Chapitre 1 - Val et Sam - La rencontre

20 minutes de lecture

Cette nuit, j’ai particulièrement mal dormi. J’appréhende de retrouver les garçons de l’école primaire. C’est normal que l’on se retrouve tous dans le même collège puisque l’on vient tous du même quartier, cela ne m’empêche pas d’avoir peur et d’espérer ne pas avoir à aller au collège. Je sais qu’il ne faut pas faire de vagues, marcher la tête baissée et s’habiller couleur muraille. Alors que je rêve d’habits chatoyants, de défilés de mode et d’avancer la tête haute. Depuis mes cinq ans, sans qu’elle le sache, j’emprunte les vêtements de ma mère. Ça va de ses chaussures en passant par ses jupes, ses robes et ses chemisiers, sans compter ses soutiens gorges et autres culottes. Je prends ses palettes colorées et je tente des maquillages. Je marche dans le couloir en face du seul miroir en pied que nous avons, en me dandinant et en m’appelant « ma chère Valéria » ! Dans ma cité, ce n’est pas quelque chose d’acceptable. Même maman m’enguirlande copieusement si je marche comme une fille ou fais ma chochotte. Elle me parle alors en créole. Je sais que je dois filer doux. Je me déguise comme un garçon ordinaire. J’ai intégré en moi un réflexe de protection : ne pas être comme je me suis.

J’ai un peu grandi cet été. Cela veut dire que les autres garçons eux aussi on grandit. Je vais encore être mort de trouille pendant tous les moments où je ne serai pas enfermé chez moi. Je dois être plus invisible qu’avant. Ma mère me trouve très raisonnable car je refuse tous les habits à la mode et de couleurs voyantes. Elle loue ma modestie et ma simplicité. Si elle savait qui je suis réellement, elle tomberait des nues, pauvre maman. Malheureusement, dans la cour de récréation, je vois le groupe de ceux que je voulais éviter. Et oui, ils ont grandis mais apparemment ils n’ont pas mûris :

«T'es là, la tafiole! Alors mon petit Valérian, t’as passé un bel été ? Ben, tu réponds pas. Je sens qu'on va bien se marrer cette année, les mecs!»

Je baisse la tête et continue mon chemin en priant pour disparaître sous terre. En classe, je m’assieds au premier rang pour espérer, peut-être, profiter de la protection du prof. Quelqu'un s'installe à côté de moi. Je suis surpris. Elle ou lui, car je n’arrive pas à savoir si c’est un gars ou une fille, n’a pas plus que quelques millimètres de cheveux sur le crâne:

« Je peux? Me demande le ou la rasé-e.

― Oui, oui, assieds-toi!

― Salut je m'appelle Sam. Je suis un mec qui habite la cité des Fleurs, même s'il y a longtemps qu'on n'a pas vu l'ombre d'une fleur dans les parages, me dit-il en souriant.

― Ah t'es un garçon! Dis-je étonné. Moi c'est Valérian. On m'appelle Val. J'habite juste à côté de chez toi, à la cité des Arbres, et il y reste quelques arbres.

― Ouah! Vous avez du pot d'avoir des arbres! S'esclaffe-t-il. Enfin, ils sont un peu moches vos arbres.

― Ben oui, mais ils sont là, eux au moins! Ils ont le mérite d'exister! Alors que vos fleurs…

― C'est vrai, t'as raison, Val. »

Sam parait très jeune et à un physique si étrange que bien égoïstement, j’espère que les autres vont le prendre pour cible et m’oublier.

« Tiens, tiens, tiens, la tafiole s'est mis à côté d'un chinetoque ou une chinetoque, on sait pas bien avec ces gens-là! Eh, les gars, on va vraiment bien se marrer cette année, intervient le même type que tout à l'heure dans la cour.

― Tu as un problème avec la langue française? Lui demande Sam.

― Laisse tomber, il n’est pas méchant, je murmure à l’oreille de Sam.

