Chapitre 1 - Val et Sam - La rencontre

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Samarah était née en tant que la fille de son grand-père et vivait comme le fils de sa mère.

Enceinte d'elle, sa mère avait quitté son pays à l'âge de quinze ans et n'y était jamais revenue. Elles vécurent en France sous la protection de l'ASE jusqu'aux dix-huit ans de sa mère qui, ensuite, travailla comme modèle, serveuse et autres petits boulots qu'une jeune femme grande, mince, jolie et sans formation pouvait obtenir. Elle était trilingue : elle parlait la langue de son père, l'allemand, l'anglais scolaire et le français qu'elle apprit lors de son passage à l'ASE.

Elles furent logées dans une HLM. À deux ans, Samarah allait à la maternelle. Quelques mois après son entrée à l'école, Samarah a commencé à utiliser le masculin en parlant de sa personne. Il était comme les autres garçons. Il s'appelait Sam et plus Samarah. Il a commencé à se faire harceler par les garçons plus âgés. L'institutrice le laissait en classe car il refusait de sortir avec les autres. Il dévorait tous les livres possibles et imaginables. Lorsqu'il eut fini ceux de sa classe, ce furent ceux des moyennes et des grandes sections.

À cinq ans, il emmenait ses propres livres : ça allait du livre de cuisine aux livres de grammaire française, en passant par des livres d'histoire sur la guerre d'Algérie ou des magazines en langue allemande que sa mère achetait de temps à autre. Le soir, c'était Fouad, un harki sans famille de soixante ans passés, qui venait le chercher. Sam restait chez lui jusqu'au retour de sa mère. C'était avec lui qu'il apprit à cuisiner, à coudre, à dire quelques mots d'arabe, l'histoire de son pays d'origine, l'Algérie, et surtout à être considérée comme un petit garçon. Ils s'asseyaient tous les deux devant l'émission télévisée « Des chiffres et des lettres » et construisaient des liens solides et chaleureux.

Ce fut cette année-là que sa mère emmena Sam voir un pédopsychiatre. Sam devait passer par là pour avoir une chance d'être accepté par la société. On médicalisait la transidentité au lieu de l'accepter. Sa mère avait déjà décidé de prendre en compte le désir de son fils d'être genré en tant que garçon, ce qui était une étape immense. Elle était même soulagée d'avoir un fils. Ce qu'elle ne dirait jamais aux étrangers, médecins et autres professionnels de santé ou de l'assistance sociale. Sam était le fruit des viols répétés qu'elle avait subi de la part de son père: il serait préservé s'il était un garçon.

Lors de la deuxième séance, Sam demanda au psychiatre, pourquoi devait-il venir le voir? Pourquoi était-il si difficile d'être un garçon? Est-ce que tous les petits garçons devaient aller chez le psychiatre? À six ans, les explications boiteuses et d'une certaine manière transphobes qu'on lui donnait, ne le convainquit pas et surtout il trouvait à remettre en perspective les discours simplistes et médicaux du médecin. En guise de protestation, il se rasa les cheveux avec l'aide de Fouad qui avait acté le fait que Sam était un petit garçon comme les autres, idem pour Jibril qui en plus de son rôle d'entraîneur de judo, avait aussi endossé celui de père de substitution. Cet acceptation parentale et amicale aida Sam à être ce qu'il était, même s'il devait parfois se fâcher lorsqu'on le mégenrait.

Sur la demande de son fils, sa mère ne l'inscrivit pas à l'école primaire. Maintenant, Sam passait ses journées sous la protection et la responsabilité de Fouad qui vérifiait que les cahiers d'exercices soient remplis, l'emmenait au dojo, à la bibliothèque, au parcours sportif et autres activités. Tout ce qu'un enfant de dix ans devait savoir, Sam, âgé de six ans, l'avait ingurgité en un an. Jibril fit installer internet à ses frais chez le vieux harki pour ouvrir de nouveaux horizons à son jeune judoka. Sam et Fouad allaient chez Emmaüs, Fouad y dépensait sa maigre pension en livres, cahier d'exercices et autres matériels pédagogiques d'occasion.

