Chapitre 6 - La solitude de Thorvaldur

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On m’a souvent décrit comme une sorte de force de la nature, alors que je me sens plus comme un colosse aux pieds d’argile. Cela peut paraître un avantage d’être grand et costaud dans un monde sans pitié, mais ça a toujours été un handicap par rapport à mes désirs profonds et refoulés.

Il y a aussi tous ces mots qui ne sortent pas, qui se bousculent, qui s'embrouillent et se cognent contre mes dents, mon palais et sur ma langue. Mon bégaiement est arrivé à l'âge de cinq ans au moment du décès de ma mère, juste après la naissance de ma petite sœur, Ölrún.


Parler avec Sam m’a fait me sentir plus léger. J’étais à l’aise, sans poids sur la poitrine ni sur la langue. Il a dû me jeter un sort ! Ça me fait sourire, mais en même temps, j’ai oublié l’espace d’un moment ma timidité maladive. Je me souviendrais de ses dernières chaleurs de septembre et de cette courte conversation. J’espère qu’il m’enverra les photos. Peut-être mettra-t-il son nom et son adresse sur l’enveloppe ?


Cela fait deux jours que j’ai rencontré Sam et je n’arrive pas à me le sortir de la tête. Il est d’une beauté surprenante. J’aime les hommes asiatiques depuis que je suis adolescent. Ils m’attirent comme un aimant.


Je suis étonné d'avoir eu le courage d'aller lui demander de me prendre en photo. Pourquoi lui ai-je parlé alors que cela faisait des heures que je ruminais les souvenirs douloureux ? Des souvenirs que je pensais avoir ensevelis tout au fond de moi, comme l’enterrement de maman, le désespoir de papa et l’arrivée honnie de ma petite sœur Ölrún.

Si je me replonge dans ces souvenirs se sont les odeurs précises dont je me souviens. Les effluves d’eau de Cologne mêlées à celle de la naphtaline émanant des robes noires des femmes affligées qui me serrent contre elles et me câlinent, en me disant des douceurs. Les senteurs de neftóbak, le tabac à priser, et de suint de mouton provenant des vêtements des hommes un peu brusques qui me demandent d'être " un homme, un vrai et d'arrêter de pleurer ", car " ton père a besoin de toi ", il faut " que tu montres le bon exemple et t'occupes de ta petite sœur et de ton père ". Je ne me souviens d’aucun visage, juste de ces relents de tristesse et de directives.

Je viens d’avoir cinq ans. Je viens de perdre ma mère. Je dois devenir un homme. Un homme, un vrai. C’est quoi être un homme quand on a cinq ans ? Est-ce mon grand bonhomme de père qui gueule si on essaie de lui prendre cette boule de layette hurlante qu’il presse contre lui ? Est-ce cet éploré inconsolable ? Est-ce le géant placide et tendre, qui a été solide comme un roc et le pilier de notre famille et qui s'est effondré sur la tombe de maman, sa femme adorée ? C’est quoi être un homme, un vrai ? Je ne sais toujours pas ce qu’est être un homme, alors à cinq ans !


Mon père a mis des années à sortir de sa dépression. Il a toujours été un mari et un père attentionné et discret, mais aussi, un bourru et un taiseux. Malgré nos difficultés à communiquer, nous avons une relation forte. Il est souvent maladroit, mais il est là à chaque moment important de ma vie.

Les jours passent et le village tout entier se pose des questions :

─ Comment il va s'en sortir le Tudal avec ses deux mômes ?

─ Trouvera-t-il une islandaise pour se marier avec lui ?

─ Va-t-il retourner en France ?

Ce flot de questions attendait-il des réponses ? J’en doute. À l’époque, j’ai cru qu’on me les posait. Je ne comprenais pas. J’imaginais que j’allais changer de pays, alors que je suis islandais comme tout le monde au village. Je sais que papa est breton donc français, mais il vit et parle islandais. Il est marié à une islandaise. Il est islandais. Pourquoi devions-nous aller en France ?

─ Mon petit Thor, ne te fais pas de souci. Papa t’assure qu’on reste dans notre village, tout près de maman, m’a-t-il répondu en français. La langue de nos échanges a toujours été le français ou le breton.