― Peut-être que c'est un brave type, mais son vocabulaire n'est pas adapté, répond à voix haute Sam. «Tafiole» c'est un mot péjoratif, si Val est réellement gay, tu peux à la limite dire gay ou efféminé, bien que tous les gays ne soient pas efféminés. Mais, surtout ce que je crois, c'est que tu devrais te taire et t'occuper de tes affaires. Et puis, je ne suis pas « chinetoque » mais moitié autrichien moitié asiatique je ne sais même pas d'où en Asie. T'es plus fort que moi si tu situes le pays d'origine de ma grand-mère en regardant mon visage. Tu devrais faire des études ethnologie. Et pour finir le plus important je suis un garçon. Au revoir, et même adieu, monsieur le gros malin. »

Le harceleur reste comme de rond flan. Un silence qui plombe l’ambiance, plane sur la classe. Quel culot, ce Sam ! Il ne se laissera pas faire. J’ai un peu peur pour lui.

« C'est quoi cette putain de merde! Pour qui tu te prends, espèce de connard? Je vais t'en foutre une!

― Tu ferais mieux d’attendre la récréation pour lancer un défi, répond Sam en bloquant le poignet du type qui a tenté de le gifler. Allez, chut! Le professeur est derrière toi!

― À peine arrivés, les fauteurs de trouble se dévoilent. Aucune forme de violence n'est admise ici. Vous êtes dans une salle de classe. Respectez les oreilles de vos camarades. Maintenant, à votre place. Merci.» Demande le grand prof.

À la récréation, il n’y a pas eu de bagarre. Sam s’est mis ostensiblement à côté des profs qui discutent entre eux. Je reste avec lui. Il n’est pas très bavard. Je pensais avoir à faire à une grande gueule après son speech au harceleur. Si je n’avais pas amorcé la conversation, on serait resté debout à zieuter autour de nous :

« Merci, pour tout à l’heure. Tu l’as bien remis à sa place. T’es vachement courageux.

― De rien.

― T’as pas peur qu’il veuille se venger.

― Non parce que je sais qu’il va essayer. La peur n’évite pas le danger, mais si tu sais d’où vient le danger, tu peux tenter de l’éviter.

― Je ne veux pas être malveillant mais on ne dirait pas que t'as onze ans !

― J’ai neuf ans.

― Ah bon ! Tu es une sorte de génie alors !

― Non. Bon, j’y vais. »

Je le vois marcher vers les escaliers qui mènent à la classe. Il a les mains dans les poches et avance d’un pas sûr et élastique.

Cette rencontre avec Sam marque le premier jour de ma vie où je peux relever la tête en marchant. Durant les quatre ans du collège, Sam s'interpose autant de fois que nécessaire pour me protéger. Il va jusqu’à me raccompagner jusque devant la porte de mon appartement. Plus les années passent, plus Sam grandit et forcit. À onze ans, il fait 1m72 pour 60 kilos de muscles. Il s'impose comme un bon athlète en sport de combat et aussi comme un collégien exemplaire, sérieux et travailleur. Tous les soirs, nous faisons nos devoirs ensemble: on s’installe soit à la salle de sport si il a entraînement de boxe ou de jujitsu soit chez Fouad, son voisin de palier. C’est la première fois que quelqu’un m’aide sur tous les plans possibles. Il est un enseignant patient et pédagogue. Si je n’arrive pas à comprendre une notion, il file chercher une nouvelle méthode sur internet. Grâce à ses connaissances linguistiques, il fouille sur le WEB allemand. Il est tellement minutieux et obsessionnel qu’il ne lâche pas l’affaire avant que je comprenne. Il est le pilier de ma vie scolaire. C'est aussi la première fois que je peux avoir un ami garçon qui me comprenne. Je peux être moi et je ne suis plus dans le contrôle. Je laisse libre cours à « mes petites manières un peu précieuses et si charmantes » comme il dit.

