Chapitre 1 - Val - La rencontre
Cette nuit, j’ai mal dormi. J’ai les jetons de retrouver les garçons de l’école primaire. C’est normal qu’on se retrouve tous dans le même collège puisqu’on vient tous du même quartier. Je sais qu’il faut pas faire de vagues, marcher la tête baissée et s’habiller couleur muraille. Alors que je rêve d’habits chatoyants, de défilés de mode et d’avancer la tête haute. Depuis mes cinq ans, sans qu’elle le sache, j’emprunte les vêtements de ma mère. Je porte ses chaussures, ses jupes, ses robes et ses chemisiers, sans compter ses soutiens gorges et ses culottes. Je prends ses palettes colorées et je tente des maquillages. Je marche dans le couloir en face du seul miroir en pied que nous ayons, en me dandinant et en m’appelant « ma chère Valéria ».
Le monde extérieur est une jungle dangereuse pour un garçon comme moi qui n’entre pas dans les cases. J’ai intégré en moi un réflexe de protection : ne pas être comme je suis ni qui je suis. Ça n’empêche pas les mecs plus costauds ou avec des grands frères, de me malmener allègrement, mais c'est moins fréquent si je peux passer sous leurs radars. Il faut toujours bien faire attention à la façon dont on marche ou parle quand on sort de chez soi.
J’ai un peu grandi cet été. Cela veut dire que les autres garçons eux aussi on grandit. Il faut que je sois encore plus invisible qu’avant. Ma mère me trouve très raisonnable car je refuse tous les habits à la mode et de couleurs voyantes. Elle loue ma modestie et ma simplicité. Si elle savait qui je suis réellement, elle tomberait en syncope, pauvre maman. Dans la cour de récréation, je vois le groupe de ceux que je voulais éviter. Et oui, ils ont grandi mais apparemment ils n'ont pas mûri :
─ T'es là, la tafiole ! Alors mon petit Valérian, t’as passé un bel été ? Ben, tu réponds pas. Je sens qu'on va bien goleri cette année, les mecs !
Je baisse la tête et continue mon chemin en priant pour disparaître sous terre.
En classe, je m’assis au premier rang pour espérer, peut-être, profiter de la protection du prof. Quelqu'un s'installe à côté de moi. Je suis surpris. J’arrive pas à savoir si c’est un gars ou une fille. Il ou elle n’a que quelques millimètres de cheveux sur le crâne :
─ Je peux ? Me demande l'élève.
─ Oui, oui, assis-toi !
─ Salut, je m'appelle Sam. Je suis un mec qui habite la cité des Fleurs, même s'il y a longtemps qu'on n'a pas vu l'ombre d'une fleur dans les parages, me dit-il en souriant.
─ Ah t'es un garçon ! Dis-je étonné. Moi, c'est Valérian. On m'appelle Val. J'habite juste à côté de chez toi, à la cité des Arbres, et il reste quelques arbres.
─ Ouah ! Vous avez du pot d'avoir des arbres ! S'esclaffe-t-il. Enfin, ils sont un peu moches vos arbres.
─ Ben oui, mais ils sont là, eux au moins ! Ils ont le mérite d'exister ! Alors que vos fleurs…
─ C'est vrai, t'as raison, Val. Me répond-il gentiment.
Sam paraît très jeune. Il a un physique si étrange que bien égoïstement, j’espère que les autres vont le prendre pour cible et m’oublier. Dommage pour lui. En tout cas, pour le moment, il est vachement sympa.
─ Tiens, tiens, tiens, la tafiole s'est mis à côté d'un chinetoque ou alors une chinetoque, on sait pas bien avec ces gens-là ! Et les gars, on va vraiment bien se marrer cette année, intervient le même type que tout à l'heure.
─ Tu te sens bien ? Ça va ?
– Qu’est-ce que t’as la chinetoque ?
– Moi ça va, c’est plutôt toi qui a un problème !
– J’t’ai rien demandé. Ferme-la !
– Tu as un problème avec la langue française ? Lui demande Sam très calmement.
– Laisse tomber, il n’est pas méchant, je lui murmure à l’oreille.
