Chapitre 4 - Tako Tsubo et empathie

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Il fallut moins de dix jours à Caleb pour perdre pied et se noyer dans un flot de sentiments contradictoires qu'il n'arrivait pas à identifier. La nouvelle attitude d'Aël lui fit l'effet d'un poison fulgurant. Chaque soir après le lycée, il se défoulait sur son sac de frappe accroché dans la cave familiale. Il épuisait son corps lors d'intenses exercices physiques, de courses effrénées à travers les bois sans reprendre son souffle. Entre souffrance et violence, Caleb avait le cœur pris dans un étau. Une nuit, il se réveilla en pleurs, suant, la poitrine compressée avec l'impression d'étouffer, des sensations de palpitations et des envies de vomir. Ses parents l'emmenèrent aux urgences. Après de nombreux examens cliniques, le couperet tomba : Tako Tsubo.

Le cardiologue était sidéré : comment un jeune homme en pleine santé, faisant du sport, ne fumant pas, sans antécédent cardiaque ni terrain familial propice, avait le syndrome du cœur brisé ? Quel stress avait causé ce syndrome ? Il rassura les parents affolés :

« Le cas de votre fils est si rare que je n'en avais jamais vu. Mais à priori il s'en remettra sans aucune séquelle. Un Tako Tsubo, ou plus communément appelé le syndrome du cœur brisé, est le plus souvent l'apanage des femmes ménopausées. Mais là, chez un si jeune homme s'est exceptionnel. Je vous conseille de le faire suivre par un psychiatre et/ou un psychologue pendant son séjour à l'hôpital et aussi après sa guérison. Caleb doit être particulièrement anxieux et stressé, bien au-delà du raisonnable pour avoir contracté cette pathologie. »

Ses parents étaient médusés : comment leur jean-foutre de fils pouvait être stressé ? Lui qui se fichait de tout et de tous. Ils virent dans l'arrivée de cette maladie une punition divine qui frappait Caleb et à travers lui, toute leur famille. Ils espéraient que leurs ardentes prières seraient entendues par le Très Haut. Puisse Caleb être sauvé corps et âme. Amen.

En harcelant Aël, Caleb avait lui-même distillé et bu le poison qui avait failli causer sa perte. Désormais, il endurait les répercussions du rempart que sa victime avait dû ériger pour se défendre. À vouloir persécuter Aël et camoufler sa propre attirance pour lui, il avait frôlé la mort.

Deux semaines après le début de son hospitalisation, Caleb était toujours souffreteux. Ses parents avaient prévenus le lycée qu'il serait absent encore quelques semaines. Son professeur principal chargea Aël de lui faire suivre les cours qui s'amoncelaient ainsi que ses « vœux de prompt rétablissement ». C'est à reculons qu'Aël s'exécuta. Il appréhendait de revoir son tourmenteur. D'un autre côté, Caleb était depuis plusieurs semaines en convalescence, alors il devait être « sacrément diminué le bestiau ! » pensa Aël. Arrivé au bureau des soins infirmiers, il rencontra la mère de Caleb. C'était une grande femme avec un peu d'embonpoint, de longs cheveux sombres bouclés : les mêmes que ceux de son fils. Elle était vêtue de noir de la tête aux pieds et portait sur son opulente poitrine un grand crucifix en or. Ses traits étaient tirés et de grands cernes barrés son visage inquiet. Elle parlait de façon décousu et volubile :

« Bonjour madame. Je suis un élève de la classe de Caleb. Je lui apporte ses cours.