Au sept ans de Sam, Jibril eut une nouvelle collègue, Sarah qui enseignait le self-défense et le muay thaï. Il ne fallut pas plus de cinq secondes à Sam pour vouloir faire de la boxe thaï. Cela faisait quelques mois qu'il avait arrêté le judo pour se consacrer au jujitsu qu'il pratiquait toujours sous la houlette de Jibril. Il était curieux de tout: dés qu'une exposition d'art, une pièce de théâtre ou une conférence sur un domaine scientifique se donnaient en ville, il suppliait Fouad ou Jibril de l'y emmener. Son avidité de savoirs était insatiable.

Entre sept ans et huit ans, Sam avait intégré les grammaires françaises et allemandes, il commençait l'anglais et les programmes d'histoire-géographie, de sciences et vie de la terre du collège. C'était une machine à apprendre. Jibril proposa de payer à Sam les cours par correspondance du CNED afin d'avoir une preuve de ses connaissances et capacités d'apprentissage au cas où il veuille rejoindre le système scolaire classique.

Cette boulimie était aussi impressionnante qu'elle aurait pu paraître parfois inquiétante: quand prenait-il le temps de jouer et d'avoir des rapprochements avec les autres enfants? Pour lui résoudre des équations, voyager en regardant des documentaires sur tous les sujets possibles et aller se familiariser avec les autres au jujitsu ou au muay-thaï, tout ça faisait son bonheur. Il était sérieux mais joyeux. Il jouait aux jeux de mots avec Fouad, ils se racontaient des blagues. Sam apprenait à être heureux et empathique avec l'homme réservé et mélancolique que pouvait être le vieux harki.

Sam avait eu l'idée d'écrire ce que son ami lui avait raconté de sa vie: la misère au bled, l'engagement militaire auprès des colons pour aider financièrement sa famille, la guerre et ses affres, la chance qu'il eut lorsqu'il put sortir d'Algérie lors de la débâcle française, son errance de camps de harkis en camps de harkis à travers la France et enfin son installation dans cette HLM. La France avait abandonné les harkis et leur famille à leur sort. Chaque année, le 25 septembre, Sam et son ami allaient à la journée d'hommage national aux Harkis. Ils y rencontraient des amis algériens. Mais aussi chaque année, ils étaient moins nombreux, hélas le temps faisait son œuvre. Son ami revenait aussi content d'avoir revu des compatriotes que triste d'avoir appris la mort de certains. Le reste de la journée était consacré à cuisiner. La plupart de leurs voisins profitaient du festin. Un vent de joie soufflait dans l'immeuble.

À partir des huit ans de Sam, sa mère sombra peu à peu dans la neurasthénie. Des troubles du sommeil jumelés à des troubles alimentaires épuisaient son corps et son esprit. Ses dernières forces, elle les mettait dans l'éducation de son fils. Pour elle, cela faisait suffisamment longtemps que Sam rejetait les stéréotypes de genre pour ne pas être pris au sérieux par l'institution médicale. Elle trouvait que ça traînait trop en longueur. Le psychiatre reconnut que Sam méritait d'être écouté, il appuya les démarches pour changer la désignation de nom et de genre en mairie. Après plusieurs semaines d'attente, une première victoire éclaira l'avenir de Sam. Il put se refaire sa carte d'identité: Sam, genre masculin.

Sam allait avoir neuf ans lorsqu'il demanda à sa mère de le réinscrire à l'école. Elle ne voyait pas ça d'un bon œil car étant donné l'avancée de ses connaissances, elle avait peur qu'il ne s'ennuie en classe de CM1. Jibril la convainquit de l'inscrire en sixième au collège de leur quartier. C'est comme ça que Sam entra en sixième et rencontra son meilleur ami jusqu'à ce jour: Valérian.

Valérian comme Sam était né dans une famille monoparentale. Enceinte et seule, sa mère avait débarqué à Roissy un soir d'hiver. Elle venait de quitter la Martinique, sa famille, ses amis et ses souvenirs. Elle avait vingt ans, un diplôme d'aide-soignante en poche, une grande tristesse et une infinie culpabilité d'attendre un enfant sans père reconnu.