Avec Sam, on parle de tout, il n’y a pas de sujet tabou. Il est beaucoup plus intelligent et cultivé que la plupart des gens. Il lit tellement que les bibliothécaires municipaux n’en peuvent plus de commander des livres sur des sujets si pointus que même eux n’en connaissent parfois même pas l’énoncé! Son érudition me fait penser à un fleuve sans fin que Sam alimente avec de nouvelles connaissances. Si hélas, il manque d’éléments pour comprendre le sujet sur lequel il se penche, ça le plonge dans une sorte de dépression due à la frustration. Fouad sait qu’il faut détourner son attention vers un autre sujet d’étude ou vers un chemin émotionnel. Alors il lui parle des visites, des expositions, des pièces de théâtre et de moments qu’ils ont partagés. Lorsque Sam et moi restons ensemble un long moment, il ne me parle plus, il me laisse monologuer. Si je ponctue mon flot de paroles par une question, il y répond alors que j’étais sûr qu’il s’était coupé du monde. Mon taiseux me fait accéder à la liberté.

Avec Fouad et Jibril, son entraîneur de jujitsu, je dois être le seul à connaître quelques éléments de l’histoire de son enfance. Comme le fait que sa mère enceinte a quitté son pays à l'âge de quinze ans et n'y est jamais revenue, ou qu'à l’époque de sa naissance Sam s’appelait encore Samara.

Ce prénom est le nom de la ville russe où sont nés les ancêtres de l’éducateur qui les avait pris sous sa responsabilité. Elles sont restées sous la protection de l'ASE jusqu'aux dix-huit ans de sa mère. Ensuite lâchées dans la nature, elles se sont installées dans leur appartement actuel. Sa mère est serveuse dans une brasserie du centre. Elle aurait pu faire un autre boulot si elle avait fait des études, car elle est trilingue : elle parle la langue de son père, l'allemand, l'anglais scolaire et le français qu'elle a appris lors de son passage à l'ASE. À deux ans, Sam va à la maternelle. Quelques mois après son entrée à l'école, Sam a commencé à utiliser le masculin en parlant de lui. Il était comme les autres garçons et il s'appelait Sam! C’est le début du harcèlement par les garçons plus âgés. L'institutrice le laisse en classe car il refuse de sortir avec les autres. Il dévore tous les livres possibles et imaginables. Lorsqu'il a fini ceux de sa classe, il s’attaque à ceux des moyennes et des grandes sections.

La dernière année de maternelle, il emmène les livres de Fouad, de sa maman et ceux qui choisit à la bibliothèque municipale: ça allait du livre de cuisine aux livres de grammaire française, en passant par des livres d'histoire sur la guerre d'Algérie ou des magazines en langue allemande. Le soir, c'est Fouad, son voisin de palier et ancien harki sans famille de soixante ans passés, qui vient le chercher. Sam reste chez lui jusqu'au retour de sa mère. C'est avec lui qu'il a appris à cuisiner, à coudre, à dire quelques mots d'arabe, l'histoire de l'Algérie, et surtout à être considéré comme un petit garçon. De nos jours, ils s'asseyent encore tous les deux devant les émissions télévisées qui font appel à la culture générale, à la connaissance orthographique ou au calcul mental. Ils ont construit des liens solides et chaleureux.

Sam et sa maman ont traversé de nombreuses difficultés avec le milieu médical. Faire reconnaître la transidentité de Sam a été un long parcours semé d’embûches et de transphobie ordinaire. On médicalise la transidentité au lieu de l'accepter.

Le corps médical traîne des pieds pour lui donner son changement de prénom et de genre sur des papiers d’identité reconnaissant son réel genre. N’y tenant plus, Sam se rase la tête avec l'aide de Fouad : Mon petit Sam est un petit garçon comme les autres. Pour Jibril, qui en plus de son rôle d'entraîneur de judo, a aussi endossé celui de figure paternel de substitution, s’est évident que son protégé est un garçon. L’aplomb qui caractérise Sam, est directement issu de l’acceptation de sa transidentité par son entourage. Lorsqu'on le mégenre, Sam ne se fâche pas mais il rectifie fermement.