  • Merci mon petit d'être venu apporter les devoirs. Comment t'appelles-tu ?
  • Aël. Je suis son binôme au lycée.
  • Mais toi, tu le connais bien ? Tu es bien son voisin de pupitre ? Tu dois savoir quelque chose ?
  • Euh, bien non, on n'est pas très proche. Il ne m'aime pas beaucoup. Il a d'autres copains dans la classe. Ça serait mieux de leur demander.
  • Pourtant Caleb nous a parlé de toi plusieurs fois. Il dit que tu étais un ange. À te voir, je n'en doute pas un seul instant. Tu es pareil à un chérubin. Quelle chance ont tes parents ! Il paraît que tu l'aides bien pour ses devoirs et que tu es très serviable. Dieu te le rendra. Je prierais pour toi.
  • Je ne suis que son binôme. Je fais ce qu'on m'a dit de faire. Pas plus pas moins. Je vous remercie pour vos prières même si je suis athée. »

Elle essuyait ses yeux gonflés avec un petit mouchoir aux bords dentellés qu'elle glissa dans sa manche avant de continuer sa litanie :

« Oh mon Dieu ! Nous avons eu si peur. Il a été victime d'une cardiopathie très rare à son âge. Nous avons failli le perdre. Oh mon Dieu ! Les médecins disent que c'est dû un très gros stress, un chagrin d'amour, un excès de sport, ou que sais-je! Il ne veut rien nous raconter. Nous sommes si inquiets. Oh mon Dieu ! Je prie pour lui à chaque instant ! Oh mon Dieu ! Oh mon Dieu, je ne comprends plus rien. Qu'avons-nous fait pour être punis de la sorte ? Oh mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! »

Tout en parlant, entre chaque signe de croix, elle joignait ses grandes mains solides qui tenaient un chapelet en onyx. Elle avait accompagné Aël à la porte de la chambre : « Je te laisse là. J'ai encore mille choses à faire. » Dans son sillage, elle laissa s'échapper plusieurs « Oh, mon Dieu ! », avant de disparaître au détour du couloir. Aël frappa doucement à la porte. Il entendit une voix assez faible l'invitant à entrer. Les stores étaient en position basse. La pénombre envahissait la pièce. Un léger bruit régulier se faisait entendre : c'était un appareil d'électrocardiographie. À demi allongé Caleb semblait dormir. Un rai de lumière éclairait son visage : Son teint mat avait disparu, il était émacié, lui aussi avait de grands cernes très sombres, des boucles brunes humides étaient collées sur son front. Aël eut pitié :

« Ah ! C'est toi, t'es venu ! Entre ! » La voix de Caleb était légèrement chevrotante. Il parlait lentement.

« Allez, approche-toi et assieds-toi !

  • Salut ! Je ne vais pas rester longtemps, il faut que tu te reposes.
  • Assieds-toi un petit moment ! Raconte-moi le lycée.
  • Rien de nouveau. Le prof principal te souhaite un prompt rétablissement. Tous tes copains sont inquiets. Je t'ai apporté des devoirs mais si t'es pas en forme, laisse tomber. Tu rattraperas plus tard.
  • Aël. Caleb se tut quelques secondes. Aël !
  • Oui ?
  • Pourras-tu me pardonner ? Ch'uis un sale con. J'ai eu le temps de cogiter depuis que ch'uis à l'hosto. Ch'uis une ordure. Je m'excuse. Putain quel sale con de merde je fais ! Je m'en veux. Tout ce que je t'ai dit je ne le pensais pas. T'es le plus chouette type que je connaisse. »

Caleb fut pris d'une quinte de toux. Il se pencha pour attraper son verre. Aël, plus rapide, lui tendit. Il n'en revenait pas : Caleb était en train de s'excuser. Il sentit une main lui saisir le poignet :

« Aël. Merci mon ami ! Merci pour tout. J'espère que tu pourras m'pardonner. T'as le temps d'y réfléchir, j'rentre pas chez moi avant au moins deux semaines. Pour le lycée, je serais peut-être là à la rentrée de janvier. »

Aël entendait bien les mots de Caleb. Il le sentait sincère. Son regard était si triste. Mais il ne comprenait toujours pas pourquoi leur relation, dont il avait tant espéré, avait dégénéré au point qu'il avait souhaité la mort de Caleb. Si un dieu existait, ce dont la mère de Caleb ne doutait absolument pas, " Il" avait presque exaucé le vœu d'Aël. Caleb n'était plus que l'ombre de lui-même. Il avait perdu de sa superbe et de sa vigueur coutumière. Ils se dirent au revoir car Caleb était déjà à bout de souffle. Aël promit de revenir régulièrement et si sa santé le permettait, ils feraient des devoirs à quatre mains.

