Chapitre 4 - Sam et Malo - La rencontre

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Comme tous les ans depuis ma première année de faculté d’architecture, à la fin de la deuxième semaine de septembre, j'aide à l'organisation de la Journée des Clubs de Sports de Combat et de Musculation. Je suis arrivé très tôt au gymnase, il y a toujours des complications de dernière minute à gérer.

Pour moi et mes amis combattants, ce n'est pas un samedi ordinaire : plusieurs dojos, salles de boxe et autres centres d'entrainements aux arts martiaux ou aux sports de combat s'associent afin de proposer des démonstrations et peut-être donner des cours à des prix compétitifs aux collégiens, lycéens et étudiants de la région. Les clubs ont fait venir le haut du panier de leur spécialité pour les démonstrations. C'est une sacrée organisation. Un des autres organisateurs m'apostrophe :

– Malo, tu peux vérifier si tous les bénévoles sont arrivés. Je trouve qu'on est un peu submergé alors que ce n'est même pas encore ouvert.

– OK ! N'angoisse pas. Je fais le tour une fois avant d'ouvrir les portes.

Ma passion depuis mes six ans, c'est le taekwondo. J'aime la partager, c'est pour ça que je me suis lancé dans l'organisation de cette manifestation. Au fur et à mesure, les sports de combat autres que les arts martiaux se sont greffés, ce qui donne encore plus de travail, mais c’est aussi bien plus enrichissant. J'ai hâte de voir les athlètes en action. Le Muay Thaï ou boxe thaïe est un nouveau sport qui va faire sa promotion lors de notre journée. Je veux assister à la démonstration.

À huit heures pétantes, j'ai l'honneur d'ouvrir les portes sur un flot d'étudiants curieux et d'athlètes accomplis. À l'entrée, l'on distribue aux organisateurs et aux compétiteurs un badge ainsi qu'une fiche indiquant leur vestiaire et leur heure de passage. Le gymnase se remplit à vue d'œil : cela ressemble déjà à un succès.

Je suis sorti sur le haut des marches pour profiter du doux soleil de septembre. L'air est frais et limpide, le ciel bleu pâle et les arbres se teintent légèrement aux couleurs de l'automne. Le son rauque d'une moto et cliquetant de ses soupapes se fait entendre. Il supplante les bruits de discussion et des rires de ceux qui attendent de pouvoir entrer. C'est une célèbre anglaise très sobre. Elle est munie d'un arceau d'acier au niveau du porte-bagages qui supporte un grand sac de sport en cuir noir ainsi que deux énormes caissons de métal en guise de sacoches. Un tube lui aussi en métal est fixé à l'arceau.

Le passager descend de l'engin et retire son casque. Il est très mince, son visage fin est planté d'un nez légèrement épaté. Il a une jolie coupe afro. Le conducteur met la béquille et descend à son tour. Il parle au passager en lui tendant les deux casques. Il est un peu plus grand, peut-être 1 m 75, et bien plus musclé. Un ou deux millimètres de cheveux sombres couvrent son crâne. Ses larges épaules sont cintrées dans un tee-shirt noir sur lequel il a enfilé un gilet de reporter beige aux poches bien remplies. Il est toujours de dos. Je vois les muscles de ses mollets car il porte un short en gabardine camel et une paire de pataugas beige avec des chaussettes de laine marron. C'est un drôle d'accoutrement ! Est-ce un photographe ou un compétiteur? On voit bien que la question vestimentaire n'est pas une priorité pour lui au contraire de son passager qui est très élégant.

Il porte un pantalon patte d'éléphant bleu marine et des bottines noires à petits talons. Son chemisier blanc à jabot froufroutant lui donne un air suranné de dandy victorien. Un blouson de cuir turquoise finit sa vêture. Le conducteur sort un trépied photo du tube en acier, détache le sac de sport, sort deux sacs photo des caissons et porte le tout. Il est chargé comme un baudet, pourtant ce barda ne lui pèse pas. Il dégage une puissance étonnante pour sa taille. L'autre jeune homme marche devant de façon maniérée en roulant des hanches, cela contraste avec les pas tranquilles et fermes du rasé qui s'avance vers moi. Je ne perds pas une miette de cette étonnante scène.