Si Sam avait étudié à l’école primaire, nous nous serions croisés. Mais il a refusé de perdre son temps. Il passe ses journées sous la protection et la responsabilité de Fouad qui vérifie que les cahiers d'exercices soient remplis, l'emmène au dojo, à la bibliothèque, au parcours sportif et autres activités. Tout ce qu'un enfant de dix ans sait, à six ans, Sam l'a déjà ingurgité. Jibril fait installer internet à ses frais chez le vieux harki pour ouvrir de nouveaux horizons à son jeune judoka. Sam et Fouad vont chez Emmaüs. Fouad y dépense sa maigre pension en livres, cahier d'exercices et autres matériels pédagogiques d'occasion.

Sam se met au jujitsu, au même moment, Jibril a une nouvelle collègue, Sarah, qui enseigne le self-défense et le muay thaï. Il ne faut pas plus de longtemps à Sam pour vouloir faire de la boxe thaïe. Il est curieux de tout: dès qu'une exposition d'art, une pièce de théâtre ou une conférence sur un domaine scientifique ou culturel se donnent en ville, il supplie Fouad ou Jibril de l'y accompagner. Son avidité de savoirs est insatiable.

À huit ans, cette machine à apprendre a intégré tous les programmes, et parfois au-delà, de français, d’allemand, d’histoire-géographie, de sciences et vie de la Terre du collège. Jibril paie à Sam les cours par correspondance du CNED afin d'avoir une preuve de ses connaissances et capacités d'apprentissage au cas où il veuille rejoindre le système scolaire classique.

Cette boulimie impressionnante peut paraître inquiétante: quand prend-il le temps de jouer et de créer des relations amicales avec les autres enfants? Pour Sam, résoudre des équations, voyager en regardant des documentaires sur tous les sujets possibles et aller se familiariser avec les autres au jujitsu ou au muay thaï suffit à son bonheur. Il est sérieux mais joyeux. Il joue aux jeux de mots avec Fouad, ils se racontent des blagues. Il apprend à être heureux et empathique avec l'homme réservé et mélancolique que peut être le vieux harki. Tous les deux aiment le silence de l’autre.

Sam a l'idée d'écrire sur son ami, de raconter de sa vie: la misère au bled, l'engagement militaire auprès des colons pour aider financièrement sa famille, la guerre et ses affres, la chance qu'il a eu lorsqu'il a pu sortir d'Algérie lors de la débâcle française, son errance de camp de harkis en camp de harkis à travers la France et enfin son installation dans cette HLM. La France a trop souvent abandonné les harkis et leur famille à leur sort.

Chaque année, le 25 septembre, Sam et son ami vont à la journée d'hommage national aux Harkis. Ils y rencontrent des amis algériens. Mais hélas, chaque année, ils sont moins nombreux. Le temps fait son œuvre. Le reste de la journée est consacré à cuisiner. La plupart de leurs voisins profitent du festin. Un vent de joie souffle sur l'immeuble.

Grâce à un psychiatre connu qui appuie leurs démarches, une première victoire éclaire l'avenir de Sam. Il peut se faire une carte avec sa véritable identité: Sam, genre masculin.

Grâce à ce bout de papier, Sam a envie de s’inscrire au collège. On peut le mégenrer à cause de son visage efféminé, mais il a la preuve qu’il est un garçon ! Jibril l’inscrit au collège de notre quartier. Sam entre en sixième et moi aussi.

À priori, le seul élément qui nous lie est que nous sommes tous les deux issus d’une famille monoparentale. C’est étonnant que malgré le caractère difficile de Sam et son désintérêt pour les personnes inconnues, il m’est inclus si rapidement dans son monde. Je crois que cela sera toujours un mystère.