Elle connaissait à peine la tante qui devait l'héberger le temps de trouver un emploi et un appartement. C'était une vieille femme à moitié sourde qui vivait avec son chat, et le regret de ne pas pouvoir retourner à la Martinique par manque de moyens financiers. Une fois inscrite sur les listes pour obtenir une HLM, elle travailla en intérim dans des agences de placements pour l'aide aux personnes. Elle dut arrêter car sa grossesse était maintenant trop visible. Valérian vint au monde. Il était le soleil de sa maman. Ils survécurent grâce à la petite retraite de la tante et les colis alimentaires.

Son diplôme lui fut bien utile, lorsque Val eut un an, elle put exercer dans une clinique privée qui possédait une pouponnière. Val avait grandi à l'ombre d'une HLM à partir de ses trois ans. Plus il grandissait plus il sentait un certain décalage entre lui et les autres garçons. Il devint le meilleur pote des filles à défaut d'avoir un copain dans un groupe de garçons.

À son entrée en sixième, il appréhendait de retrouver tous les autres élèves de son ancienne école: il avait déjà assez subi de quolibets et d'insultes à propos de son air efféminé et de sa fragilité physique. Malheureusement, dans la cour de récréation, il en vit quelques-uns qui avaient grandis, mais hélas, pas mûris:

«T'es là, la tafiole! Je sens qu'on va bien se marrer cette année, les mecs!»

Val baissa la tête et continua son chemin en priant pour disparaître sous terre. Il s'assit au premier rang pour pouvoir peut-être, profiter de la protection du prof. Quelqu'un s'assit à côté de lui, il n'avait pas plus d'un centimètre de cheveux sur le crâne:

« Je peux? demanda le nouveau venu.

- Oui, oui, assieds -toi!

- Salut je m'appelle Sam. Je suis un mec qui habite la cité des Fleurs, même s'il y a longtemps qu'on n'a pas vu l'ombre d'une fleur dans les parages, dit-il en souriant.

- Ah t'es un garçon! dit Val étonné. Moi c'est Valérian. On m'appelle Val. J'habite juste à côté de chez toi, à la cité des Arbres, et il reste quelques arbres.

- Ouah! Vous avez du pot d'avoir des arbres! s'esclaffa Sam. Enfin, ils sont un peu moches vos arbres.

- Ben oui, mais ils sont là, eux au moins! Ils ont le mérite d'exister! Non, mais!

- C'est vrai, t'as raison, Val.

- Tiens, tiens, tiens, la tafiole s'est mis à côté d'un chinetoque ou alors une chinetoque, on sait pas bien avec ces gens-là! Et les gars, on va vraiment bien se marrer cette année., intervint le même mec que tout à l'heure.

- Tu as un problème avec la langue française? Lui demanda Sam.

- Laisse tomber, il est pas méchant. Intima Val.

- Peut-être que c'est un brave type, mais son vocabulaire n'est pas adapté. «Tafiole» c'est un mot péjoratif, si Val est réellement gay, tu peux à la limite dire gay ou efféminé, bien que tous les gays ne soient pas efféminés, mais, surtout ce que je crois, c'est que tu devrais te taire et t'occuper de tes affaires. Et puis, je ne suis pas « chinetoque » mais moitié autrichien et moitié asiatique je ne sais même pas d'où en Asie. T'es plus fort que moi si tu situes le pays d'origine de ma grand-mère en regardant ma tronche. Et pour finir le plus important je suis un garçon. Au revoir, et même adieu, monsieur le gros malin.

- C'est quoi cette merde! Pour qui tu te prends, espèce de connard? Je vais t'en mettre une!

- Chut! Le professeur est derrière toi! lui indiqua Sam en souriant.

- Modérez vos expressions, jeune homme. Aucune forme de violence n'est admise ici. Vous êtes dans une salle de classe. Respectez les oreilles de vos camarades. Maintenant, à votre place. Merci.» Demanda le grand prof au mal élevé.

