans attendre de réponse. Il avait senti ses oreilles changer de couleur et il n'osa pas regarder la couleur des yeux de ce voisin si troublant. Du début du cours jusqu'à la récréation de dix heures, Aël jeta de petits coups d'œil intimidés à Caleb. Il sentait dans son dos le regard appuyé de Caleb qui gardait le même visage impassible avec une sorte de sourire à la Mona Lisa. Aël se demandait bien à quoi pouvait penser un homme comme Caleb. La sonnerie retentit:

«On y va? proposa Aël à Caleb.

  • Où?
  • Ben voir pour les clubs!
  • Pas intéressé!
  • Allez, ça coûte rien et ça nous aéra de sortir avant de bouffer. Allez viens! Bouge!»

C'était pendant cet échange de paroles qu'Aël vit les yeux vert souriant de Caleb. Il rêvassait lorsqu'il entendit venant de la porte de la classe une voix forte lui intimer:

«Alors tu viens?

  • Oui j'arrive!» s'écria Aël tout heureux d'avoir eu le courage de parler à son beau voisin mystérieux.

Arrivé dans le gymnase où les responsables de club s'étaient installés, Aël alla de table en table pour faire connaissance. Il avait bien noté sur son cahier de brouillon tout neuf qu'un atelier d'écriture créative allait être mis en place pour la première fois. Il poussa Caleb qui se laissa embarquer, vers un prof qui avait fabriqué un joli panneau peint d'enluminures moyenâgeuses: «Atelier d'écriture créative et calligraphie» . Aël demanda au prof de créer des haïkus. Une fois la proposition acceptée, sous l'œil ravi du prof, Aël remplit soigneusement la fiche d'inscription. Caleb ne s'était inscrit nulle part, il avait trop peur d'être à la ramasse avec ses devoirs et autres leçons à apprendre. La boxe et la musculation lui suffisaient amplement.

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