Chapitre 3 - Thorvaldur et Sam - La rencontre

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Le lendemain de sa rencontre avec Sam, Malo lui téléphonait. Il fut invité sans plus de chichis. Val l'attendait devant une grande porte cochère:

«Vas-y entre! »

Val entra dans un grand atelier avec une immense verrière fraîchement rénovée. L'intérieur était aussi en cours de réhabilitation. Sam était assis dans un vieux fauteuil bleu élimé. Il lisait. Il leva les yeux vers le nouvel arrivant et posa son bouquin:

«Salut! T'as trouvé facilement?

- Oui, oui, pas de souci.

- Val apporte nous du thé, s'il te plaît. Et se tournant vers Malo. Bon à part faire du taekwondo, tu fais quoi dans la vie?

- Depuis quelques mois, je suis architecte dans un cabinet de la région.

- Tiens, c'est marrant. Nous cherchons un architecte pour faire des plans fiables pour nos friches industrielles. Pour l'instant, on bloque car on voudrait transformer un ancien atelier de tissage en salles de sport avec sanitaires, sans compter les appartements et les deux magasins en façade qui sont en cours de rénovation. Il y a énormément de travail.

- C'est très intéressant comme projets.

- On a rencontré quelques architectes mais leurs profils n'étaient absolument pas compatibles avec notre philosophie de vie. Oui, parce que je veux qu'il vive ici dans le second atelier d'artiste. Le gros œuvre y a été fait, il n'y a plus que de la décoration d'intérieure à finir.

- Quelle est cette philosophie de vie si difficile à suivre?

- Nous sommes tous des hommes de la communauté LGBTQIA+, on ne veut pas de cis avec nous ni de femme pour le moment. Ici c'est notre espace de liberté. En plus, tu dois être accepté à l'unanimité par tous les mecs. Alors tu vois que ça beau être des chantiers très intéressants et importants, c'est quand même pas à la portée de tout le monde.

- Ouah! C'est pas un peu sectaire comme façon de voir?

- Peut-être, mais tant que le monde extérieur sera comme ça avec nous, et bien, on vivra entre nous, bien tranquille.

- Je comprends. Il y a deux choses dont je suis sûr: la première c'est que je suis bisexuel depuis toujours, mais ça je ne peux pas vous le prouver. La deuxième chose, c'est que je voudrais bien travailler sur votre "endroit". Si tu me fais visiter et si je peux prendre quelques photos, je t'enverrai des idées d'ici peu de temps.

- D'accord! Allons-y!

-Oulala! Tu as tapé dans l'œil de Sam! Je suis impressionné! Normal, tu as un charme irrésistible. C'est rare que notre "cœur de pierre" donne une chance à un étranger! Alors là, je suis sur le cul! s'étonna Val, plutôt content.

- Bon, au lieu de dire des conneries, appelle les amoureux et dis-leur de venir nous rejoindre.»

Sébastien, Victor et Afred attendaient dehors avec Val. Ils avaient été "emmerdés pendant leurs ébats" comme le gueulait Victor:

« Punaise, tu nous emmerdes même un dimanche! On était prêt à remettre le couvert. J'avais bien envie de refaire le petit train! J'te préviens, on pue le chacal, on n'a sauté dans un froc et un tee-shirt, et hop, on est là!

- Premièrement, n'insulte pas les chacals, et deuxièmement, tu vas m'adorer et regretter ce que tu as dit: j'ai peut-être trouvé un architecte. Alors, qui ferme sa grande gueule toute mignonne et dis merci?»

Ce fut comme ça que Malo entra dans la communauté.

Le lendemain, Sam partait seul pour des recherches pour un mémoire sur la tapisserie de Bayeux. Après avoir regardé attentivement et fait des croquis de la dite tapisserie, il choisit de se reposer dans un joli jardin public très bien arboré. Ce fut à cet endroit qu'il vit un grand homme au regard perdu. C'était un concentré de stéréotypes du viking que l'on a depuis le 19ème siècle: grand, solide et blond aux yeux clairs. Ce "normand" semblait sortir de la tapisserie. Il était plongé dans ses pensées qui devaient être tristes ou désabusées. Sam photographia des arbres et laissa le beau viking à ses réflexions.