Arrivé à ma hauteur, le rasé ralentit le pas et me fait un petit sourire en coin. Je reste figé un bon moment : c'est soit un garçon avec des traits fins ou une jeune fille avec un corps impressionnant de force. Je décide de le ou la suivre. L’élégant récupère trois badges auprès des organisateurs, pendant que dans la salle du gymnase qu'ille dépose le matériel photographique, monte le trépied et fixe un des appareils dessus. L’élégant entre à son tour, sort un autre appareil et commence à mitrailler les gradins qui se remplissent. Ille prend la direction des vestiaires avec le grand sac de sport. Je demande des renseignements sur ce drôle d'équipage:

– Ce sont les photographes envoyés par le département universitaire d'arts plastiques. L'un d'eux va entrer sur le tatami dans quelques minutes.

– Comment s'appellent-ils ?

– Sam et l'autre, c'est Valérian. Sam va commencer une démonstration de jujitsu dans un premier temps. Malo, tu ne les connais pas ? Sam et Val ont reçu des prix pour certaines de leurs œuvres photographiques. Sam est un athlète assez connu.

– Ah bon ! J’avoue que je ne le savais pas. D’accord, merci !

– Si tu veux voir Sam, magne-toi, il est le premier à passer.

C'est bien un garçon puisque mon collègue a dit " il ". Sans attendre, j'entre dans les vestiaires. Consciencieusement, Sam s’étire et chauffe ses muscles. À côté de lui, un garçon d'une vingtaine d'années vocifère :

– Non mais ça va pas la tête ! Tu m'as vu! Je ne vais pas me battre contre une tapette ! De quoi je vais avoir l'air ? Gueule le type très énervé.

« Une tapette ? » Me dis-je. Je ne sais plus vraiment ce qu'il faut en penser. De toute façon, ça ne retire rien au charme de cette tapette. J’irais bien lui dire deux mots à ce malotru !

─ Anthony, tu ferais mieux d'y aller, car si tu déclares forfait devant un mec qui ressemble à une fille, on risque de bien se foutre de ta gueule, mon gaillard. Alors tu devrais te calmer et te concentrer.

L'entraîneur commence à s'impatienter face à la mauvaise humeur de son poulain, le malotru, qui fait toute une histoire pour pas grand-chose :

─ Il abandonnera certainement pendant la première partie du combat. Allez ! Vas-y ! Il n'y a pas de quoi en faire un plat. Ça va être une promenade de santé pour toi.

─ Je te préviens je ne lui ferai pas de cadeau à cette mauviette !

Je me mets à sourire et je me dis qu'il risque d'être surpris en voyant la « mauviette » ou la « tapette » qui est aussi grande et musclée que lui, si ce n'est plus. La mauviette continue ses assouplissements sans se départir de son calme, tout en lançant des regards en coin à son adversaire. Il n'y a pas d'erreur, c'est bien un garçon puisqu'il combat contre un autre garçon.

Déjà le commentateur décrit ce qu'il va se passer sur le tatami :

─ Le jujitsu regroupe des techniques de combat à mains nues. Il est apparu au même moment que la création d'une classe sociale de combattants ou bushi. Littéralement " art de la souplesse ", le jujitsu...