Tout ce que je raconte sur le passé de Sam, c’est ce que j’ai pu grappiller à droite à gauche. Il ne m’a jamais rien raconté. Lorsqu’il s’agit de lui, Fouad et Jibril ont toujours une anecdote. Il est le fils qu’ils n’ont pas eu. J’ai aussi passé de longues soirées en tête à tête avec la maman de Sam. J’aimais entendre ses phrases mâtinées d’allemand avec son bel accent. C’est la première personne qui m’ait appelé Valéria de façon naturelle. Lorsqu’elle est tombée malade, elle restait allongée sur le canapé entourée de magazines en allemand et elle me racontait des anecdotes sur son " geliebter kleiner Junge". Elle savait encenser son petit garçon adoré. Elle me laissait essayer ses vêtements, ses chaussures et ses accessoires. Elle m’apprenait à me maquiller pour toutes les circonstances. Elle était d’une infinie douceur. Sur la fin, elle ne pouvait plus tenir un simple pinceau pour le fard à joue.

Mes années de collège et de lycée ont été très heureuses au-delà de mes espérances. Bien sûr que j’ai eu quelques déboires amoureux, mais j’ai toujours eu Sam et son cercle proche pour me remonter le moral.

Sam et moi sommes en première année de fac d’arts plastiques et de communication lorsque sa maman décède. Il se replonge dans ses souvenirs en triant les photographies qu’il avait faites de sa mère. Il l’aimait au-delà des mots. Elle était plus belle que les stars de cinéma. Il savait capturer sa fragilité et sa beauté. Ses clichés en noir et blanc sont semblables au style du studio Harcourt : un plan rapproché cadré sur le visage ou sur le buste. À la seule différence, que Sam refusait les retouches, que cela soit sur le négatif ou l’épreuve finale. Il la voulait au naturel.

En les revoyant, je me suis souvenu de sa démarche élégante lorsqu’elle déambulait avec sa seule paire de stilettos en vernis noir. Elle était pour moi l’incarnation du chic et de la simplicité sans faute goût. Sa garde-robe était peu fournie, on ne fait pas de folies avec un SMIC ! J’avais honte de comparer la maman de Sam et la mienne. Ma mère ne porte que des pantalons larges avec des sabots en caoutchouc blanc pour effectuer son travail d’aide-soignante. L’on peut être bête et superficiel lorsque l’on est un adolescent. Pardonne-moi maman.




Je ressens mon premier coup de foudre amical. C’est la première fois qu’une personne m’attire sans qu’elle me soit proche ou que j’aie eu le temps de la connaître. Il doit être plus âgé que moi de deux ans minimum! Je l’ai vu marcher dans la cour du collège en rasant les murs, la tête baissée. Il a une excellente proprioception et une vision périphérique du tonnerre : Il ne bouscule personne et ne se prend aucun obstacle. Il espère ne pas se faire remarquer, alors que je ne vois que lui. Il est mince assez grand et a les traits fins avec un nez très légèrement épaté. Il me fait penser aux hommes photographiés dans un magazine de voyage que j’ai lu il y a trois ans exactement. Le reportage portait sur le peuple peul d’Afrique de l’Ouest. Il est beau comme un peul. J’aime bien sa non-manière de s’habiller: Maman dirait « qu’il s’habille comme un sac ». J’aime bien, ça me fait plaisir d’avoir ce détail en commun. Il y a un groupe de garçons qui fonce sur lui. Il se fait alpaguer par un des types et il l’insulte. Je n’ai pas le temps de réagir que le peul a déjà déguerpi.

Je suis dans la même classe que mon peul. Je m’assieds à côté de lui. J’ai un accrochage verbal avec le type de la cour. Je me suis fait rabrouer par le professeur qui m’a déjà dans le collimateur. Ça ne commence pas très bien cette année scolaire ! Enfin oui et non, car j’ai rencontré Val, et ça s’est vraiment bien.

Il ne faut pas longtemps avant que Val ne me suive partout. Je n’aime pas trop ça, mais son air misérable de garçon qui s’astreint à être invisible, me donne une obligation morale de le laisser faire. Il est vraiment bavard. Il parle beaucoup pour ne rien dire d’intéressant, mais je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. Je me demande si je l’aime parce qu’il m’aime ou c’est qu’il y a autre chose? Fouad, mon ami et voisin, dit que cela n’a pas d’importance, le principal s’est d’aimer, d’avoir un ami et par-dessus tout d’être solidaire avec lui. Jibril, mon entraîneur, pense que l’on n’a pas besoin d'avoir des raisons pour aimer quelqu’un. Il faut laisser la vie construire une relation et ne rien attendre de ceux que l’on aime. Comme j’ai fait entrer Val dans ma vie, je dois être responsable de lui et l’aimer. Cela ne m’empêche pas de fermer mes écoutilles lorsqu’il parle trop. Je laisse juste un morceau de mon cerveau en vigilance pour ne pas rater un propos important.

