Chapitre 2 - Sam - La rencontre
Je ressens mon premier coup de foudre amical. C’est la première fois qu’une personne m’attire sans qu’elle me soit proche ou que j’aie eu le temps de la connaître. Il doit être plus âgé que moi de deux ans minimum ! Je l’ai vu marcher dans la cour du collège en rasant les murs, la tête baissée. Il a une excellente proprioception et une vision périphérique du tonnerre : Il ne bouscule personne et ne se prend aucun obstacle. Il espère ne pas se faire remarquer, alors que je ne vois que lui. Il est mince assez grand et a les traits fins avec un nez très légèrement épaté. Il me fait penser aux hommes photographiés dans un magazine de voyage que j’ai lu il y a un an. Le reportage portait sur le peuple peul d’Afrique de l’Ouest. Il est beau comme un peul. J’aime bien sa non-manière de s’habiller: maman dirait « qu’il s’habille comme un sac ! » J’aime bien, ça me fait plaisir d’avoir un truc en commun avec lui. Il y a un groupe de gars qui fonce sur lui. Il se fait alpaguer par un des types qui l’insulte. Je n’ai pas le temps de réagir que le peul a déjà déguerpi.
Je suis dans la même classe que mon peul. Je m’assieds à côté de lui. J’ai un accrochage verbal avec le type de la cour. Je me suis fait rabrouer par le professeur qui m’a déjà dans le collimateur. Ça ne commence pas très bien cette année scolaire ! Enfin oui et non, car j’ai rencontré Val, et ça s’est vraiment bien.
Il ne faut pas longtemps avant que Val ne me suive partout. Je n’aime pas trop ça, mais son air misérable d'ado qui s’astreint à être invisible, me donne une obligation morale de le laisser faire. Il est vraiment bavard. Il parle beaucoup pour ne rien dire d’intéressant, mais je ne peux pas m’empêcher de l’aimer. Je me demande si je l’aime parce qu’il m’aime ou est-ce qu’il y a autre chose ? Fouad dit que cela n’a pas d’importance, le principal s’est d’aimer, d’avoir un ami et par-dessus tout d’être solidaire avec lui. Jibril, mon entraîneur dit que l’on n’a pas toujours de raisons pour aimer quelqu’un. Qu’il faut laisser la vie construire une relation et ne rien attendre de ceux que l’on aime. Comme je laisse Val entrer dans ma vie, je dois être responsable de lui et l’aimer. Cela ne m’empêche pas de fermer mes écoutilles lorsqu’il parle trop. Je laisse juste un morceau de mon cerveau en vigilance pour ne pas rater un propos important.
Je suis très heureux qu’il s’entende bien avec maman. Elle l’appelle Valéria. Elle a enfin un fils avec qui elle peut parler chiffons et se détendre. Ils s’entendent comme larrons en foire pour palabrer sur la meilleure façon de se maquiller ou les potins de stars du moment. J’aime les voir rire, se prendre dans les bras et s’émerveiller des dernières tendances de la mode mondiale en feuillant des magazines dits féminins. Maman applaudit lorsque Val défile dans le salon en tournant des fesses et en prenant des airs hautains. J'aime bien ça, même si je ne comprends pas. C’est la première fois que je me rends compte que j’aime des gens. J’aime aussi Fouad et Jibril. J’apprends à aimer Sarah ma nouvelle entraîneuse de muay. Je suis obligé de l’aimer parce que c’est mon entraîneuse de boxe et parce que Jibril l’aime beaucoup.
Ce soir, Val reste dormir à la maison. Il passe une grande partie de la nuit à me parler. Normalement, lorsqu’il me parle, je prends un livre et je lis. Cette fois, je l’écoute attentivement, sans savoir ce que je dois faire lorsqu’il pleure.
Il me raconte comment sa mère est arrivée en France métropolitaine avec 200,00 euros. Elle a débarqué à Roissy un soir d'hiver. Elle avait vingt ans et venait de quitter sa Martinique, sa famille, ses amis et ses souvenirs avec comme seuls trésors, un diplôme d'aide-soignante en poche et un bébé.
Je pense à ma mère qui elle s’était enfuie de son pays et de sa famille, alors que la maman de Val a été chassée. Ces femmes sont si courageuses. J’essaie d’imaginer la tristesse, l’infinie culpabilité et la honte qu’elle avait d'attendre un enfant sans père reconnu. Il y a un petit côté "Les Misérables". Victor Hugo n'a rien inventé, il a juste retranscrit la réalité.
Ils ont été hébergés par une vieille tante à moitié impotente et sourde qui vivait avec son chat et le regret de ne pas pouvoir retourner à la Martinique par manque de moyens financiers.