Quelques minutes plus tard, après les saluts de rigueur et le HAJIME de l'arbitre, le combat s'engage. Alors là, les choses commencent à vite se gâter pour Anthony qui n'a jamais le dessus. En fond sonore, derrière les bruits des combattants, les explications du commentateur continue. Je suis admiratif de l'efficacité de ce Sam. Sa rapidité, sa précision et sa concentration en font un grand combattant. Les trois parties du combat se découpent avec un HIKIASHI et un IPPON pour Sam. La deuxième partie est enquillée dans la foulée et finit par la soumission de base, un KIMURA. L'arbitre central annonce IPPON, en concertation avec les arbitres latéraux et après consultation de l'arbitre de table, tous décident d'accorder sans conteste un FULL IPPON pour Sam, alors que la dernière action a eu lieu avant la fin du temps réglementaire. En moins de trois minutes, le tour était joué. Victoire écrasante de Sam qui n'a laissé aucune chance à l'énervé qui repart en direction des vestiaires, fou de rage.

Vingt minutes plus tard, fraîchement douché, Sam est derrière ses objectifs. À son tour, il mitraille les aires de combat. Je prends place sur le tatami car c'est l'heure des démonstrations de taekwondo. Motivé par ce que j'ai vu, j'exécute un très beau combat avec un adversaire que je connais déjà. L'issue est sans grande surprise pour les amateurs de ce sport : un champion international comme moi ne pouvait pas perdre, à priori, enfin, parfois, il y a des surprises. Après ma victoire et mon retour des douches, je suis un peu déçu de ne plus voir Sam, alors que Val est fidèle au poste. Après une première session de boxe anglaise, le ring accueille du muay thaï. Je ne veux pas rater cette discipline. Le commentateur donne de nouvelles explications :

─ Surnommé l' "art des huit membres" en référence aux huit parties utilisées des bras et des jambes, le muay thaï est un sport de combat et un art martial thaïlandais très ancien. Les pratiquants sont appelés nak muays...

Je vois Sam monter sur le ring, tout de noir vêtu. Combien de sports de combat pratique-t-il ? Il attend son adversaire, un jeune homme d'une petite trentaine d'années de même gabarit que lui. Il pose un regard inquiet sur Sam. « Ils doivent se connaître et estimer la valeur de l'autre. » Sam jauge avec un regard froid. Cette fois, le combat est plus âpre qu'au jujitsu. Aucun ne laisse d'ouverture à l'autre. Tout d'un coup, un léger ralentissement de déplacement de Sam, et son adversaire croit à une faiblesse, alors que bien au contraire, tout s'accélère. C'est fatal pour le trentenaire qui subit une avalanche de coups de pied et coups de poing. L'apothéose est un coup de pied circulaire. Sam n'a ni bras ni jambe dominants. Chaque coup donné est un coup à bout touchant. L'adversaire est bien sonné, il titube. Après s'être accroché aux cordes, l'arbitre arrête le combat. Sam salue et descend du ring sans attendre la fin des applaudissements. Toujours aussi flegmatique, il rejoint les vestiaires. Je m'approche de Val et tente de lier connaissance :

– Bonjour! Je m'appelle Malo et je suis un des organisateurs. Je voulais savoir si tout allait bien, si vous aviez besoin de quelque chose.

– Pardon ? Moi, c'est Valérian. Tu n'es pas plutôt là pour parler avec Sam ?

– Euh !...Non !

– Je t’ai vu dans mon objectif, d'ailleurs tu rends très bien au téléobjectif, me rétorque Valérian avec un petit air amusé.

– Enfin, euh... oui, mais non...

– Ne t'en fais pas, il va bientôt arriver après la douche car on a encore quelques heures de boulot.

Val me confirme le genre de Sam avec ce " il ". Sam est de plus en plus intrigant pour moi.

– D'ailleurs, je suis étonné que tu ne l'aies pas reconnu.

– Non, je ne l'ai jamais vu avant aujourd'hui.

– Tu n'es pas amateur de photographies et de reportages ni de jujitsu ni même de Muay thaï. Remarque, il ne signe pas toujours ses œuvres et n'a plus le temps pour combattre en compétition. Enfin si tu veux lui parler, il faudra attendre que le travail soit fini. Il est très pointilleux et concentré sur tout ce qu'il fait.

