Chapitre 2 - Naissance d'un amour
Délibérément, je prends le parti d’inviter Thor à partager mon lit, puisqu’il n’y en a pas encore dans la deuxième chambre. Je laisse traîner une petite fiole de lubrifiant et des préservatifs sur la table de nuit. Cette provocation le déstabilise. Il tente de ne rien montrer. La première nuit qu'il passe avec moi, n’est calme qu'en apparence. La plus grande partie du temps, Thor écoute ma respiration et hume discrètement ma peau. J’espère lui plaire. Avant de me coucher, au moment même où je vaporisais l’Eau d’Orange Verte de chez Hermès sur mon torse, je me suis souvenu de la promesse que j’ai faite à Sam. C’est trop tard. Les mauvaises habitudes ont la vie dure. Je me suis mis en mode chasseur. Je suis content d’avoir rectifié le tir.
Aux aurores, lorsque mon corps roule vers le centre du lit et se place contre lui, Thor s’endort enfin. C’est à ce moment-là que j’émerge complètement. J’ai bien senti qu'il n'avait pas beaucoup dormi, alors je reste collé contre son grand corps relâché, sans bouger. Je m'enivre de l'odeur de ses cheveux blonds-roux. Il respire lourdement. Je me lève et contemple mon compagnon profondément endormi. Il met à mal mon surmoi : en plus de la trique matinale, des montées de désir réchauffent mon corps. J’ai un petit sentiment de honte : Thor est encore un enfant, un enfant de vingt ans peut-être, un enfant de près de deux mètres, mais un enfant tout de même. La dichotomie qu'il y a entre son apparence physique puissante et son visage juvénile est très troublante. Je comprends de mieux en mieux ce que Sam a voulu exprimer avec son « Vas-y en douceur ! »
Je descends dans mon bureau pour travailler et laisse Thor dormir. Au bout d'une heure, j’entends des pas :
─ Bonjour !
─ Bonjour ! Me répond-il le regard plein de sommeil.
─ Tu n’as pas beaucoup dormi. Tu peux retourner te coucher si tu veux.
─ Non, ça va aller, dit-il en baillant.
─ Allons chez Sam pour prendre le petit-déjeuner. Pas la peine de t’habiller, tu peux rester en vrac.
Après les salutations de rigueur, comme à son habitude, Sam est direct :
─ Thor, qu'as-tu l'intention de faire cette année ? Tu n'as pas fini ton master de langues. Voudrais-tu reprendre des études, même dans une autre filière ? Il faut que tu en parles à ton père. Que tu lui dises que tu as déménagé.
─ Tu ne peux pas le laisser respirer le gamin. Il n’a presque pas dormi cette nuit. Lâche lui la grappe, lui demandé-je.
─ Bon, et bien je me tais. Thor, tu as trouvé un soutien de poids.
─ J'aimerais bien répondre à toutes ces questions mais je ne sais pas quoi faire. J'ai l'impression d'avoir fait ce qu'on attendait de moi depuis toujours, mais je ne sais même pas ce que j'aimerais vraiment faire, répond Thor tout gêné.
─ Écoute, il n'y a pas péril en la demeure. Rien ne vaut le travail physique pour se vider la tête. Comme ça tu dormiras mieux la nuit prochaine. Tu as dû voir la tranchée bordurée de granit qui a été percée au milieu de la cour principale ? Aujourd'hui un camion va la remplir de bonne terre. Tu n'auras plus qu'à pelleter avec moi, le beau terreau de Bretagne. Il y a un autre camion qui arrivera cet après-midi avec des arbres fruitiers, tu m'aideras à les planter. Et toi, Malo, tu fais quelque chose de ton beau corps musclé ? Car deux bras de plus ne serait pas du luxe ! Me demande Sam.
─ Je devais faire du sport, alors je me joins à vous, les gars !
