Chapitre 2 - Aël - La rencontre
Ça y est, une page s’est tournée. Maman et moi avons quitté Quimper. Adieu notre jolie maison à colombages pleine de 15 ans de souvenirs ! Bonjour la barre d'immeuble en béton dans une ville inconnue. Bien sûr que je ressens de l'amertume et du regret après mon coming-out. Même si en mai on fait ce qui nous plaît, n'aurait-il pas mieux fallu que je me taise plutôt que d'annoncer « Je suis gay! » devant toute ma famille réunie autour d'un barbecue dominical ? Mon père a failli s'étouffer avec son whisky adoré pur malt de douze ans d'âge. Pourtant j’avais l’impression d’avoir été courageux pour dire mon indicible. J’en avais passé des soirées à réfléchir à la façon de dire les choses. Mais comme un con au lieu de mon discours tout bien préparé, j’ai dit « Je suis gay! » Mon intention n'a jamais été que mes parents se déchirent ni que la cellule familiale explose. Aujourd’hui, deux camps se sont formés : mon père et ma sœur qui ont fait front commun en se désolidarisant de maman qui a été « incapable d'élever un garçon » et de ce même « garçon sans scrupule qui a entaché le nom et l'honneur d'un père et de sa propre sœur. »
Naïvement, j’ai cru qu'un père médecin serait à même de me comprendre et de me soutenir dans ce moment difficile et que ma sœur future médecin généraliste aurait assez d'ouverture d'esprit et de grandeur d'âme pour m'aider à vivre cet instant. Et bien non, seule ma mère tout juste bachelière, empreinte d'un catholicisme breton bon teint très présent dans son quotidien, m'a pris dans ses bras et m’a exprimé toute sa solidarité. Comme quoi il ne faut rien supposer ni prendre pour acquis, les gens peuvent être surprenant autant dans le bon sens que dans le mauvais. Je me souviendrais toujours de ses mots et de son geste après ma révélation :
« Aël, mon chéri, tu es comme tu es. Je t’aime et je t’aimerais qui que tu sois. Tu es le plus merveilleux garçon de la Terre. » Elle m’a serré si fort dans ses bras que j’ai failli étouffer entre ses seins. Comme un idiot, la seule réflexion qui m’est venue, ça a été : « C’est bien la dernière fois de ma vie que je verrais une paire de nichons d’aussi près. »
La demande de divorce n’a pas mis plus d'une semaine pour être déposée en main propre à cette femme digne et merveilleuse qu’est ma mère. À cause d’une phrase de ma part, elle a tout perdu. Elle m’assure qu'elle a sauvé le principal, moi, « son fils, son ange, son seul amour. » Elle a accepté la situation et elle m’a épargné tout le poids de la culpabilité et de la responsabilité de cette séparation, en me racontant son secret si bien gardé : depuis le début de son mariage, l'irréprochable médecin, mon père, a fait défiler dans, sur et sous son bureau, d'innombrables femmes, qui plus il vieillit, plus leur âge diminue. Il a donc profité de mon honnêteté pour mettre un terme à un mariage gangréné par l'adultère et le jeunisme : il a fait d'une pierre deux coups, plus d'épouse ni d'enfant mineur. Aujourd’hui, il est libre pour ses cinquante ans et peut se consacrer à sa fille préférée, ma sœur, qui entame sa cinquième année de médecine et à ses amantes diverses et variées.
Sans perdre de temps, maman a repris contact avec le seul ami qu'elle a pu garder de sa jeunesse. C'est un notaire célibataire d'une quarantaine d'années. Ils ont fréquenté le même lycée. Il nous a trouvé un toit et surtout un emploi de bureau chez un de des collègues pour maman. Elle doit suivre en parallèle des études. Cela fait vingt-deux ans qu'elle n'a pas travaillé à l'extérieur de son foyer. Je suis bien conscient des difficultés qu'on va rencontrer tous les deux. Je ferai tout pour aider maman dans cette nouvelle vie.
C'est le 1er août qu'on a débarqué avec armes et bagages dans notre tout petit appartement poussiéreux et sombre. Malgré les apparences de solidité que maman veut montrer, j’ai vu en elle toute la vulnérabilité et la tristesse qu'elle essaie de me cacher. Son sourire a disparu de son visage pâle et de ses yeux bleu clair. Ses lèvres sont devenues blanches à cause de l'anémie due au manque d'appétit et de sommeil. Sa silhouette s'est légèrement affaissée. Elle a pris un petit coup de vieux et moi, je m’en veux encore de ne pas m’être tu.