Maintes fois, il me serre contre lui, et maintes fois, ses larmes ont détrempé mon cou, mon visage et mes cols de chemise. Malgré sa tristesse, il a su apaiser mes inquiétudes enfantines.

Ça a été un soulagement de savoir que nous allions rester chez nous en Islande.


C’est bien plus tard que je me suis expatrié. Je devrais dire plutôt que j’ai dû m’expatrier. Juste après mes études secondaires, à l'âge de 18 ans, je suis parti tout seul à Caen en France afin de faire des études de langues nordiques et germaniques. Maintenant, je sais que c’était ce qui avait de mieux à faire. Avoir rencontré Sam ou les autres musiciens de mon groupe de folk me prouve que je n’y ai pas perdu au change.


Lorsque je suis arrivé en août, j’ai vu punaisée l’affichette d’un groupe de musique folk-breton, cherchant un violoniste, je me suis présenté à l’audition. Grâce à papa qui m’a appris des musiques bretonnes comme la gavotte, le jabadao ou l'an-dro, j’ai pu intégrer la formation. Tous les deux nous jouons du violon et de l’alto, et avons l’oreille absolue. C’est très utile pour la musique et l’apprentissage des langues, mais beaucoup moins dans la vie de tous les jours. J'évite les endroits bruyants et cacophoniques comme les karaokés par exemple : c'est douloureux et cela me donne des maux de tête.

Avec le groupe, on fait des concerts dans des fêtes locales ou des bars de nuit, alors je les suis avec mon alto et mon archer. On est payé, c'est toujours ça. De temps en temps, je fais la manche : je ne l’ai pas dit à mon père, il serait furieux !


Cela fait trois semaines que j’ai rencontré Sam. Ce matin au courrier, il y a une grosse enveloppe cartonnée. Elle contient une dizaine de clichés en couleur : Je suis plus beau sur ses photos qu’au naturel. Sam a glissé une aquarelle du saule pleureur de Bayeux et une lettre :


« Cher Thorvaldur,

J’espère que ces épreuves photographiques te plairont et feront plaisir à ton papa et à ta sœur. J’ai passé un bon moment avec toi. Je ne suis pas de nature loquace. J’ai dû te paraître très impoli, tu n’as pas tort. Je ne suis pas à l’aise lorsque je ne connais pas bien les gens. Malgré tout, sache que je t’ai trouvé très sympathique. Tu as fière allure.

Si un jour, tu passes dans la ville où j’habite, je me ferais un plaisir de t’accueillir. Nous avons la place. Si je t’invite si facilement, c’est que mon gaydar a vibré. C’est très présomptueux de ma part, mais je parierais bien que tu es comme moi. Si ce n’est pas le cas, je ferais une exception en te laissant venir nous rendre visite. Nous sommes des hommes gays ou bisexuels qui vivons dans une assez grande propriété. Chacun a son chez lui. Enfin si tu viens, tu verras bien.

Si tu le souhaites, je peux entretenir une correspondance papier avec toi. Je ne me sers pas des réseaux sociaux ni de téléphone cellulaire. J’aime bien ma tranquillité.

Je ne promets pas d’écrire de longues lettres, car j’ai un emploi du temps bien chargé : entre les études, les entraînements sportifs et la rénovation des « Ateliers du Bonheur », notre chez nous, je suis au taquet comme dirait mon meilleur ami, Val. Je pourrais par contre me fendre de quelques haïku, poèmes, dessins ou photos de temps à autre.

Cordialement à toi.

Sam ULMENHOLZ

Les Ateliers du Bonheur

Avenue des chênes

02.00.00.00.00 »


Je découvre son joli nom de famille qui veut dire bois d’orme. Tout est étonnant chez lui. Sa lettre me réjouit. Elle est simple et me réchauffe l'âme. Il a pu me décrypter, lire en moi. Je suis surpris et soulagé qu’il sache pour mon orientation amoureuse. Tout ça alors que nous nous sommes juste croisés moins de dix minutes. C’est la première fois que je me sens en sécurité. Une amitié fraternelle est-elle née ? Je vais un peu vite en besogne, mais j’ai tellement besoin de parler de ce que je ressens à quelqu’un. J’espère que l’on pourra entretenir une correspondance régulière.

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