─ Peut-être que c'est un brave petit gars, mais son vocabulaire n'est pas adapté, répond à voix haute Sam en ne regardant pas le harceleur. « Tafiole » c'est un mot péjoratif, si Val est réellement gay, tu peux à la limite dire gay ou efféminé, bien que tous les gays ne soient pas efféminés. Mais, surtout ce que je crois, c'est que tu devrais te taire et t'occuper de tes affaires. Et puis, je ne suis pas « chinetoque » mais moitié autrichien et moitié asiatique je ne sais même pas d'où en Asie. T'es plus fort que moi si tu situes le pays d'origine de ma grand-mère en regardant ma tronche. Tu devrais faire des études d'ethnologie. Et pour finir le plus important je suis un garçon. Au revoir, et même adieu, monsieur le petit malin.
Le harceleur reste comme de rond de flan. Un silence plane sur la classe qui plombe l’ambiance. Quel culot, ce Sam ! Il se laissera pas faire. J’ai un peu peur pour lui.
─ C'est quoi cette putain de merde ! Pour qui tu te prends, espèce de connard ? J'vais t'en foutre une!
─ Tu ferais mieux d’attendre la récréation pour lancer un défi, répond Sam en bloquant le poignet du type qui a tenté de le gifler.
─ Lâche-moi, connard de merde !
─ Allez, chut ! Le professeur est derrière toi ! Lui indique Sam avec un geste du menton tout en souriant.
─ À peine arrivés, les fauteurs de trouble se dévoilent. Aucune forme de violence n'est admise ici. Vous êtes dans une salle de classe. Respectez les oreilles de vos camarades. Maintenant, à votre place. Merci. Demande le grand prof furibard.
À la récréation, y a pas eu de bagarre. Sam s’est mis à côté des profs qui discutent entre eux. Je reste avec lui. Il sort un livre de poche et se met à lire. Il est vraiment pas très bavard alors qu’après son speech au harceleur, je pensais qu’il me saoulerait de paroles. Si j’avais pas amorcé la conversation, je serais resté debout à zieuter autour de moi sans dire un mot :
─ Merci, pour tout à l’heure. Tu l’as bien remis à sa place. T’es vachement courageux.
─ De rien, me répond-il sans quitter des yeux son bouquin.
─ T’as pas peur qu’il veuille se venger ?
─ Non, parce que je sais qu’il va essayer. La peur n’évite pas le danger, mais si tu sais d’où vient le danger, tu peux tenter de le contrecarrer, continue-t-il toujours le regard rivé sur son livre.
─ Je veux pas être malveillant mais on ne dirait pas que t'as onze ans !
─ J’ai neuf ans.
─ Ah bon ! Tu es une sorte de génie alors !
─ Non. Bon, j’y vais, dit-il en glissant son livre dans sa poche revolver.
Il me laisse tout seul sans un mot de plus. Je le vois aller vers les escaliers qui mènent à la classe. Il a les mains dans les poches et avance d’un pas sûr et élastique.
Je crois pas qu'il ait décroché un seul autre mot de la journée.
Ce premier jour s’est plutôt bien passée. À seize heures, je sors du collège pour rentrer chez moi, lorsqu’on m'interpelle dans la rue. Mon cœur bat fort. je baisse la tête et accélère le pas. C’est alors que je sens une main me saisir l’épaule. Je me fige. Je suis prêt à me pisser dessus :
─ Tu rentres ? Je te raccompagne, m’affirme Sam sans me demander mon avis.
Un homme de taille moyenne l’accompagne. Son sourire est lumineux :
─ Salut ! Je m’appelle Jibril. Je suis l’entraîneur de jujitsu de Sam. Je suis venu le chercher pour son premier jour. Après il se démerdera. Hein, mon grand ? Alors, c’est toi Val ?
─ Oui monsieur.
─ C’est la première fois que Sam me parle de quelqu’un. Je suis content qu’il ait trouvé un copain.
Les yeux de Sam lancent des éclairs de mécontentement à son coach.
─ Allez, mon grand, j’ai rien dit de compromettant ! Dit Jibril en prenant le cou de son jujitsuka sous son bras. Val, prend bien soin de mon poulain !
─ Oui, monsieur.
─ Tu peux m’appeler Jibril. Viens à la salle quand tu veux. Tu pourras faire de la musculation ou tes devoirs. La salle est située cité des monts. Viens avec Sam si tu n’oses pas venir seul.
─ Merci, Jibril. Je vais rentrer maintenant. À une autre fois. À demain, Sam.
─ Non ! Je te raccompagne, déclare Sam.
─ T’as pas le choix mon mignon. Ce que Sam veut, difficile d’y couper. Salut à plus.
Jibril bifurque vers la cité des monts et nous laisse tous les deux.