Je suis très heureux qu’il s’entende bien avec maman. Elle l’appelle Valéria pour lui faire plaisir. Elle a enfin un fils avec qui elle peut parler chiffons et se détendre. Ils s’entendent comme larrons en foire pour palabrer sur la mode et la meilleure façon de se maquiller. J’aime les voir rire, se prendre dans les bras et s’émerveiller des dernières tendances de la mode mondiale en feuillant des magazines dits féminins. Maman applaudit lorsque Val défile dans le salon en tournant des fesses et en ayant des airs hautains. Je les aime. C’est la première fois que je me rends compte que j’aime des gens. J’aime aussi Fouad et Jibril. J’apprends à aimer Sarah ma nouvelle entraîneuse de muay. Je suis obligé de l’aimer parce que c’est mon entraîneuse de boxe et parce que Jibril l’aime beaucoup.

Ce soir, Val reste dormir à la maison. Il passe une grande partie de la nuit à me parler. Normalement, lorsqu’il me parle, je prends un livre et je lis. Cette fois, je l’écoute attentivement, sans savoir ce que je dois faire lorsqu’il pleure.

Il me raconte comment sa mère à vingt ans est arrivée en France métropolitaine avec 200,00 euros. Elle a débarqué à Roissy un soir d'hiver. Elle venait de quitter sa Martinique, sa famille, ses amis et ses souvenirs avec comme seuls trésors, un diplôme d'aide-soignante en poche et un bébé. Je pense à ma mère qui elle s’était enfuie, alors que la maman de Val a été chassée. Ces femmes sont si courageuses. J’essaie d’imaginer la tristesse, l’infinie culpabilité et la honte qu’elle avait d'avoir un enfant sans père reconnu.

Ils ont été hébergés par une vieille tante à moitié impotente et sourde qui vivait avec son chat et le regret de ne pas pouvoir retourner à la Martinique par manque de moyens financiers. Sa maman a travaillé en intérim dans des agences de placements pour l'aide aux personnes. Il me raconte avec le sourire aux lèvres comment sa maman dit qu’il est le soleil de sa vie.

Le diplôme d’aide-soignante de sa maman a été bien utile. Lorsque Val a eu un an, elle a pu exercer dans une clinique privée qui possédait une pouponnière. Comme moi, Val a grandi à l'ombre d'une HLM. Comme moi, plus il grandissait, plus il sentait un certain décalage avec les autres enfants. Notre différence est que lui a été obligé de cacher sa véritable identité pour survivre entourés d’autres enfants, alors que moi j’ai pu choisir de me protéger en vivant à l’abri du monde. Il est bien plus courageux que moi. C’est peut-être pour ça que je l’aime infiniment. Je suis fier d’avoir un ami si valeureux. Valérian le valeureux.




En seconde, Sam a décidé de suivre une filière littéraire pour aller au baccalauréat L. Il m’a embarqué dans son passe-temps de toujours, la photographie. Je le suis tel le Messie. Sam veut raconter le monde en images. C'est en feuilletant des livres de grands photographes du 20ème siècle qu'il a trouvé sa voie. Il nous a tous tirés le portrait. Maman est très heureuse de servir de modèle. Elle a une infinie patience avec lui. Il lui offre toujours un tirage. Elle en envoie à sa famille, mais elle ne reçoit pas de réponse. Sam a les mots pour la consoler de cette déception :

« Ils n’ont pas répondu car ils se savent en tort. Leur fierté doit les empêcher de reconnaitre leur erreur. Ne vous en faites pas, vous avez bien élevé votre petit soleil. Je serais toujours à ses côtés quoi qu’il arrive. »

Tous les deux, nous gagnons plusieurs concours régionaux ou nationaux avec nos œuvres. J’ai pris confiance en moi au fil des années et de mes réussites. Épaulé par Sam, je me sens épanoui et serein. Notre amitié est un cadeau de la vie que je veux entretenir avec ferveur.

