Chapitre 4 - Thor et Malo - La rencontre
Cela faisait maintenant un an que Sam avait rencontré d'une part, Malo qui avait emménagé dans la communauté des "Ateliers du Bonheur", et d'autre part, Thor avec qui il entretenait toujours une correspondance. Le confinement dû au COVID19, leur permirent de mieux se connaître: ils avaient de longs moments sur des messageries-vidéo ou au téléphone.
Lorsque le confinement prit fin, Sam partit en Asie du Sud-est pour un rapide périple d'un mois et demi. Il racontait à Thor en mots et en images, tantôt la lourde chaleur saturée d'humidité sur les vertes plantations de théiers à flan de collines autour de Dalat au Vietnam où serpentaient des chemins de terre rouge-orangé. Tantôt les eaux calmes du Mékong qui devenaient tumultueuses et furieuses après les chutes de Khone au Laos. Ou bien encore, les bouillonnements bruns et ocres du fleuve Jaune aux chutes de Hukou et l'étonnante pierre brillante appelée Guǐshí se situant juste en dessous de la cascade: cette pierre montait et descendait mystérieusement en fonction du niveau de l'eau. A son retour, Sam fit un arrêt dans la communauté de Bretagne. Il lui narra l'odeur de la géosmine et des autres composés volatils du pétrichor présents sur le sol qui étaient libérés sous forme d'aérosol et transportés grâce au vent pour alerter à l'entour de l'imminence de précipitations aux abords des forêts. Sam lui décrivait l'intense plaisir physique de se rouler sur des tapis de mousses humides, de frotter son corps à la rugosité des écorces d'arbres. Thor qui ne voyageait pas, faisait des expériences sensibles à travers ses images et ses mots, mais aussi ses croquis et autres collages sans parler des nombreux haïkus que Sam lui avait écrits.
Sam avait été l'ouverture sur le monde qui manquait à Thor. Ce fut à ce moment-là, qu'il décida d'accepter l'invitation de Sam de vivre dans la communauté qui avait élaborée avec Val. Vivre sans mensonge tout en étant protégé du monde, était ce qu'il avait de mieux à faire. Thor avait essayé sans cesse de chercher à rejoindre le modèle unique que proposait la société, être un bon hétéro comme dans tous les films ou séries, même les livres ne proposaient que ce genre de possibilité pour un garçon de sa stature. Il ne pouvait qu'être «viril», puissant et protecteur envers les femmes et même envers les hommes. Alors qu'il voulait se pelotonner dans les bras d'un amoureux. S'il avait été bravache et bruyant, ça n'aurait choqué personne. C'était une fuite perpétuelle vers un autre Thor mais il ne l'atteignait jamais. Aujourd'hui, il avait décidé de se risquer à être lui-même. Sam avait bien réussi à être ce qu'il était sûr d'être, alors pourquoi pas lui?
En début septembre, sans vraiment savoir ce qu'il allait faire de sa vie là-bas, il déménagea de Caen et rejoint les quelques hommes déjà sur place. En plus de Sam et Val, les entrepreneurs, Victor et Sébastien s'étaient installés dans la maison où avaient vécu tous les directeurs généraux des siècles derniers de ces bâtiments industriels. Ils furent rapidement rejoints par Alfred, un menuisier émérite, non seulement sur les chantiers mais aussi dans leur lit. Ils étaient tous les deux tombés sous le charme d'Alfred. Ils formaient une excellente équipe soudée et complémentaire. Cela faisait presqu'un an qu'ils avaient un architecte pour les guider. Malo avait été choisi par Sam, qui lui avait offert un atelier rénové comme cabinet de travail. Il n'avait pas fallu plus de dix secondes pour accepter la proposition faite par Sam d'être son architecte "personnel".
Quelques jours après son arrivée, Sam demanda à Thor de lui rendre le service d'aller chercher son ami Malo à la gare. Sam lui confectionna un panonceau avec le nom complet de Malo. Thor y alla avec Val car il n'avait pas encore de permis de conduire. Val attendrait dans la camionnette: en aparté, Sam avait intimé à Val de les laisser se rencontrer en tête à tête, il était convaincu depuis qu'il les avait rencontrés tous les deux, qu'ils seraient parfaits l'un pour l'autre. Val soupirait en regardant Sam qui lui était tout sourire:
«Tu peux pas t'occuper de tes affaires de cœur et tenter d'être heureux au lieu d'aider les autres, qui au passage, ne t'ont rien demandé, monsieur je-me-mêle-de-tout! Tu me désespères! Bon, t'inquiètes , je restais invisible. Je le promets.