─ Tu n’es pas obligé de me raccompagner.
─ Je sais, mais je le veux.
On marche en silence jusqu’à mon immeuble :
─ Merci pour être venu avec moi. Salut, j'te laisse.
─ Il est où ton appartement ?
─ Au deuxième à droite. Pourquoi ?
─ Je t’y emmène.
─ C’est pas la peine.
Je n’ai pas fini ma phrase que Sam ouvre déjà la porte du hall et m’attend :
─ Alors, tu viens ? Me demande-t-il.
On monte les escaliers. Arrivés sur le palier, Sam me regarde mettre la clef dans la serrure et ouvrir la porte. Une fois que je suis à l’intérieur, je veux le remercier une dernière fois, mais sans un mot, il redescend déjà.
Cela fait que deux semaines qu’on se connait, il est avec moi comme si on était amis depuis toujours. Il me parle pas beaucoup, il lit. Il lit dès que l’on sort de cours. À la cantine, il lit. Je lui parle, il continue sa lecture. Sa présence est aussi discrète que dense. À ses côtés, je me sens bien. Sam est mon premier ami. Un ami silencieux. Un ami bienveillant.
Les soirs d’entraînement de jujitsu ou de boxe thaïe, je l’accompagne. Je fais mes devoirs en jetant un œil sur lui. Entre les agrès, les bancs de musculation et les combats avec des jujitsuka ou des nak muay, Sam n’arrête pas. Un soir sans sport, il me propose de l’accompagner chez son voisin, Fouad.
─ C’est un ancien harki. Cuisinier émérite. Homme de cœur. C’est mon grand-père.
Son portrait est net et précis, et surtout fidèle. Sam excelle dans l'art de la concision.
Depuis, les jours sans sport, on va chez Fouad pour réviser nos leçons et manger un goûter. Sam surveille mes devoirs. Les siens sont faits en moins de temps qu’il me faut pour goûter. Non seulement, il est bon athlète, mais c’est une grosse tête. Alors que moi, je galère dans toutes les matières et je suis à la ramasse en sport. C’est la première fois que quelqu’un m’aide. Il me donne des fiches de révisions qu’il fabrique lui-même. Si j'arrive pas à comprendre une notion, il file chercher une nouvelle méthode sur internet. Grâce à ses connaissances linguistiques, il fouille sur le WEB allemand. Il est tellement minutieux et obsessionnel qu’il ne lâche pas l’affaire avant que je comprenne. Il est devenu le pilier de ma vie scolaire, mais aussi celui de ma vie tout court. C'est la première fois que je peux avoir un ami garçon qui m’accepte comme je suis. Je cesse mon autocontrôle lorsqu’on est ensemble. Je laisse libre cours à « mes petites manières un peu précieuses et si charmantes » comme il dit.
Sam s’intéresse à tout, aucun sujet n’est tabou. Malgré son jeune âge, il est beaucoup plus intelligent et cultivé que la plupart des gens. Il lit tellement que les bibliothécaires municipaux n’en peuvent plus de commander des livres sur des sujets si pointus qu’eux-mêmes ne comprennent pas toujours l’énoncé ! Son érudition me fait penser à un fleuve sans fin que Sam alimente avec de nouvelles rivières ou rus. Un jour, Fouad m’a dit que Sam était épistémophile : c’est un amoureux des connaissances. Il les accumule de façon compulsive. Pour lui tout est bon à savoir. Si hélas, il manque d’éléments pour comprendre le sujet sur lequel il se penche, il plonge dans une sorte de dépression due à la frustration. Fouad le connait très bien. Il sait détourner son attention vers un autre sujet d’étude ou vers un chemin émotionnel : il lui parle des visites, des expositions, des pièces de théâtre et des balades qu’ils ont vues et vécues ensemble.
Parfois lorsque Sam et moi restons ensemble un long moment, il ne me parle plus, mais il me laisse monologuer. Si je ponctue mon flot de paroles par une question, qu’elle soit pertinente ou pas, il y répond alors que j’étais sûr qu’il s’était coupé du monde.