En première et terminale, j’ai quelques aventures amoureuses décevantes et parfois violentes qui me laissent un goût amer. Je tombe que sur des mecs plus intéressés par mon cul que par moi. Sam est là pour ramasser les petits morceaux de mon cœur brisé. Il s'est résolu au célibat. Le peu de fois où il est approché, c'est plus par curiosité que par intérêt pour lui.

Nous avons notre BAC, et sans surprise, avec mention très bien pour Sam et avec mention assez bien pour moi. Leur vie estudiantine commence dans une certaine euphorie et sous les meilleurs auspices.

Jusqu'en fin-janvier, nous sommes heureux et insouciants. Sam me soutient et me pousse pour mes études car j’ai tendance à me laisser aller et à sortir. La plupart du temps, nous vivons entre chez Fouad et sa maman. Je rentre rarement à la maison. Si vous me cherchez, vous trouverez aussi Sam et inversement. Sam se fait un peu d’argent en rédigeant des mémoires sur des sujets qu’il ne maîtrise pas au début, mais pour lesquels il se documente. Pour lui, c’est « un exercice intellectuel pour muscler son cerveau. »


J’embrasse maman pour la dernière fois le 2 février. Un chauffard ivre l’a renversé et elle a succombé à une hémorragie massive. Je suis dévasté par le chagrin. Je ne peux plus respirer ni manger. Je me sens seul au monde. Intellectuellement, je sais que ce n’est pas vrai. Sam, Fouad et Jibril se tiennent à mes côtés à chaque instant. Jibril s’occupe des funérailles. Chacun à sa façon m’épaule pendant ce deuil et tente de me redonner espoir et goût à la vie. À cours d’argent, je rends l’appartement HLM. Je dors chez Fouad. Il a aménagé son salon en bureau pour moi. Je navigue entre l’appartement de Fouad et celui de Sam. Jibril passe régulièrement avec de la nourriture ou d'autres petites attentions. Je viens de recevoir une petite somme des assurances. Je passe mon permis de conduire véhicule léger et j’achète une camionnette jaune.

Un malheur n’arrive jamais seul disait maman. La mère de Sam dépérit à vue d'œil. Cela fait plusieurs années qu’elle n’est pas en forme. Elle ne se lève de son lit que pour rejoindre le canapé. Sam est en charge des courses, de la cuisine, du ménage depuis longtemps. Maintenant il l’aide pour sa toilette. On lui diagnostique un cancer des os à un stade avancé. Elle ne veut pas quitter son appartement et son fils pour être hospitalisée. Sa survie se compte en semaines tout au plus en mois. Elle supplie son fils de la laisser partir dignement. En début septembre, on fête tous les cinq les dix-sept ans de Sam. Le lendemain matin, il la trouve éteinte dans son lit. Son visage est enfin apaisé. Malgré sa maigreur, elle garde toute sa beauté venue d'extrême orient. Sam ne saura jamais d'où viennent ses yeux bridés, la raideur de ses cheveux noir de jais et sa peau mate claire. Sa mère n’avait pas connu sa propre mère et ne connaissait rien de son histoire ni même quel était leur pays d'origine. Peut-être que quelque part en Autriche, un vieil homme sait la vérité. Mais Sam ne ferait jamais le voyage comme il l'a promis à sa mère avant sa mort.

Jibril qui a la tutelle de Sam à la demande de sa mère, l'emmène à l’étude du notaire après l'enterrement. L'héritage de sa mère n'est constitué que de quelques meubles bancals, de livres écornés et des photographies de Sam à tous les âges. Cela sera vite réglé puisqu'il n'y avait rien.

Annotations

Vous aimez lire Tudalenn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0