- J'y peux rien j'aime voir les autres en état d'amour. C'est un peu comme si je le vivais aussi. Je sais bien qu'eux ont du courage, et que moi je suis un lâche. Laisse-moi être lâche et heureux du bonheur des autres.»
Thor l'avait remarqué dès le premier pas sur le quai de la gare, lorsqu'il était descendu du train. Il avançait d'un pas sûr et tranquille entouré de deux jeunes femmes volubiles montées sur des stilettos bruyants. L'homme hochait la tête poliment sans prononcer un seul mot. Le cœur de Thor s'était arrêté, puis emballé à la vue de cet homme. Contre sa volonté et hors de son contrôle, son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine: «Était-ce ça le coup de foudre?» se dit-il. Il sentit son visage rougir jusqu'à ses oreilles. Il espérait que personne ne se rendrait compte de son intense trouble. La véritable inclinaison de Thor qu'il voulait cacher à tous, lui remontait au cœur et aux tripes à la seule vue de cet inconnu.
Thor se retrouvait nez à nez à un fantasme vivant. Cet homme était aussi beau qu'un « acteur coréen ! » pensa-t-il. Thor dévorait les séries coréennes pour leurs acteurs. Il avait un faible pour Lee Sun-kyun et son cheveu sur la langue, il avait joué dans Parasite et, pour Lee Byung-hun qui avait joué dans Mr Sunshine, et qui avait posé ses empreintes au Grauman's Chinese Theatre de Los Angeles. Ce beau coréen qui ne l'était peut-être pas (était-il chinois, japonais ou même thaïlandais?), portait une chemise blanche sans col avec un gilet bleu cobalt représentant deux dragons aux gueules ouvertes se faisant face. Une chaîne en or pendait entre deux de ses poches à gousset sur son abdomen plat. Il traînait avec sa main gauche une valise à roulettes bleu marine semi rigide d'un maroquinier connu, sur laquelle était posé un grand sac de sport en cuir bleu ardoise. Son avant-bras droit supportait une veste de costume en lainage uni bleu nuit. Il portait un étonnant pantalon à pont de marin bleu comme c'était la mode dans la Marine des années 1930. À force de paraître suranné, cet ensemble fait de pièces de vêtement n'ayant à priori rien à faire ensemble, devenait intemporel, élégant et tellement original dans les yeux d'un garçon venu du fin fond d'un fjord d'Islande.
L'homme s'était arrêté à quelques mètres de Thor qui le détaillait avec minutie. Son regard était absorbé par la vision de cet homme athlétique qui devait faire 1 mètre 85 ou plus. Sa large carrure était surmontée d'un long cou doté d'une pomme d'Adam proéminente. Son visage était celui d'un asiatique au teint assez pâle. Le sourire éclatant qu'il offrait, plissait ses yeux bridés et les faisaient disparaître en deux lignes sombres. Ses lèvres étaient charnues et sa bouche assez large. Ses pommettes hautes et marquées étaient séparées par un nez aquilin aux fines narines.
Thor n'avait jamais vu en chair et en os un homme d'aussi parfaite apparence. Il est difficile d'échapper aux clichés et aux idées inculquées depuis l'enfance: il avait toujours entendu dire qu'il n'est dans la Nature plus grande beauté que celle d'une femme. Et pourtant, c'était un homme qui l'avait troublé au point qu'il en oubliait le panonceau qu'il tenait entre ses mains où était écrit le nom du passager qu'il attendait: Malo Abgrall de Juhel.
L'homme s'était à nouveau avancé de deux mètres ce qui permit à Thor de le dévisager plus en détail: sous son œil gauche, quelques grains de beauté discrets rejoignaient sa joue rasée de près; aux lobes de ses oreilles, assez petites, pendaient de fins anneaux dorés; il portait des bracelets en pierres multicolores aux deux poignets; ses grandes mains étaient pourvues de longs doigts dont certains étaient bagués d'or. Thor avait totalement oublié pourquoi il était sur ce quai de gare.
L'homme remercia les deux jeunes femmes en les saluant poliment. L'une d'elle lui tendit son téléphone cellulaire pour récupérer ses coordonnées, mais d'un geste ferme et toujours le sourire aux lèvres, il refusa la proposition. Elles tournèrent les talons et partirent quelque peu vexées. À son passage, beaucoup de regards essentiellement féminins s'étaient braqués sur lui. Son regard sombre et lumineux fit le tour des badauds, qui comme Thor, attendaient un passager. Le quai s'était vidé, il eut peur d'avoir raté Malo à cause de son admiration pour ce si bel homme qui maintenant souriait à pleines dents en regardant dans sa direction. Thor se retourna: mais il n'y avait personne derrière lui:
«Je crois que c'est moi que vous attendez! dit l'homme avec un sourire très doux et radieux.
- Euh, bien, je ne sais pas. Êtes-vous Malo? Demanda Thor tout en bégayant beaucoup.
- Et oui! Je suis désolé de vous décevoir.
- Euh, non! Je ne suis pas déçu, pas du tout, au contraire. Enfin, non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Euh! Je m'appelle Thorvaldur. Sam m'a demandé de venir vous accueillir.
- Ne vous faites aucun souci. Vous êtes venu en voiture?
- Euh, oui! Avec Val qui attend à l'extérieur.
- Et bien, allons-y! répondit Malo en enfilant sa veste de costume. Amicalement et chaleureusement, il passa son bras autour du cou de Thor, tout en l'entraînant vers la sortie.
- Euh, vous voulez que je porte votre valise? Demanda timidement Thor.
- Non ça va aller. C'est très aimable de votre part.»
Une fois rentrés, Thor et Val préparèrent du thé dans l'atelier de Sam. Malo rentra chez lui se rafraîchir. Sam alla visiter Malo qui défaisait sa valise:
«Alors comment tu trouves notre nouvel ami? Il ne manque que ton approbation pour qu'il puisse entrer dans notre cercle.
- Bien, je vais être trivial: pour le physique 20 sur 20. Après j'avoue que pour le reste, je te fais confiance. Il a l'air un peu timide et embarrassé avec moi.
- C'est parce que tu es beau et majestueux!
- Arrête de dire des bêtises! En tout cas, j'en ferais bien mon quatre heures de ton viking.
- Il te faudra être plus fin que ça: il n'a que vingt ans et pas bien à l'aise avec son grand corps. Si tu lui rentre dedans comme ça, j'ai bien peur qu'il ne s'effarouche. Sinon tu peux le prendre avec toi dans ton appart?
- Bien sûr. Je promets d'être gentil, poli, sage comme une image et surtout de ne rien tenter, Monsieur le protecteur.
- Je sais bien que ton savoir-vivre est irréprochable. Je te fais entièrement confiance. Quand tu as fini, rejoins nous pour manger.
- On mange quoi?
- Du rôti avec des haricots verts . Magne-toi de nous rejoindre !» Finit Sam en refermant la porte.
Une demi-heure plus tard, Malo rejoint ses compagnons, il était vêtu d'un hakama bleu nuit et d'une veste de kimono au motif seigaiha. Il était fraîchement douché et dégageait un parfum citronné:
« Ouah! T'es toujours aussi élégant même en pyjam !» S'exclama Val en riant.
Thor baissait la tête et se pinçait les lèvres. De temps à autre, il jetait un regard admiratif sur Malo qui s'était assis juste en face de lui et qui lui souriait gentiment. Il lui sembla que ce bel islandais était timide, oui, mais aussi peut-être avait-il succombé à son charme. Thor avait un visage d'enfant à l'air farouche dans un corps de géant. Malo s'imaginait déjà embrasser le duvet de ses joues et découvrir la géographie de ce corps puissant. Il ne sentait aucune velléité chez Thor à être une personne dominante, bien au contraire, il avait devant lui un enfant sage et apeuré. Malo faisait confiance à l'instinct de Sam: s'il lui disait qu'il fallait y aller en douceur, et bien il suivrait ce conseil.
La conversation prit un tour plus sérieux: Malo avait été faire le tour d'entreprises récupérant des matériaux anciens ainsi que divers objets de décoration comme des éléments d'architecture en bois, en pierre et en marbre, des parquets, des cheminées ou des escaliers. Il avait trouvé plusieurs poêles à bois en fonte, des vasques de salle de bain et autres baignoires. Il s'était permis de dépasser le budget pour prendre une fontaine en pierre très dépouillée et des bancs en pierre pour agrémenter le futur jardin potager et ornemental devant la maison des directeurs. Maintenant ils cherchaient une entreprise paysagiste pour aider Bosco, un ami de Sam, afin de finir le parterre dans la cour principale et le futur jardin: il y avait du terrassement à faire. Les analyses chimiques et biologiques étaient revenues négatives. Le projet de poulailler de Victor allait être mené à bien. Sam avait toujours rêvé d'une certaine autonomie alimentaire. Il était content de l'avancée des travaux. Cette année-là, il se rendit bien compte que l'argent ne fait peut-être pas le bonheur mais il y contribue largement, et accélère les choses.
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