Avec Fouad et Jibril, son entraîneur de jujitsu, je dois être le seul à connaître un peu de l’histoire de son enfance. De sa mère enceinte qui quitte son pays à l'âge de quinze ans et qui n'y est jamais revenue, à la naissance de Sam qui à l’époque s’appelait encore Samara. Aux 18 ans de sa mère, elles se sont installées dans leur appartement actuel. Maintenant, sa mère est serveuse dans une brasserie du centre. Elle pourrait faire un autre boulot si elle avait fait des études. Ouais, parce qu’elle est trilingue : elle parle la langue de son père, l'allemand, l'anglais et le français qu'elle a appris lors de son passage à l'ASE. Ça doit être de famille d’être si fort dans les apprentissages !
Sam n’est allé qu’à la maternelle. Il s’emmerdait trop à l’école alors il a suivi des cours par correspondance du CNED jusqu’à maintenant. Comme à cette époque, il reste chez Fouad pendant que sa mère bosse. C'est avec lui qu'il a appris à cuisiner, à coudre, à dire quelques mots d'arabe, l'histoire de l'Algérie, et surtout à être considéré comme un petit garçon. Sam passait ses journées sous sa protection et sa responsabilité. Fouad vérifiait que les cahiers d'exercices soient remplis, l'emmenait au dojo, à la bibliothèque, au parcours sportif et autres activités. Tout ce qu'un enfant de dix ans sait, à six ans, Sam l'a ingurgité. Son ami, le harki a fait installer internet à ses frais pour lui ouvrir de nouveaux horizons.
Tous les soirs, ils s'asseyent devant les émissions télévisées qui font appel à la culture générale, à la connaissance orthographique et au calcul mental. Ils jouent aux jeux de mots, ils se racontent des blagues. Sam est heureux avec ce vieux harki réservé et mélancolique. Tous les deux aiment le silence de l’autre. Chaque année, le 25 septembre, ils vont à la journée d'hommage national aux Harkis. Ils y rencontrent des amis algériens. Mais hélas, chaque année, ils sont moins nombreux. Le temps fait son œuvre. Le reste de la journée est consacré à cuisiner. La plupart de leurs voisins profitent du festin. Un vent de joie souffle sur l'immeuble.
– Tu as de la chance d’avoir un grand-père aussi gentil ! Moi aussi j’aimerais en avoir un comme ça. Je t’envie.
– Fouad a un grand cœur, alors avoir un petit-fils de plus, ça ne va pas lui faire peur !
– Tu me prêterais ton papy ?
– Non ! Je te le donne. Fouad t’a ouvert déjà sa maison et son cœur.
Ça fait du bien d’avoir un grand-père. Comme quoi les liens du sang, c'est une sacrée connerie.
Si Sam avait étudié à l’école primaire, nous nous serions croisés. C’est quand il a pu se faire faire une carte avec sa véritable identité, Sam, genre masculin, qu’il a décidé de s’inscrire au collège : il n’y aurait plus de contestation sur son genre.
À priori, le seul élément qui nous lie est notre appartenance à une famille monoparentale. Je ne comprends toujours pas pourquoi Sam est devenu mon copain si vite. Il m’a inclus dans son monde dès notre première rencontre.
Maman travaille de nuit, au lieu d’être tout seul à la maison, je passe mes nuits chez Sam ou chez Fouad. Sam est toujours plongé dans un bouquin. Il me laisse faire ce que je veux. Mais je m’emmerde jamais. Si je suis chez lui et que sa mère, Ana, est là, elle reste avec moi. Elle me parle avec son accent autrichien. Elle fait de grands gestes très féminins et rit fort. C’est la première personne qui m’ait appelé Valéria de façon naturelle. Elle s’allonge sur le canapé entourée de magazines en allemand et elle me raconte son " geliebter kleiner Junge ". Elle sait encenser son petit garçon adoré. J’essaie ses vêtements, ses chaussures et ses accessoires. Elle m’apprend à me maquiller pour toutes les circonstances. Elle est chaleureuse, douce et tendre. Sam et elle ont une patience étonnante. C’est peut-être leur seul point commun en plus de leur type asiatique. Ana est le contraire de Sam, elle est bavarde, exubérante, coquette et ultra féminine. Elle est exactement le genre de femme que je veux être.
Mes années de collège et de lycée sont très heureuses. Bien sûr que j’ai quelques déboires amoureux, mais Sam est toujours là pour me remonter le moral. Il s'interpose autant de fois que nécessaire pour me protéger, mais surtout, il me raccompagne toujours chez moi. J’ai beau lui dire que ce n’est pas utile, il ne déroge jamais à cette règle qu’il s’est fixée.
Une chose est sûre, ma rencontre avec Sam marque le premier jour où j’ai pu marcher la tête haute.
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