Inélégamment, j’ai profité de sa fragilité émotionnelle pour la convaincre de me laisser m'inscrire en CAP d'électricité. Elle a exprimé son désaccord mollement, arguant que je valais mieux que ça et qu'avec une moyenne de 19 sur 20, je pouvais choisir n'importe quelle filière même les plus prestigieuses. J’ai tenté de lui prouver que je n'avais aucunement besoin de devenir ingénieur pour vivre de ma passion, le génie électrique. Bien sûr que j’ai menti. Rien ne m'empêche de m'instruire moi-même et peut-être un jour, plus tard, reprendre des études. Un CAP ce n’est que deux ans. À la fin, j’aurai un boulot à coup sûr et je ne serai plus un fardeau pour elle.
Devant ma mère je joue le fier à bras mais en mon for intérieur, j’ai le cœur lourd. Quitter ma maison et ma chambre où j’ai dû laisser 90% de mes souvenirs, n'a pas été une mince affaire. Renoncer à mon club de taekwondo, faire mes adieux aux autres combattants et à mon maître, ont été un déchirement. Le plus triste a été d'abandonner mon ami d'enfance et mon amour caché: depuis nos dix ans, j’ai éprouvé des sentiments romantiques et des désirs coupables envers Gurvan. Maintenant, à l'abri du regard de ma mère, j’espère que tous mes pleurs m'aideront à faire mon deuil d'un passé révolu. Je vais entrer dans une nouvelle ère le cœur plus léger.
Nous avons déposé nos six valises et nos huit cartons dans le salon de notre nouveau logement:
« Bon bien que fait-on? s'interroge maman quelque peu déboussolée.
─ Allez, maman, choisis ta chambre. Pendant ce temps-là, je place chaque carton dans la pièce où il doit être.
─ Non, non, mon chéri ! Choisis en premier !
─ Alors je prends celle près de la salle de bain, tant pis pour toi! » Lui ai-je répondu en souriant et en l'embrassant sur sa joue émacié.
Nous sommes allés faire les magasins d'ameublement car nous n’avons rien, ni table ni chaise, pas même un matelas, une couette ou un oreiller. Notre budget est serré, alors j’ai laissé maman s'occuper du choix de tous les meubles. J’ai déjà pensé à l'agencement de ma chambre: je la veux sobre, dépouillée et pratique. Je me suis inspiré des intérieurs dans les dramas asiatiques que j’ai vus sur une chaîne payante. Dans l’espoir d’inviter un copain, j’ai pris deux futons bleus, deux oreillers, deux couettes, des draps bleus, une table basse qui ferait office de bureau, des coussins de sol bleus et un tapis bleu. Tout doit être bleu. Je veux me trouver dans un cocon. Les placards de ma chambre feront bien l'affaire pour ranger le peu d’habits et de livres que j’ai pu emporter. Les grands meubles vont être livrés demain. Pour fêter ces énormes achats, maman a décidé de me rhabiller de pieds en cape. Elle me pousse à choisir les vêtements les plus onéreux :
«Ils seront bien plus solides. La bonne qualité ça se paie, mon chéri!
─ Oui mais je vais peut-être grandir.
─ C'est probable. Hélas ! Tu es tellement mignon si petit!
─ Euh petit, oui mais j'ai déjà pris cinq centimètres cet été. Ça y est, je fais 1 m 60. Et je n'ai pas l'intention de m'arrêter là!
─ D'accord 1 m 70, mais pas plus! » Me répondit-elle en riant.
C'est le premier rire depuis des semaines. Je me sens un peu soulagé. Nous passons la fin des vacances à aménager l’appartement. Pour la première fois de ma vie, j’ai retiré du papier peints, gratté des murs, rebouché des trous avec de l’enduit et peint des murs et des plafonds. J’ai bien aimé le travail manuel. J’ai eu moins de regret d’avoir choisi par la force des choses un travail d’électricien. Maman a voulu que tout soit en blanc pour que ça illumine notre environnement. J’avais peur que ça fasse hôpital, mais non c’est sympa.