Thorvaldur était un colosse aux pieds d'argile. Ses presque deux mètres et ses plus de cent kilos étaient autant un avantage face au monde sans pitié, qu'un handicap face à ses désirs refoulés. Surtout, il y avait tous ces mots qui ne sortaient pas, qui se bousculaient, qui s'embrouillaient et se cognaient contre ses dents. Son bégaiement était arrivé à l'âge de cinq ans au moment du décès de sa mère, juste après la naissance de sa petite sœur, Ölrún.

Il se souvenait encore de toutes ces femmes en noir qui, à l'enterrement, le serraient contre elles et le câliner, tout en lui disant quelques douceurs et en le pressant de conseils. Ainsi que tous ces hommes, un peu brusques, qui lui demandaient d'être "un homme et d'arrêter de pleurer", car "son père aurait besoin de lui", il fallait "qu'il montre le bon exemple et s'occupe de sa petite sœur". Non seulement il avait perdu sa mère adorée, mais en plus il devait faire face à des responsabilités qu'il n'avait jamais imaginé. Voir son grand bonhomme de père s'accrocher à Ölrún et refusant de la donner à qui que ce soit, ce géant placide et tendre, solide comme un roc, qui avait été le pilier de leur famille, s'effondrer sur la tombe de sa femme adorée, avait été un spectacle qui marqua profondément Thor. Son père mit des années à sortir de sa dépression. C'était un père attentionné et discret. Malgré les difficultés de communication, ils avaient noués des liens forts.

"Comment il va s'en sortir le Tudal avec ses deux mômes?", "Trouvera-t-il une islandaise pour se marier avec lui?", "Va-t-il retourner en France?"... Ce flot de questions attendait-il des réponses? Thor les avait entendu et avait eu l'impression qu'on les lui posait, lui qui était submergé de chagrin. Lui qui se sentait islandais n'imaginait pas changer de pays, même s'il savait bien que son père était breton donc français.

Il avait la chance d'être populaire auprès de ses copains d'école qui eux, ne posaient pas de questions et étaient restés comme d'habitude, juste un peu ennuyés les premiers jours, mais rapidement les jeux à la récréation reprirent et tous les enfants oublièrent. Les copains et l'institutrice avaient remarqué qu'il parlait moins et qu'il se mettait à l'écart, mais cela semblait normal. À l'école et à la maison, on entendit son bégaiement, il y eut quelques moqueries et quelques inquiétudes et puis, progressivement, tous y étaient fait.

Après ses études secondaires, à l'âge de dix-huit ans, Thorvaldur était parti tout seul à Caen en France afin de faire des études de langues nordiques et germaniques. Aujourd'hui, il rencontrait Sam en visitant un jardin public où un célèbre hêtre pleureur impressionnait par sa taille et par sa majesté. Ses branches couvraient une très grande surface et étaient soutenues par des armatures métalliques. En ce dernier jour lumineux de septembre, Sam était vêtu d'un pantalon de treillis, d'un tee-shirt noir et surtout son gilet multi-poches de reporter en toile beige. Il portait une besace qui paraissait assez lourde. À genoux, son œil collé au viseur, il mitraillait pacifiquement les frondaisons mourantes du grand arbre où le soleil chatoyait. Le sol était recouvert d'un tapis de feuilles allant du jaune à l'orangé. «Cela doit donner de très belles photos!» pensa Thor. Il ne voyait pas son visage mais très bien son crâne rasé. Thor s'était assis sur une bordure de pierre entourant un grand conifère. Le photographe s'approcha de lui :

«Salut, je vous prie de bien vouloir m'excuser de vous déranger. S'il vous plaît, serait-il possible de vous prendre en photo avec cet arbre afin de mieux évaluer sa taille?»

Comme à son habitude, Thor a commencé par rougir puis, après une grande inspiration, avait répondu avec précipitation :

«Bonjour. Oui, je veux bien être pris en photo.

- Merci beaucoup, dit Sam en souriant.

À ce moment-là, Thor était sûr que c'était une jeune femme qu'il avait en face de lui.

« Au fait, je m'appelle Sam et je suis en faculté d'Arts Plastiques. Je suis sur un projet qui a pour sujet la Tapisserie de Bayeux. Je l'ai nommé un peu pompeusement "la Tapisserie de Bayeux ou la propagande normande".

- Moi, c'est Thorvaldur. Tu peux m'appeler Thor. Je suis étudiant en langues nordiques à l'université de Caen. Mais je viens d'Islande.

- Cela nous fait des points communs: être étudiants et les pays nordiques. Je travaille sur un exposé sur "les arts et les artisanats scandinaves avant 1066". Sinon je photographie la Nature et ce qui me plaît.