– J'ai bien remarqué lors des combats. Bien, je vous remercie et vous souhaite bon courage.

– Au fait, tu peux me tutoyer.

– D'accord !

Nous nous saluons d'un geste de la main. Je m'éloigne et je reste à l'affût.

Ce Sam m'intrigue en plus de me charmer. Je lui trouve un côté farouche fascinant, mais maintenant la curiosité est un nouvel élément qui me pousse vers cet homme. Je retourne aux vestiaires. Sam discute avec un homme trapu au sourire solaire d'une petite quarantaine d'années qui lui masse énergiquement les épaules. Il lui parle de façon volubile et chaleureuse. Régulièrement, Sam penche la tête en avant en guise d'acquiescement. On sent du respect et une sorte de tendresse entre eux :

– Bon, mon grand, je te laisse. Je vais voir les autres combats. Fais attention sur la route avec ton engin. Je compte sur toi mercredi prochain pour l'entrainement des petits.

– Tu passeras le bonjour à Sarah. Embrasse bien fort Fouad. Au revoir, Sensei Jibril.

– T'inquiète pas, mon fils, qu'elle va savoir que tu as mis au tapis un de ses élèves et amis, espèce de sans-pitié ! De toute façon, tu vois Fouad mercredi. On mange tous les trois ensemble. Bon, allez, j'y vais. Bisous mon grand. Je t'aime.

Ils se prennent dans les bras quelques secondes. Le sensei Jibril se dirige vers les tatamis.

Je suis hésitant : comment amorcer la conversation ? Je me sens intimidé.

– T'as un truc à me dire ? M'interpelle Sam sans même me regarder.

– Euh, non. Enfin oui. Beaux combats ! C'était impressionnant.

– Merci. Il y a autre chose ? J'ai encore du boulot, alors fais vite !

– Euh oui. Puis-je t'appeler ? Peut-on se revoir ? As-tu un numéro de portable ?

– Pas de portable mais j'ai un téléphone fixe.

– S'il te plaît, puis-je l'avoir ?

Sam farfouille dans son sac de sport, sort un gros feutre et prend d'office mon avant-bras, puis écrit son numéro dessus.

– Voilà ! C'est fait ! À plus !

– Tu ne veux pas savoir mon nom ?

Sam s'est déjà éloigné à grands pas et me répond d'une main en l'air en guise de salut.

Je lui crie :

─ Je m'appelle Malo !

Il n'a pas dû m'entendre. Tant pis. Je regarde mon avant-bras et je me demande si je vais l’appeler. C'est le type le moins loquace que j'ai eu le loisir de rencontrer. Ma curiosité est-elle plus forte que mon dépit ? Sam exerce une fascination sur moi. J'aime son côté androgyne qui pique mon désir d'homme bisexuel.

Je continue toute la journée à « espionner » les deux photographes. Je les vois manger des bento faits maison et travailler tout l'après-midi. À 18 heures, les gradins sont vides. Avec prolixité, Valérian discute avec d'autres étudiants pendant que Sam range le matériel. Il est toujours aussi calme que pendant ses combats ou ses prises de vue. Il sort avec son barda, il commence à le sangler sur la moto, puis s'assied sur le biplace en attendant patiemment son comparse qui n'est toujours pas sorti. Il a extrait un livre de la poche de son blouson. Il est plongé dans sa lecture, lorsque Valérian arrive sur le haut des marches et continue son papotage avec force de gestes et de petits cris aigus. Sam range son bouquin, enfile son casque et fait démarrer la moto : cela doit être le signal de départ, car le bavard se précipite et s'assied à califourchon sans que Sam n'ait à se lever. Je regarde l'engin s'éloigner. Je vois la main gantée de Sam qui me fait un signe d'adieu.

J'ai recopié le numéro de Sam. Je suis assez excité. À ce moment-là, je ne sais pas encore que cette rencontre va être le tournant le plus important et le plus radical de ma vie future.

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