Nous avons visité un peu les alentours dans notre vieille guimbarde. Nous avons marché dans des forêts, le long des champs et fait le tour des parcs et jardins publics de la ville. Une fois, nous sommes passés devant un endroit qui s’appelait «Les Ateliers du Bonheur». Ça m’a plu comme appellation. Cet endroit avait l’air de vieilles usines désaffectées. On ne voyait pas grand-chose car c’était entouré d’un haut mur surmonté de fils barbelés. Je me suis dit que le bonheur derrière des fils barbelés ne devait pas être si génial que ça. Il y avait deux magasins de chaque côté du grand portail en fer : À droite un bottier et à gauche, une maison de couture. Devant chez le bottier, un très beau jeune homme à la peau noire lumineuse, fumait une vapoteuse. Il nous a salué. Sa voix était très joyeuse. Il était habillé de façon particulièrement recherchée. Un homme à la chevelure poivre et sel est sorti à son tour et a posé doucement sa main sur l’épaule de l’élégant. Maman me chuchote à l’oreille :
« Tu vois mon chéri, cela doit être des amoureux. Toi aussi tu vas trouver un jour un gentil et beau garçon qui te regardera avec les mêmes yeux langoureux et jaloux que l’homme poivre et sel !
─ Tu es sûre que ce sont des amants ?
─ J’en suis certaine. Ça sent l’amour à plein nez. Dit-elle en riant.
─ J’espère que tu as raison et que je trouverais l'amour, un jour. Sinon je resterais célibataire et tu m’auras dans les pattes pendant de très longues années.
─ Non, non ! Je ne te veux pas avec moi jusqu’à la mort ! Tu te rends compte tu deviendrais le fils à sa maman. Pouah, toi vieux garçon ! Ah non alors. Quelque part j’ai perdu ma fille, alors donne-moi un autre fils ! » Dit-elle avec emportement.
Lorsqu’elle a vu mon visage défait et mes yeux prêt à pleurer, elle m'a pris dans ses bras :
« Je te présente toutes mes plus plates excuses. Je ne voulais pas dire ça. Tu n’es responsable d’aucune manière du fait que nous n’avons plus nouvelles de ta sœur. Je suis si maladroite. Pardonne-moi.
─ Je sais bien maman, je sais bien. Ne te bile pas, je te jure que si je trouve un garçon qui me convient, je te le présenterais tout de suite. Tu sauras me dire s’il est amoureux de moi ou non, avec ton super pouvoir de découvreuse d’amour. »
Je me rends compte que nous avons créé des liens et une complicité mère-fils que je n'imaginais même pas avant.
La rentrée scolaire s'est demain. Je suis autant excité qu’anxieux. Je me suis mis au lit très tôt car j’ai l’intention de me lever aux aurores afin de faire quelques assouplissements et de la musculation avant de prendre le chemin du lycée. Après une heure et demie d'exercices, j’ai réveillé maman, puis je suis allé à la douche et j’ai pris un petit-déjeuner léger. J’ai mis mes nouveaux vêtements, même mon boxer et mes chaussettes bleus ciel sont tout neufs. Il me reste encore du temps avant de partir, j’en profite pour repasser mon dobok brodé à mon prénom, c'est le cadeau que mon maître de taekwondo m’a offert avant mon départ. Il mérite d’être pendu bien en évidence au-dessus de mon futon bien plié : j’ai eu la chance de trouver un club qui m'acceptait et surtout qui acceptait les paiements échelonnés. Financièrement, ça sera moins lourd.
Pour mon premier jour, maman me dépose en voiture (le seul bien de valeur qu'elle a pu récupérer de son ancienne vie, une berline de douze ans d'âge, c’est son whisky !) Pendant le trajet assez court, j’ai l'estomac noué. Une sueur froide coule entre mes omoplates. Je dois être courageux et surtout être à la hauteur de mes propres attentes. Après un bref bisou, je sors du véhicule et je parcours la dizaine de mètres qui me sépare du portail grand ouvert. Je suis dans les derniers arrivés. C'est assez intimidant de le franchir tout seul. J’attends quelques instants mais plus personne ne vient. «Allez, courage. Quand il faut y aller, faut y aller!» Après un rapide arrêt à la frontière de ce nouveau territoire et une grande inspiration, je franchis le seuil et fonce droit devant moi. Un beau type basané avec des cheveux bruns bouclés est assis seul sur un banc, il fait reposer ses longs bras sur toute la longueur du dossier. Il est vraiment très beau, le genre sûr de lui. Il a l’air un peu prétentieux, mais en même temps il a un je ne sais quoi de triste. Il ne faut pas que j’ai peur, je vais y aller directement. Je lui demande :
« Salut, je peux m'asseoir à côté de toi? »
Le type ne me répond pas mais il pousse son sac contre sa cuisse et d'un geste de la tête m’invite à m'asseoir à côté de lui.