Il me raconte avec le sourire aux lèvres comment sa maman dit qu’il est le soleil de sa vie.
Son diplôme d’aide-soignante a été bien utile. Elle a pu exercer dans une clinique privée. Comme moi, Val a grandi à l'ombre d'une HLM. Comme moi, plus il grandissait, plus il sentait un certain décalage avec les autres enfants. Comme moi, il est issu d'une famille monoparentale. Nous avons déjà trois points communs. Notre différence est que lui a été obligé de cacher sa véritable identité pour survivre entourés d’autres enfants, alors que j’ai pu choisir de me protéger en vivant à l’abri du monde. Il est bien plus courageux que je ne le suis. C’est peut-être pour ça que je l’aime infiniment. Je suis fier d’avoir un ami si courageux. Le vaillant et valeureux, Valérian.
En seconde, Sam a décidé de suivre une filière littéraire pour aller au baccalauréat L. Je le suis. Il s'est embarqué dans un nouveau passe-temps, la photographie. Tel le Messie, je le suis.
Il veut raconter le monde en images. C'est en feuilletant des livres de grands photographes du 20ème siècle qu'il a trouvé sa voie. Il a tirés le portrait à tout son petit monde. Maman est très heureuse de servir de modèle. Elle est patiente avec lui et a une certaine admiration. Je peux la comprendre. Il lui offre toujours un tirage. Elle l'envoie de temps à autre à sa famille, mais elle n’a jamais reçu de réponse. Sam a les mots pour la consoler de cette déception :
– Ils n’ont pas répondu car ils se savent en tort. Leur fierté doit les empêcher de reconnaitre leur erreur. Ne vous en faites pas, vous avez bien élevé votre petit soleil. Je serais toujours à ses côtés quoi qu’il arrive.
Tous les deux, nous gagnons plusieurs concours régionaux ou nationaux avec nos œuvres. Au fil des années et de mes réussites, je prends confiance en moi. Lorsque nous allons chercher nos prix, je peux m’habiller, me coiffer et me maquiller comme une diva. Si je porte de nouvelles chaussures, Sam m’offre son bras pour que je marche de façon aisée. Il est mon chevalier servant. Épaulé par Sam, je me sens épanoui et serein. Notre amitié est un cadeau de la vie que je veux entretenir avec ferveur.
Notre vie estudiantine commence dans une certaine euphorie et sous les meilleurs auspices. Si vous me cherchez, vous trouverez aussi Sam et inversement. Sam se fait un peu d’argent en rédigeant des mémoires sur des sujets qu’il ne maîtrise pas au début, mais pour lesquels il se documente. Pour lui, c’est « un exercice intellectuel pour muscler son cerveau. »
Pendant notre première année de fac, le 2 février, alors que j’ai 16 ans et Val, 18, qu'il embrasse sa maman pour la dernière fois. Un chauffard ivre l’a renversé et elle a succombé à une hémorragie massive. Il est dévasté par le chagrin. Il ne peut plus respirer ni manger. Je suis inutile.
─ Que vais-je faire ? Sam, je suis seul au monde. Hoquète Val.
Son visage est gonflé, ses yeux rougis. Le chagrin que tout son corps exprime est impressionnant. Je ne sais que faire, alors je le serre dans mes bras.
─ Je ne peux pas remplacer ta maman, mais je lui ai promis d’être à tes côtés aussi longtemps qu’il ne faudra.
Jibril s’occupe des funérailles. Chacun à notre façon, nous l'épaulons pendant ce deuil. Fouad lui prépare tous les plats qu’il aime et lui laisse son salon comme chambre et bureau. Val navigue entre l’appartement de Fouad et le mien. Jibril passe régulièrement avec de la nourriture ou d'autres petites attentions. Val reçoit une petite somme des assurances. Il passe son permis de conduire véhicule léger et il achète une camionnette jaune de la Poste antédiluvienne. Courageusement, comme toujours, il fait face. Alors qu'encore une fois, je suis inutile.
Un malheur n’arrive jamais seul disait maman. Depuis son décès, c’est au tour d’Ana, la mère de Sam d’être très malade. Cela fait plusieurs mois qu’elle n’est pas en forme. Maintenant, elle ne se lève de son lit que pour rejoindre le canapé. Sam est en charge des courses, de la cuisine, du ménage. Il l’aide pour sa toilette. On lui diagnostique un cancer des os à un stade avancé. Elle ne veut ni quitter son appartement et son fils ni être hospitalisée. Sa survie se compte en semaines tout au plus en mois. Elle supplie son fils de la laisser partir dignement chez elle. En début septembre, on fête tous les cinq les 17 ans de Sam.