- Les arbres te plaisent, alors?

- C'est un de mes sujets favoris. Et toi aussi tu es très plaisant dans l'objectif. Après t'avoir pris en photo si tu as du temps, on pourrait discuter si tu veux.

- Avec plaisir. J'ai toute la journée devant moi.

- Je t'invite à manger.»

Sam avait dû jeter un sort à la timidité maladive de Thor qui se sentait à l'aise, léger sans poids sur la poitrine ni sur la langue. Un quart d'heure après, ils partirent déjeuner à la terrasse d'un petit restaurant de la vieille ville dans les dernières chaleurs de septembre.

C'est comme ça que tout a commencé entre Sam et Thor. Sam lui a expliqué gentiment mais fermement que même si son corps était de sexe féminin, il avait toujours était un garçon quoi que les gens en disent:

« Je suis une des formes du T du sigle LGBTQIA+, dit-il gentiment. Je vais te faire un résumé de mon identité de genre. Je suis un homme gay dans un corps de femme. Tu vas me dire que ça revient au même, mais pas du tout car je subis ce corps. Il me manque une bite et des couilles et je me trimballe un utérus et des ovaires qui ne servent à rien et un vagin que je n'utilise pas! Je me suis retiré du monde des relations romantiques car c'est très difficile d'être compris par un autre homme. Le peu d'hommes que j'ai approché, sont souvent bisexuels car ils sont plus à même de s'approcher de ma réalité et encore pas tous. Je dis que je suis aromantique et asexuel: c'est trop dangereux d'aimer qui que ce soit pour quelqu'un comme moi. Mes sentiments vont à ma poignée d'amis. De toute façon je n'aurais pas de temps à consacrer à qui que ce soit au quotidien.»

Thor était très étonné que quelqu'un se livre comme ça sans tabou. Sans s'en rendre compte, une larme qui lui coulait sur sa joue: il avait entendu au-delà des mots les maux que Sam devait endurer. Sam prit une des mains de Thor et la serra puissamment:

«Thor, pas de souci pour moi, je ne suis pas une victime. T'as pas vu le corps d'athlète que je me suis forgé!»

Sam gonflait ses biceps, ses triceps et ses quadriceps en bombant le torse en souriant encore et encore. Ce fut alors comme un barrage qui cède sous la pression accumulée, après une longue hésitation, un peu de bafouillages et la poitrine oppressée, Thor se raconta. C'était la première fois qu'il parlait de son «secret» à voix haute:

«Jeee, jeee, jeee ssssuis gay!» C'était sorti douloureusement.

Sam se tut et l'écouta déverser tout cet inénarrable, tout ce poids accumulé depuis tant et tant d'années. Il est toujours plus facile de dire à un inconnu qui on est: si c'était mal pris, on avait aucun compte à rendre et l'on ne se reverrait jamais, alors on ne risquait rien. Si c'était bien pris, c'était un soulagement qui vous donnait un peu de courage pour continuer. C'était d'ailleurs ce que lui-même avait fait, en se racontant à Thor:

«Je me suis toujours senti différent des autres garçons. Pas parce que je jouais à la poupée, même si je l'ai fait avec ma sœur Ölrún, mais parce que leur intérêt à regarder sous les jupes des filles ou espérer en embrasser une, me dépassait. Moi je voulais embrasser mon voisin de pupitre, Ásgeir. Il était plus costaud que moi à l'époque. J'avais envie de me blottir entre ses bras.»

Plus Thor parlait à Sam, plus son bégaiement s'atténuait.

«Pendant la période du collège à Akureyri au nord de l'Islande, j'ai cru que ma timidité et mon jeune âge pouvaient expliquer mon désintérêt envers les filles et mon désir grandissant envers Ásgeir. Puis au lycée à Reykjavík, je me suis fait une raison: Ásgeir avait trouvé une petite amie qui ne le quittait pas. Alors pour faire comme tout le monde et ne pas éveiller les soupçons, j'ai eu aussi quelques petites amies. Si je fermais les yeux pour les embrasser c'était parce que je n'aurais pas réussi à le faire en les regardant. J'ai bien essayé de coucher avec elles mais à chaque fois c'était le fiasco. Une rumeur a commencé à circuler: celle de mon impuissance. On m'a surnommé Yvarr le désossé. Tu connais certainement?

