Chapitre 3 - La vie continue
En triant, le peu de papiers de maman, je trouve une lettre d'un notaire français qui n'a pas été ouverte. Elle date de trois semaines. C'est une demande afin de la rencontrer suite au décès de son père en Autriche. Mon "pépé-père indigne" est mort. La dernière personne qui connaissait mes origines a disparue. Je peux m’inventer des ascendances de toutes sortes : descendant direct de Gengis Khan, d’un porcelainier de Chine, d’un samouraï de haut rang, d’un riziculteur coréen, d’un exportateur de thé laotien ou d’un cornac thaïlandais. Ma vie m’appartient totalement. Rien n’est faux, tout peut être vrai ! Tout le monde n’a pas cette chance.
Jibril, en tant que tuteur et Val, en tant qu’ami m’accompagnent chez ce notaire, maître Jean. À ma grande surprise, je me retrouve à la tête d'une fortune évaluée au bas mot, à plusieurs centaines de millions d'euros. Le pépé-père a désigné comme héritière, Ana, sa fille légitime et moi, son petit-fils. Maman étant décédée, je deviens l'unique héritier. En plus d'immeubles en Autriche, en Suisse et en Allemagne, je deviens propriétaire de tout un quartier de ma ville, ainsi que de plusieurs immeubles en centre-ville. Jibril m’aide avec toute la paperasse. Le notaire confirme que mon pépé-père connaissait mon existence et savait où nous trouver maman et moi. A-t-il eu peur des représailles judiciaires ou ne voulait-il pas reprendre contact avec ses deux descendants ? Je ne le saurais jamais.
Depuis nos années de lycée, je connaissais cette histoire d’inceste. Ana me l’avait confié. Sam semble en n’avoir rien à faire. J’ai toujours cru que cela ne l'affectait pas. Mais est-ce réellement le cas ? Ma vie à ses côtés m'a appris à ne pas me fier aux apparences. Sam garde un air détaché dans toutes les circonstances. Depuis la mort d’Ana, il reste de marbre. Les blessures les plus profondes peuvent être cachées avec méticulosité.
Le quartier qui lui appartient, est une ancienne friche industrielle de plusieurs kilomètres carrés où se situent de nombreux ateliers du 19ème et 20ème siècle, en cours de rénovation, des bâtiments industriels plus récents et une forêt non entretenue. Maître Jean lui fait remarquer que ces biens sont très recherchés et qu'il n'aura pas de mal à les vendre à un bon prix lorsqu'il aura 18 ans. Jibril, son tuteur légal ne peut que superviser l'entretien de ce faramineux patrimoine. Un compte est ouvert afin de payer ses études, puisque nous avons attaqué notre seconde année de fac.
– Qu'avez-vous l'intention de faire des immeubles en France ? Ainsi que ceux sis en Suisse, en Allemagne et en Autriche ? Lui demande le notaire. Quoi que vous décidiez, je suis à votre service. J'ai nommé un mandataire pour l'entretien des immeubles à l'étranger.
– Je sais déjà ce que je vais en faire. Mais je ne suis pas sûr que ça vous plaise, répond Sam avec son air de ne pas y toucher.
Sam se tourne vers moi avec un petit sourire sous ses yeux tristes.
– On va pouvoir le faire, maintenant ! Tu es toujours de la partie ? Je te préviens ça va être un sacré chantier. Je compte sur toi pour m’aider. Alors tu me suis ?
– Bien sûr que j’en suis et que je te suis !
Jibril et maître Jean nous regardent déconcertés. Il n’y a que Sam et moi qui puissions comprendre ce dialogue.
Lorsque nous étions au lycée, Sam et moi rêvions d'un endroit où l'on pourrait être libre d'être qui on était. On développerait une communauté LGBTQIA+. Un endroit protégé du monde extérieur, où il faudrait montrer patte blanche pour entrer. Cette utopie de jeunes hommes stigmatisés dans un monde cis non inclusif et violent envers ce qu'il n'essaie même pas de comprendre, allait pouvoir se réaliser.
Après la visite du site, Sam me raconte ses projets. Il me demande mon avis ainsi qu'à Jibril et Fouad. Tous les deux trouvent ses idées à la hauteur de ses espérances. La rénovation continue afin que tous les bâtiments soient hors d'air et hors d'eau.
Cette période de deuil, cette agitation et ces changements ne semblent ne pas avoir d'emprise sur la personnalité de Sam. Il reste le même, toujours aussi distant avec les étrangers et peu enclin à se faire de nouveaux amis ni se rapprocher d’étrangers. Depuis que je le connais, les seuls contacts qu'il cherche, c’est avec ses amis proches et avec les personnes qui peuvent le captiver intellectuellement et émotionnellement. Tous les autres rapports humains superficiels mais essentiels pour vivre en harmonie en société, il les zappe allègrement. Échanger des banalités avec le boulanger ou les profs de peu d'envergure, ce n’est pas pour lui. Il les évite car il sait pertinemment qu'il peut être facilement blessant. Combien de fois l'ai-je vu partir sans prévenir d'un cours ou prendre la tangente lors d'une conversation de tous les jours. S'il ne tire rien d'intéressant, de brillant ou de touchant, il ne se force pas à rester pour être poli. Sa façon de se comporter est aussi dérangeante que naturelle. Cette attitude n'est jamais une agression gratuite ou une volonté de faire du mal.
Sam est souvent sur le terrain des friches. Je ne sais pas ce qu’il y fait. Il a l’air plus heureux. On dirait qu’il est amoureux. Franchement, il est bien capable de tomber amoureux de vieux bâtiments. Au moins, ils ne le saouleront pas avec des blablas insipides !
Depuis le décès de nos mamans, nous vivons dans le salon de Fouad. Il a bien du mérite pour supporter deux jeunes hommes ! Sans lui et Jibril, Sam et moi aurions plus de mal à vivre. Ils sont d’un soutien moral et économique sans faille.
Aux 18 ans de Sam, la première chose qu’il fait est de trouver des entrepreneurs qui puissent prendre en charge le reste des travaux de la friche industrielle. Il a exposé clairement au notaire son projet : construire une communauté LGBTQIA+ soit sous forme d'association ou autres. Il lui donne carte blanche pour trouver le meilleur statut à son idée. Les immeubles du centre-ville sont prêtés à des associations qui s'occupent de la protection des femmes battues avec ou sans enfant, ainsi qu'une part de ceux situés à l'étranger. Le reste est vendu aux plus offrants.
Il donne comme mission au notaire de trouver un lieu isolé et préservé en Bretagne. Cet endroit doit absolument être à moins de trente kilomètres d'un hôpital et posséder plusieurs bâtiments, des bois et des terres agricoles. Il veut monter une autre communauté à la campagne. L’achat est conclu rapidement. La vente d'un grand immeuble de bureaux permet d'attaquer les travaux en Bretagne et ceux dans notre ville. Maître Jean a trouvé un couple d'entrepreneurs, un électricien et un plombier-chauffagiste qui travaillent ensemble et vivent ouvertement en couple. Ils se chargent de trouver une entreprise de menuiserie. Les travaux en Bretagne se font sous la houlette d'entreprises locales. Il faut trouver un maître d'œuvre qui chapeaute les travaux de la friche, un architecte serait l'idéal.
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