Le lendemain matin, il la trouve éteinte dans son lit. Son visage est enfin apaisé. Malgré sa maigreur, elle garde toute sa beauté venue d'extrême orient. Sam ne saura jamais d'où viennent ses yeux bridés, la raideur de ses cheveux noir de jais et sa peau mate claire. Sa mère ne connaissait ni sa propre mère ni rien de son histoire ni même son pays d'origine. Peut-être que quelque part en Autriche, un vieil homme sait la vérité. Mais Sam ne fera jamais le voyage.
– Sam, n'essaie pas de savoir d'où nous vient notre exotisme comme disent les gens bien intentionnés, mais maladroits. Je ne peux pas t'empêcher de voir ton pépé-père comme tu l'appelles, mais j'ai tellement peur. Personne ne le soupçonne d'être ce qu'il est.
– Ne t'inquiète pas. Je te promets de ne jamais le voir.
– Continue à être honnête, courageux et bienveillant avec toi-même et tes proches. Sache tendre la main à ceux qui en ont besoin. Suis les pas de Fouad et de Jibril. Ils sont généreux sans avoir le sou et n'attendent rien en retour. J'ai signé les papiers pour ta tutelle. Je l'ai confiée à Jibril.
– Maman, comment vais-je faire ? Je suis désolé de t'avoir causé tant de problèmes.
– Tu as été l'enfant idéal. L'enfant que tous les parents rêvent d'avoir. Maintenant, tu vas être l'homme idéal.
– Maman, je ferai ce qui est le mieux. Je ne veux jamais te décevoir.
– Tu ne m'as jamais déçu, mais parfois on se trompe. Quand cela t'arrivera, car cela t'arrivera, réfléchis à ton erreur. Ton défaut, c'est ta raideur cassante. Cela peut passer pour de l'arrogance. Tu vas devoir apprendre à être plus souple et faire preuve de plus d'aménité. Tu dois faire confiance autant à toi qu'autres. Ne reste pas seul. Sam, je t'aime. Ich liebe dich, mein lieber.
Jibril doit à nouveau assumer l’organisation des obsèques et la tutelle de Sam. Il est resté stoïque. Le visage fermé. Il n’a pas versé une seule larme. Alors que Jibril, Fouad et moi pleurons comme des madeleines.
Au retour du crématorium, comme un hommage silencieux, Sam trie les photographies qu’il a faites d’Ana. Il l’aime au-delà des mots et des pleurs. Elle est plus belle que les stars de cinéma. Il sait capturer la nature des gens qu’il photographie. La fragilité et la beauté d’Ana sautent aux yeux sur ses clichés en noir et blanc. Ils sont semblables au style du célèbre studio parisien Harcourt : un plan rapproché cadré sur le visage ou sur le buste. À la seule différence, que Sam refuse les retouches, que cela soit sur le négatif ou sur l’épreuve finale. Il veut saisir l’instant, le naturel, une certaine vérité. La vérité de son regard.
En contemplant ces photos, je revois la démarche élégante d’Ana déambulant avec sa seule paire de stilettos en vernis noir. Elle reste pour moi l’incarnation du chic et de la simplicité sans faute goût. Sa garde-robe était peu fournie, on ne fait pas de folies avec un SMIC ! J’ai honte d’avoir comparé la maman de Sam à la mienne. Ma mère ne portait que des pantalons larges avec des sabots en caoutchouc blanc pour effectuer son travail d’aide-soignante. Je lui en voulais de ne pas porter le peu d’habits féminins qu’elle avait. J’aurais voulu avoir une maman élégante. Que l’on peut être bête et superficiel lorsque l’on est un adolescent. Pardonne-moi maman.
Nous mangeons tous les quatre chez Fouad qui a préparé un tajine d’agneau avec des abricots secs, le préféré d’Ana. Il nous narre des contes merveilleux, des anecdotes sur son enfance à Tlemcen. Sam s’est retiré du monde en se plongeant dans un livre sur l’astronomie. Jibril, Fouad et moi ne savons pas comment nous comporter avec Sam.
─ Soyons là. Juste là. Ça devrait aller, nous murmure Jibril pas vraiment sûr de lui.
Jibril emmène Sam à l’étude du notaire. L'héritage est constitué d’un livret A avec 146,93 euros dessus, de quelques meubles bancals, de livres écornés, de vêtements et de photographies de Sam à tous les âges. Ce sera vite réglé puisqu'il y a si peu sinon rien.
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