C'était comme ça que Sam et Val firent connaissance. Durant les quatre ans du collège, Sam s'interposa autant de fois que nécessaire pour protéger Val. Plus les années avancèrent, plus Sam grandit et forcit. À onze ans, il faisait 1 mètre 72 pour 60 kilos de muscles. Il s'imposait comme un bon athlète en sport de combat, et aussi comme un collégien sérieux et travailleur. Val et lui faisaient leurs devoirs ensemble tous les soirs: ils s'installaient soit à la salle de sport ou chez Fouad. Val se sentait soutenu sur tous les plans possibles. C'était la première fois qu'il pouvait avoir un ami garçon qui le comprenait et qui ne jugeait pas ses petites manières un peu précieuses. Il était libéré d'un poids le temps de leurs têtes à têtes.

Arrivés en seconde, ils avaient déjà décidé de suivre une filière littéraire pour aller au baccalauréat L. Sam s'était trouvé un nouveau passe-temps dans lequel il embarqua Val qui le suivait comme le Messie: la photographie. Sam voulait raconter le monde en images. C'était en feuilletant des livres de grands photographes du 20ème siècle qu'il fut convaincu de son avenir. Tous les deux gagnèrent plusieurs concours régionaux ou nationaux avec leurs œuvres. Val prit confiance en lui au fil des années et de ses réussites. Épaulé par Sam, il se sentait à l'abri et serein. Leur amitié était un cadeau de la vie qu'ils entretenaient avec patience et ferveur. En première et terminale, Val eut quelques aventures amoureuses décevantes et parfois violentes qui lui laissèrent un goût amer. Il était tombé que sur des garçons plus intéressés par son cul que par lui dans sa globalité. Sam lui s'était résolu au célibat. Le peu de fois qu'il avait été approché, c'était plus par curiosité que par intérêt pour sa personne.

Ils eurent leur BAC, avec mention très bien pour Sam et avec mention assez bien pour Val. Leur vie estudiantine allait commencer dans une certaine euphorie et sous les meilleurs auspices. Ce fut le cas jusqu'en fin-janvier de cette année-là.

La maman de Val fut renversée par un automobiliste ivre et ne survécut pas à ses blessures. Le 2 février, Val embrassait sa mère pour la dernière fois. Etant majeur, Val décida de rester auprès de Sam, de Fouad et de Jibril qui se tinrent à ses côtés pendant les longs mois de deuil et tentèrent de lui redonner espoir et goût à la vie. Avec une partie de l'argent des assurances, il passa le permis de conduire véhicule léger et acheta une camionnette jaune. Jibril passait régulièrement chez Fouad avec de la nourriture ou d'autres petites attentions.

Sam et Val naviguaient entre l'appartement de Fouad et celui de sa mère qui dépérissait à vue d'œil. Jibril la convainquit d'aller consulter dans un service de santé mentale. Ayant peur qu'elle rata le rendez-vous, il l'accompagna. Elle aurait dû être hospitalisée mais elle refusa de quitter son appartement et son fils. Malgré tous les efforts des hommes l'entourant, elle refusait de se nourrir et de prendre le moindre médicament: elle avait donné tout ce qu'elle avait pu pour son fils, et maintenant elle était au bout de ses forces vitales. Elle fêta les dix-sept ans de Sam, puis le matin suivant, il la trouva éteinte dans son lit, le visage enfin apaisé. Malgré sa maigreur et la perte de ses longs cheveux noirs de jais, elle avait gardé toute sa beauté venue d'extrême orient. Sam ne saurait jamais d'où venait sa grand-mère, car sa mère, elle-même n'avait connue ni sa mère ni son pays d'origine. Peut-être que quelque part en Autriche, un vieil homme savait la vérité. Mais Sam ne ferait jamais le voyage comme il l'avait promis à sa mère avant sa mort.

En triant, le peu de papiers qu'elle avait gardé, Sam trouva une lettre d'un notaire français qui n'avait pas été ouverte et laissée là négligemment. Elle datait de trois semaines. C'était une demande afin de rencontrer sa mère suite au décès de son père en Autriche. Le père et grand-père de Sam était mort. Le pépé-père ne lui donnerait jamais plus d'explications sur ses origines. Jibril qui avait la tutelle de Sam à la demande de sa mère, l'emmena à la rencontre de ce notaire après l'enterrement. L'héritage de sa mère qui n'était constitué que de quelques meubles bancals, de livres écornés et des photographies de Sam à tous les âges, fut confié à ce notaire inconnu. Cela devait être vite réglé puisqu'il n'y avait rien.

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