La première semaine Aël ne vint que deux fois. Il ne fit aucune allusion au pardon que Caleb lui avait demandé, il continuait à s'excuser de façon maladroite. Aël sentait bien qu'il était sincère, mais il attendait de réelles explications de ce changement d'attitude. Caleb, savait-il pourquoi il était passé de l'amitié à la haine ? Aël s'était-il mal comporté ? Avait-il dit ou fait quelque chose qui avait pu le mettre dans une colère noire ? Il avait déjà subi des quolibets dans son ancienne école, mais jamais de la part d'un copain proche. Aël ne voulait pas lui poser de questions, il avait peur de le rendre encore plus malade et il était encore profondément blessé du harcèlement qu'il avait subi.

La deuxième semaine de visite, Caleb avait « repris du poil de la bête » comme il disait :

« C'est grâce à tes visites que je peux me lever. Allons marcher dans les couloirs. Je te paie un cola.

  • C'est gentil mais c'est pas la peine. Si tu vas mieux c'est le principal.
  • La prochaine fois que tu viens, je vais essayer de t'expliquer pourquoi je me suis comporté comme une merde.
  • T'es pas obligé.
  • Si ch'uis obligé. Non seulement pour obtenir ton pardon, mais parce que je te le dois. J'ai beaucoup parlé avec mon psy. Ça m'a bien aidé à faire le tri et à benner la merde de mon cerveau. Je vais peut-être devenir malin ! » déclara-t-il en se marrant.

C'était la première fois depuis ses visites à l'hôpital qu'Aël le voyait rire. Son teint n'était plus cireux. Il avait même pris une douche et surtout il n'était plus attaché aux appareils divers et variés. Il attendait de pouvoir refaire du sport. Son moral et son physique étaient sur la pente ascendante, cela faisait plaisir à Aël qui se trouvait dans de meilleures dispositions envers Caleb.

Maintenant Aël passait le voir tous les soirs après le stage en entreprise qu'il effectuait. Il avait eu un peu d'argent de poche, alors il avait acheté les deux derniers One Piece qui étaient sortis, il les prêta à Caleb qui en guise de remerciement lui frotta énergiquement la tête comme au début de leur relation. D'un coup, Caleb devint sérieux :

« Je t'avais promis de te raconter pourquoi j'm'suis comporté comme un con. Tu sais déjà qu'avant à part la boxe et les nanas, j'avais envie de rien. Puis t'es arrivé et j'ai vraiment bien aimé ça. T'es le type le mieux qui soit. Je t'ai blessé parce que je t'en voulais d'avoir tout bousculé dans ma vie et de me rendre heureux. J'ai eu beaucoup de mal à accepter qu'un petit mec que je connais à peine prenne autant de place dans ma vie. Y a des tas de trucs qui sont remontés et j'ai pas su gérer. J'ai mis sur ton dos ma propre merde. C'était plus facile de t'accuser de foutre le bordel que de me dire que j'avais pas su la nettoyer moi-même. J'peux pas encore tout te raconter, c'est encore trop dur, je jure que je le ferai, et je t'promets de ne plus jamais te blesser intentionnellement. J'te demande pas de me pardonner. Il t'faudra du temps pour que tu m'en veuilles plus.

  • Je t'ai déjà pardonné. Je comprends que tu ne puisses pas tout me raconter. Me dire pourquoi notre relation a foiré, c'est juste ce que j'attendais. J'avais tellement peur d'être à la racine du mal. Maintenant, très égoïstement, je suis soulagé : c'est pas de ma faute mais c'est de ton fait. Na voilà!
  • Quel sale gamin moqueur, tu es ! Tu crois que l'on peut être à nouveau amis ?
  • Bien sûr !
  • Tu m'as tellement manqué ! » s'exclama Caleb en serrant Aël dans ses bras tout en lui refrottant énergiquement la tête avec affection.
  • Arrête grand con, je suis en train d'étouffer ! »

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