« Je m'appelle Aël. Je suis en première année de CAP-électricité. Je viens d'emménager dans la région avant j'étais en Bretagne. »
Toujours pas un mot, alors je sors un paquet de chewing-gum de ma poche et lui en propose un.
« T'en veux un? D'un geste vif le type prend le chewing-gum et répond :
─ Merci, mec ! Moi, c'est Caleb ! »
Il a une voix assez grave et vibrante. La beauté ténébreuse et le côté taiseux de ce Caleb m’impressionnent. J’aimerais bien pouvoir voir la couleur de ses yeux. Je paris intérieurement sur brun ou peut-être noir pour aller avec ses cheveux. Ce petit jeu calme mon inquiétude. D'instinct, je sais que ce beau garçon doit avoir une sacrée tête de mule. J’ai peu de chance de lui plaire et il ne doit pas être gay de toute façon. Tant pis, le principal c’est qu’il n’a pas l’air méchant. Je pourrais peut-être m'en faire un copain.
De toute façon pour commencer une nouvelle vie, je dois me faire de nouveaux amis et pour un amoureux, je verrai plus tard. Je n’en veux pas un comme Gurvan. Je veux un véritable amoureux, un qui m'embrasse et tout ce qui va avec. Je veux recevoir mon premier baiser. J’espère un véritable baiser d'amour. J’ai peu d'espoir que cela soit un amour éternel ou tout du moins de longue durée, mais au moins une jolie amourette dont je pourrais me souvenir avec nostalgie. Je suis romantique c'est une de mes faiblesses. Je me sens ridicule à penser à ça pendant cette rentrée scolaire. C’est de la faute de ce Caleb. Il est beau alors il me met en mode rêverie amoureuse. Allez, il faut que j’arrête mes conneries.
Après avoir rejoint la classe, je me suis rendu compte que Caleb est aussi en première année de CAP. Je n’en reviens pas, je lui aurais donné au moins 18 ans. Soit il a beaucoup redoublé, soit il parait physiquement très mature. Dans tous les cas, il est impressionnant, cela doit être ce que l'on appelle avoir du charisme. Il est à moitié allongé sur sa chaise, les bras croisés sur la poitrine. Il regarde par la fenêtre. De profil, on voit bien son long nez aquilin et la masse brune de ses boucles folles. Je lui lance :
« Hein, ça ne te dérange pas, dis, si je m’assieds à côté de toi ? »
Je me suis assis d'office sans attendre sa réponse. Je m’étonne de mon culot. Je sens mes oreilles s'empourprées et je n’ose pas regarder la couleur des yeux de ce voisin si troublant. Du début du cours jusqu'à la récréation de 10 heures, je lui ai jeté des petits coups d'œil intimidés. J'ai l’impression qu’il a son regard vissé sur mon dos. Il doit garder le même visage impassible avec une sorte de sourire à la Mona Lisa comme dans la cour. Je me demande bien à quoi peut penser un homme comme lui. La sonnerie retentit. Je lui propose :
« On y va?
─ Où?
─ Ben voir pour les clubs!
─ Pas intéressé!
─ Allez, ça coûte rien et ça nous aéra de sortir avant de bouffer. Allez viens! Bouge! »
C'est pendant cet échange de paroles que j’ai vu le vert intense de ses yeux souriants. Je me suis remis à rêvasser lorsque venant de la porte de la classe, une voix forte m’intime :
« Alors tu viens? Me crie-t-il.
─ Oui j'arrive! » Lui répondis-je tout heureux d'avoir eu le courage de parler à ce beau voisin mystérieux.
Arrivé dans le gymnase où les responsables des clubs se sont installés, je suis allé de table en table pour faire connaissance. J’ai bien noté sur mon cahier de brouillon tout neuf qu'un atelier d'écriture créative allait être mis en place pour la première fois. Je pousse Caleb qui se laisse embarquer, vers un prof qui a fabriqué un joli panneau peint d'enluminures moyenâgeuses : «Atelier d'écriture créative et calligraphie». Je demande au prof de créer des haïku. Une fois ma proposition acceptée, sous l'œil ravi du prof, je remplis soigneusement la fiche d'inscription. Caleb ne s'est inscrit nulle part, il a trop peur d'être à la ramasse avec ses devoirs et autres leçons à apprendre. La boxe et la musculation lui suffisent amplement, m’affirme-t-il. Il n’a pas l’air être très scolaire ni même très curieux. Ça doit être un nonchalant. Je me sens en sécurité avec lui, je ne risque pas d’être agressé. Il faut juste que je taise qui je suis réellement, comme toujours. Cela va être une année tranquille.
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