La messe est dite, tout le monde se prépare. Lorsque le camion-benne entre dans la cour, tous les trois nous avons enfilé des vêtements de travail sauf Thor qui n'a rien trouvé à sa taille. Sam porte une salopette sans rien dessous. Je vois le visage médusé de Thor qui aperçoit le grand tatouage qui orne le corps de Sam. Il est exécuté dans l'esprit des tatouages des yakusas japonais. Il couvre toute la surface de son dos, une partie de ses épaules et le haut de ses bras : sur l'épaule et le bras droits sont dessinés une fauvette posée sur une branche ornée de plusieurs grappes de glycine mauve ; sur l'épaule et le bras gauches, une cascade de pivoines rouges et blanches est butinée par des papillons colorés. Sur le dos, le dessin telle une estampe représente l'intérieur d'une maison aristocratique typique de la période Edo. Au fond de la pièce, un mizugoshi shōji est grand ouvert sur une montagne enneigée et un paysage arboré de sakuras. Sur des futons posés au centre des tatamis, deux hommes sont en position dite des cuillères. Les deux sont vêtus de leur veste de kimono : le pénétré la porte béante sur son torse nu, il tient en l'air sa jambe gauche afin de dégager son entre-jambe ; alors que le pénétrant, qui a les traits de Sam, porte sa veste encore ceinturée. Il tient son compagnon par les épaules et a les jambes légèrement écartées. L'on distingue très bien les deux sexes turgescents des samouraïs. De part et d'autre des combattants, leurs armures sont rangées sur des supports en bambou ainsi que leurs armes. Ce que Thor ne peut pas voir car la salopette cache le bas de son dos, c’est un buisson d'hortensias où des insectes butinent le cœur des inflorescences bleues.
Ce tatouage monumental à la puissance évocatrice telle un estampe, est une merveille de détails. Il est à l'image de son propriétaire : provocateur et sans vergogne. Mais aussi, il s'en dégage une douce sérénité et une incommensurable sensualité. Sam a gravé dans sa chair une facette de l'amour physique qu'il ne pourra pas connaître. La première fois que je l’ai vu fini, j’y ai lu une grande mélancolie.
Après cette longue journée de labeur, j’invite Thor au restaurant. J’aime bien cette petite pizzéria éclairée chichement avec ses publicités de Chianti et Asti Spumante aux murs. L'ambiance feutrée pousse à la confidence. Je me suis un peu raconté afin de mettre à l'aise Thor :
─ J'ai été adopté en Corée du Sud à l'âge de deux mois. Ma famille française fait partie de la petite noblesse bretonne. J'ai trois frères et une sœur. Je suis l'avant-dernier. Mes parents n'ont jamais eu d'attente particulière envers moi, alors j'ai été très libre, bien plus que mes autres frères. L’aîné a choisi le séminaire. Le second s’est engagé dans l'armée comme notre père. Le troisième est devenu mécanicien-bateau dans un atelier maritime de rénovation. Il vit toujours dans le manoir familial. Il excelle dans son domaine. Après mon arrivée de Corée, maman s'est retrouvée enceinte de Gaëlla. Elle a sombré dans une profonde dépression lorsqu'elle a appris que c'était une enfant trisomique qui allait naître. Trop c'était trop ! Il faut dire que mon père n'a jamais aidé à la maison. Donc Gaëlla et moi sommes allés vivre chez mon oncle maternel et son compagnon. Gaëlla me ressemble un peu physiquement puisqu'on a tous les deux les yeux bridés, dis-je en riant pour détendre l’atmosphère. Nous sommes proches.
Entre deux bouchées, je continue à lui raconter :
─ Nos "seconds" papas ont fait le meilleur travail possible pour nous élever. Nous n'avons jamais manqué de rien que cela soit financièrement ou émotionnellement. Je suis aimé et câliné plus que la plupart des êtres humains. Ils m'ont permis d'essayer plusieurs sports de combat coréens comme du ssireum, une sorte de lutte, du gungdo, du tir à l'arc et enfin le taekwondo qui est devenu mon sport de prédilection. Mon niveau est plutôt pas mal.
Thor a l’air de boire mes paroles sans être soûlé :
─ Mes infortunes de départ, abandon et re-abandon, se sont transformées en chance. Gaëlla et moi avons vécu à Paris et sommes allés dans une école avec une pédagogie libre style « Montessori ». J'ai pu apprendre à mon rythme qui était assez rapide, comme celui de Sam d'ailleurs. J'ai passé mon bac à quinze ans et j'ai fini mes études d'architecture à vingt-quatre ans. Après mon doctorat, j'ai un peu voyagé grâce à l'argent de mes papas. Puis j'ai trouvé un cabinet d'architectes qui me plaisait, j'y ai travaillé quelques temps. