Chapitre 5 - Naissance d'un amour
Délibérément, Malo prit le parti d'inviter Thor à dormir dans son lit. Il laissa traîner une petite fiole de lubrifiant et des préservatifs sur sa table de nuit. Cette provocation déstabilisa Thor qui tentait de ne rien montrer. La première nuit qu'il passa avec Malo, ne fut calme qu'en apparence. Pendant une grande partie du temps, Thor écouta la respiration de Malo en humant la chaleur de sa peau citronnée.
Aux aurores, lorsque le corps de Malo roula vers le centre du lit et se plaça contre lui, Thor put enfin s'endormir. Ce fut à ce moment-là que Malo émergea. Il avait bien senti que Thor n'avait pas beaucoup dormi, alors il resta éveillé une demi-heure sans bouger. Il s'enivrait de l'odeur des cheveux blonds-roux de Thor qui respirait lourdement et profondément. Il se leva et contempla son compagnon endormi. Il mit à mal son surmoi: en plus de la trique matinale, des montées de désir réchauffaient son corps. Il eut comme un petit sentiment de honte: Thor était encore un enfant, un enfant de vingt ans peut-être, un enfant de près de deux mètres, mais un enfant tout de même. La dichotomie qu'il y avait entre son apparence physique puissante et son visage juvénile, était très troublante. Il comprenait de mieux en mieux ce que Sam lui avait dit avec son « Vas-y en douceur!»
Lorsqu'ils furent réveillés tous les deux, Malo accompagna Thor chez Sam pour prendre le petit-déjeuner. Comme à son habitude, Sam fut assez direct:
«Qu'as-tu l'intention de faire cette année? Tu n'as pas fini ta licence de langues. Voudrais-tu reprendre des études, même dans une autre filière? Il faudra que tu en parles à ton père. Que tu lui dises que tu as déménagé.
- Tu ne peux pas le laisser respirer le gamin. Il a presque pas dormi cette nuit. Lâche lui la grappe, demanda Malo.
- Bon, et bien je me tais. Thor, tu as trouvé un soutien de poids.
- J'aimerais bien répondre à toutes ces questions mais je ne sais pas quoi faire. J'ai l'impression d'avoir fait ce qu'on attendait de moi depuis toujours, mais je ne sais même pas ce que j'aimerais vraiment faire, répondit Thor tout embêté.
- Écoute, il n'y a pas péril en la demeure. Rien ne vaut le travail physique pour se vider la tête. Comme ça tu dormiras très bien la nuit prochaine. Tu as dû voir la tranchée bordurée de granit qui a été percée au milieu de la cour principale? Aujourd'hui un camion va la remplir de bonne terre. Tu n'auras plus qu'à pelleter avec moi, le beau terreau de Bretagne. Il y a un autre camion qui arrivera cet après-midi avec des arbres fruitiers, je t'aiderai à les planter. Et toi, aujourd'hui, tu fais quelque chose de ton beau corps musclé? Car deux bras de plus ne serait pas du luxe! demanda Sam à Malo.
- Je devais faire du sport, alors je me joins à vous, les gars!»
La messe était dite, tout le monde se prépara. Lorsque le camion-benne entra dans la cour, tous les trois étaient vêtus de travail sauf Thor qui n'avait rien trouvé à sa taille. Sam portait une salopette sans rien dessous. Ce fut là que Thor vit son grand tatouage. Il était exécuté dans l'esprit des tatouages des yakusas japonais. Il couvrait toute la surface de son dos, une partie de ses épaules et le haut de ses bras: sur l'épaule et le bras droits étaient dessinés une fauvette posée sur une branche ornée de plusieurs grappes de glycine mauve; sur l'épaule et le bras gauches, une cascade de pivoines rouges et blanches était butinée par des papillons colorés. Sur le dos, le tatouage représentait l'intérieur d'une maison aristocratique typique de la période Edo. Au fond de la pièce, un mizugoshi Shōji était grand ouvert sur une montagne enneigée et un paysage arboré de sakuras. Sur des futons posés au centre des tatamis, deux hommes étaient en position dite des cuillères. Les deux étaient vêtus de leur veste de kimono : le pénétré la portait ouverte sur son torse nu, il tenait en l'air sa jambe gauche afin de dégager son entre-jambe; alors que le pénétrant, qui avaient les traits de Sam, portait sa veste de kimono serrée et encore ceinturée. Il tenait son compagnon par les épaules et avait les jambes légèrement écartées. L'on voyait très bien les deux sexes turgescents des samouraïs. De part et d'autre des combattants, leurs armures étaient rangées sur des supports en bambou ainsi que leurs armes. Le bas du dos de Sam était orné d'un buisson d'hortensias où des insectes butinaient le cœur des inflorescences bleues.
Ce tatouage impressionnant à la puissance évocatrice était une merveille de détails. Il était à l'image de son porteur, provocateur et sans vergogne, mais aussi, il s'en dégageait une douce sérénité et une incommensurable sensualité. Graver sur sa peau l'amour physique qu'il ne pourrait pas connaître, exprimait une grande mélancolie.
Après cette longue journée de labeur, Malo invita Thor au restaurant. C'était une petite pizzéria éclairée chichement. L'ambiance poussait à la confidence. Malo entreprit de se raconter afin de mettre à l'aise Thor:
« J'ai été adopté en Corée du Sud à l'âge de deux mois. Je ne sais rien de mes parents biologiques. Je connais juste mon nom et mon prénom Choe Malu. Choe est mon nom de famille et Malu mon prénom: le L se prononce entre le R et le L, un peu comme en japonais, il veut dire terre natale. Ma mère adoptive m'a choisi un prénom breton qui ressemble à mon prénom coréen, et je lui en suis reconnaissant. Ma famille française fait partie de la petite noblesse bretonne. J'ai quatre frères et sœurs. Je suis l'avant-dernier. Inconsciemment, mes parents n'avaient pas d'attente particulière envers moi, alors j'ai été très libre, bien plus que mes autres frères. Un de mes frères a choisi le séminaire pour « soigner » ses penchants amoureux. Un autre a choisi l'armée comme notre père. Pour le troisième, ça n'a pas été facile. Il n'était pas bon à l'école, alors il ne serait pas ingénieur comme le voulait notre père, à la place, il est devenu mécanicien-bateau dans un atelier maritime de rénovation. Il vit toujours dans le manoir familial. Il excelle dans son domaine. Après mon arrivée de Corée, maman s'est retrouvée enceinte de Gaëlla. Elle a sombré dans une profonde dépression lorsqu'elle a appris que c'était une enfant trisomique qui allait venir au monde. Trop c'était trop! Il faut dire que mon père n'a jamais aidé à la maison. Donc Gaëlla et moi sommes allés vivre chez mon oncle maternel et son compagnon. Gaëlla me ressemble un peu physiquement puisqu'on a tous les deux les yeux bridés, dit Malo en riant. Nous sommes très proches. Nos « seconds » papas ont fait le meilleur travail possible pour nous élever. Nous n'avons jamais manqué de rien que cela soit financièrement ou émotionnellement. J'étais aimé et câliné plus que la plupart des êtres humains. Ils m'ont permis d'essayer plusieurs sports de combat coréens: du Ssireum, une sorte de lutte, du Gungdo, du tir à l'arc et enfin le Taekwondo. Le Taekwondo est mon sport. J'y ai mis toute mon énergie. J'ai pu faire des stages en Corée, aux Etats-Unis ou en Allemagne parce que mon niveau était plutôt pas mal. Mes infortunes de départ, abandon et re-abandon, se sont transformées en chance. Gaëlla et moi avons vécu à Paris et sommes allés dans une école avec une pédagogie libre style « Montessori ». J'ai pu apprendre à mon rythme qui était assez rapide, comme celui de Sam d'ailleurs. J'ai passé mon bac à quinze ans et j'ai fini mes études d'architecture à vingt-quatre ans. Après mon doctorat, j'ai un peu voyagé grâce à l'argent de mes papas. Puis j'ai trouvé un cabinet d'architectes qui me plaisait, j'y ai travaillé quelques temps. Sam a interrompu mon élan pour m'offrir une nouvelle voie passionnante et si originale: essayer d'aider d'autres hommes à mieux vivre, c'est une chance unique. Sinon ma vie amoureuse a été assez fournie. Enfin amoureuse, il faut le dire vite, j'ai eu plus de coups d'un soir et d'aventures de courte durée que de longues histoires avec de profonds sentiments. Je dirais que la dernière personne que j'ai aimé tout en sachant que ça ne mènerait à rien, c'est Sam. lI me voulait bien comme amant épisodique mais pas comme amoureux. Ces dernières années, j'ai eu plus d'amants que de maîtresses. De bisexuel, je suis passé à gay. J'avoue avoir été déçu de mes relations avec des femmes: j'étais un amant exotique alors qu'il n'y a pas plus français que moi! affirma-t-il en riant encore. Voilà je t'ai fait un rapide résumé de ma vie. Et toi? Qui es-tu vraiment, bel étranger? »
Thor avait écouté avec attention le récit de Malo. Il se disait qu'il devait lui aussi lever un peu le voile sur sa vie. Il fit comme son interlocuteur, il raconta dans l'ordre chronologique:
«Je suis né à Reykjavik en Islande. Je m'appelle Thorvaldur Tudalson. Thorvaldur, ça veut dire protecteur du dieu Thor. Je dois être fort et protecteur. Tudalson ça veut dire fils de Tudal car mon père se nomme Tudal Le Losq. Il est breton. Il a été grièvement blessé à la jambe lorsqu'il était sur un chalutier en Atlantique-Nord. Il a été héliporté à Reykjavik. À l'hôpital, où il est resté plusieurs mois, il a rencontré ma mère qui était infirmière. Elle s'appelait Fridthora, elle était islandaise. Elle est morte juste après la naissance de ma petite sœur, Ölrún qui porte le nom d'une valkyrie. Mes parents se sont mariés. Papa a acheté une épicerie faisant aussi bar-restaurant avec l'argent de l'assurance-accident. Depuis il vit toujours au-dessus de son épicerie avec ma sœur. J'ai vécu dans la région des fjords du nord à Akureyri jusqu'à la fin du collège. Après, je suis allé au lycée à la capitale. J'ai fait du sport scolaire et des entraînements pour devenir un strongman. L'Islande est une nation qui a produit pas mal de strongmen. Étant donné ma corpulence, ça coulait de source. J'ai fait du rugby, mais les hivers sont longs alors la période d'entraînement est courte. Ce n'est pas un sport très développé. Je suis un garçon assez ordinaire. Je joue du violon depuis l'âge de trois ans comme mon père. Tous les deux nous avons l'oreille absolue, ça aide bien pour la musique. J'ai toujours parlé breton et français avec papa, et islandais et anglais avec maman. Papa ne voulait pas d'un fils marin, il disait qu'avoir un don comme le nôtre était une bénédiction divine et qu'il fallait le faire fructifier. Alors j'ai fait ce dont papa rêvait: je suis allé en France et je me suis inscrit en faculté de langues germaniques. Je n'ai pas grand chose à ajouter. Désolé.»
Thor ne parla pas de sa vie amoureuse ou sexuelle, ce qui était normal pour un homme si jeune et si timide. Ils continuèrent leur repas en se racontant des histoires de leur passé respectif. Plusieurs fois, Malo essaya de gratter la surface mais Thor ne lâchait rien. Sam disait que tous les gens mentaient, mais aussi et surtout, qu'ils ne disaient pas toute la vérité. Dire ce que l'on n'a pas encore compris soi-même était une gageure.
Ce n'était pas de la gênance que ressentait Thor vis-à-vis de Malo mais plutôt de l'admiration teintée de crainte et d'hésitation: comment Malo le voyait-il? Quelle relation pourraient-ils entretenir? Au-delà de la beauté physique de Malo, Thor se sentait-il en sécurité? Il avait aimé la façon directe et simple que Malo avait eu de se raconter. Il avait des points communs avec Sam. Mais il était plus doux et gentil que Sam qui pouvait être froid et distant. Il se demandait ce que Malo pensait de lui, car il ne le lâchait pas de son regard souriant comme la première fois où il l'avait rencontré. C'était un peu énervant d'être en face d'un type aussi intelligent, gentil et beau que Malo qui n'était jamais arrogant, parce que lui, Thor, se sentait empoté, stupide et sinistre et quelque peu insipide.
Les jours, les semaines et les mois passèrent sans que Malo n'osa faire un seul geste explicite vers Thor. Oh ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Les plus audacieux qu'il fit, ce fut de le prendre par l'épaule tel un camarade ou le toucher lorsqu'ils étaient sur les équipements de musculation. Le destin offrit une ouverture à Malo.
Un après-midi, Thor se froissa un muscle alors qu'il aidait au terrassement de la future piscine qui se situerait dans un ancien hangar. Il appela Malo et lui demanda s'il pouvait masser son épaule. Malo installa Thor sur la grande table dans l'atelier de Sam qui était vide de ses occupants. Le plateau de cette table ainsi que ses empiètements étaient en chêne massif, il pouvait allégrement soutenir les cent kilos de Thor. Après avoir étalé un futon, Thor s'allongea et Malo s'enduisit les mains d'huile de massage. Il commença par des effleurages circulaires et longs avec la paume de ses mains sur l'ensemble du dos. Peu à peu, le corps de Thor se relâcha et il s'assoupit. Après quelques frictions et compressions sur les épaules endolories avec ses avant-bras et ses mains, Malo exécuta un lissage du haut des épaules jusqu'au début des fesses du bel endormi.
À plusieurs reprises, l'échine de Thor frissonna sous la douceur des gestes de son masseur. Malo se pencha sur le corps abandonné et embrassa la joue barbue. Thor se réveilla doucement et s'assit sur la table. Il ne se rendit pas compte que son boxer était bien plein. Malo prit le visage de Thor et le dévora de baisers tendres. N'en pouvant plus, Thor colla sa bouche à celle de Malo. Ils s'embrassèrent longuement. La bouche maladroite de Thor suivit le rythme imposé par la langue de Malo. Leurs baisers devinrent une ronde de langues gourmandes et de lèvres gloutonnes. Les mains huileuses de Malo finirent leur massage sur les pectoraux duveteux et développés de l'islandais:
«Prends tes affaires et viens! Suis-moi!» intima Malo qui prit la grande main de Thor et l'emporta vers leur chambre.
Ils traversèrent la cour et rapidement, ils grimpèrent les marches de l'escalier en colimaçon qui menait à leur antre. Ils arrivèrent en haut quelque peu essoufflés par cette course effrénée. Malo renversa Thor sur le lit et finit de le déshabiller. Il se mit, lui aussi dans le plus simple appareil et le rejoignit. Malo prit l'initiative de leur corps à corps. Thor gisait sur le dos et se laissait embrasser, caresser, renifler et lécher. Il découvrit sur le torse presqu'imberbe de Malo, une myriade de grains de beauté qui continuait sur son large dos musclé. Une étroite et jolie ligne sombre et poilue partait de son nombril et descendait rejoindre ses poils pubiens noirs de jais. L'étendard de son désir était monté et même très bien monté. La vue de la pubescence noire de ses aisselles excitait le désir de Thor. Il en exhalait une odeur naturelle mélangée avec un léger restant de son parfum citronné qui grisait ses narines. Malo s'était agenouillé entre les cuisses de son compagnon et promenait sa langue sur son sexe court et épais. Il l'avala et fit rendre les armes à Thor qui ne put se retenir devant un tel traitement :
«Je suis désolé!» murmura-t-il honteux.
- Il ne faut pas être désolé, lui répondit Malo entre deux baisers amoureux déposaient à la remontée du ventre musculeux de Thor. J'ai aimé ça, je crois que toi aussi.»
Malo s'attarda sur les mamelons enflés de son amant qui émit quelques petits râles de contentement. Après un moment de repos à se câliner et à s'embrasser, ils passèrent à la douche. Là, Thor posa sa main sur le sexe de Malo qui était resté sur sa faim. À son tour, Malo posa sa main sur celle de Thor, afin de lui indiquait la pression idéale et lui donnait le rythme approprié. Ce qui devait arriver, arriva. Ils se savonnèrent, se shampooinèrent et s'essuyèrent l'un l'autre en plaisantant. Après s'être habillés, Malo entrecroisa ses doigts avec ceux de Thor, puis ils s'embrassèrent encore longuement :
«Je suis pour dire à l'autre ce que je pense lorsque je suis devant un dilemme. Mais on suivra ce qui te convient. Voilà! Soit on dit maintenant que nous sommes ensemble, soit on attend un peu plus longtemps. Soit c'était juste un moment d'égarement qui ne se reproduira pas et bien sûr je respecterai ton choix. Ou bien encore l'on peut être des "sex friends" discrets. Si je devais décider j'aimerais que nous soyons des amoureux et pouvoir le dire aux autres. Mais je ne veux pas que tu te sentes obligé de quoi que ce soit.
- Je ne sais pas. Être des "sex friends" discrets, me convient mieux pour le moment.
- Je comprends. Si maintenant, tu te sens mal à l'aise avec le fait de dormir à mes côtés, je peux demander à Sam de te loger dans un des appartements finis.
- Oh non, non, non! Ça va aller! Je veux bien continuer à dormir avec toi.
- Si tu veux des câlins ou plus, tu pourras me le demander ou même me l'écrire sur un post-it. Je n'irais pas vers toi, j'aurais trop peur de faire preuve de coercition. J'ai encore des interrogations, mais elles peuvent attendre. Sache que je commence déjà à tomber amoureux de toi et que je comprendrais très bien que tu n'aies pas les mêmes sentiments à mon égard. Je serai toujours là pour toi aussi longtemps que tu le désireras. Tu ne me dois rien. Tu dois faire ce qui te convient. Soies qui tu veux être.
- Pourquoi me dis-tu tout ça? Tu me dis que tu ne veux pas me mettre la pression, mais je me sens vraiment gêné.
- Merde! Je m'y suis pris comme un con. Je t'aime certainement mal.
- Moi, je ne suis pas sûr. Je sais juste que tu m'as plu dès ta descente du train. Mais j'ai peur que ça ne soit pas aussi sincère que tes sentiments. Peut-on aimer juste en commençant avec une apparence?
- Oui. Presque tous les amours commencent comme ça. Ne t'en fais pas, si tu m'aimes un jour, je serais heureux, sinon je m'en remettrais car je ne suis pas du genre à mourir d'amour: j'ai des responsabilités familiales entre autre chose.» Répondit-il en souriant.
L'amour est rarement un fleuve tranquille. Thor apprendra-t-il à pagayer pour rejoindre Malo pour des eaux plus calmes?
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