- Oh que oui! C'est un des fils de Ragnarr Loðbrók. On ne sait toujours pas si c'était de l'impuissance, la maladie des os de verre ou une autre pathologie qui lui a valu ce surnom.

- Grâce à mon physique que l'on dit «viril», je fais 1 M 96 et je pèse 106 kilos, personne n'imagine que je puisse n'aimer que des garçons. Et pourtant!

-"Tout n'est qu'apparence, non?" comme le disait Alberto Giacometti.

- Tout est apparence rien qu'apparence! Ça c'est sûr.» Thor se tut un moment. Son regard s'égara, puis il reprit:

«Ásgeir que je croyais être un ami, s'éloigna de moi et de ma sale réputation. J'ai eu mon diplôme de fin d'études secondaires. Ayant eu vent de ce surnom, mon père me proposa de poursuivre mes études en France. C'est un ancien marin-pêcheur français qui s'est installé en Islande suite à une grave blessure à la jambe. Il est resté immobilisé pendant plus d'un an. Il a rencontré maman et voilà. Ça fait plusieurs dizaines d'années qu'il vit en Islande et n'est jamais retourné en France.»

Thor avait presque cessait de bégayer: était-ce l'état de confiance et de confidence avec Sam qui l'avait aidé? Il reprit après un court arrêt:

«Mon père a les deux nationalités, ça a facilité les démarches administratives pour mon installation ici. Je n'ai toujours parlé que français et breton avec lui, et anglais et islandais avec maman qui était infirmière. Elle est décédée juste après la naissance de ma sœur. Donc naturellement, j'ai étudié des langues étrangères. Il faut dire que papa et moi avons un défaut qui peut nous être utile: nous avons l'oreille absolue. C'est pour ça que j'évite les endroits bruyants et cacophoniques: c'est douloureux et cela me donne des maux de tête. Après c'est précieux pour apprendre le violon. J'en fais depuis mes trois ans, c'est un passe-temps que nous avons en commun avec papa. Ma sœur cadette Ölrún, elle n'a pas hérité de ce don. Au fait, elle a quatorze ans et vit avec papa au pays.»

Il avait changé de sujet comme pour reposer son émotion. Sam l'avait bien compris.

«Tu apprends quelles langues?

- Je connaissais déjà le danois, le norvégien, l'anglais et l'allemand. Je me suis mis au suédois et au finnois. J'apprends le néerlandais sur internet. Le plus difficile est de les écrire en ne les mélangeant pas.» Dit-il en souriant.

- Tu joues du violon. Ça c'est sympa. J'aimerais bien t'entendre. Tu joues quel style de musique?

- Je joue plutôt de l'alto: j'ai de trop grands et gros doigts pour le violon! Sinon je suis éclectique j'aime un peu tout du folk au classique. J'ai trouvé un petit groupe de personnes qui font des concerts dans les fêtes locales ou des bars de nuit, alors je les suis avec mon alto et mon archer. Papa m'a appris des musiques bretonnes comme la gavotte, le jabadao ou l'an-dro. Dans les bars, on est payé, c'est toujours ça. De temps en temps, je fais la manche l'été: il ne faut pas le répéter à mon père, il serait furieux! dit Thor en riant de bon cœur.

- Tu habites sur Caen je suppose?

- Oui, dans une petite maison que je partage avec plusieurs autres étudiants. Bien sûr, personne n'est au courant pour mon homosexualité.

- De toute façon cela ne regarde personne. Pourquoi lorsque l'on ne rentre pas dans la norme bourgeoise, on doit rendre des comptes sur notre sexualité ou asexualité? Il faut juste tenter d'être honnête avec soi-même. C'est déjà pas mal.»

Thor aurait aimé être honnête avec lui mais ce n'était pas vraiment le cas: il continuait à mentir aux femmes avec lesquelles il sortait encore. Dès qu'elles montraient des velléités de désirs sexuels, il les quittait aussi sec. Il était connu pour être un dragueur alors que jamais au grand jamais, il n'avait ne serait-ce qu'une seule fois pris l'initiative d'une approche quelconque. Il n'osa pas avouer cela à Sam, il avait particulièrement honte de son inconduite.

Après cette conversation à bâton rompu, tous les deux savaient qu'ils seraient là l'un pour l'autre et pourraient se réchauffer l'âme auprès de l'autre. En une journée, comme un coup de foudre amoureux, une amitié fraternelle était née. Ils entretinrent une correspondance régulière et fournie.

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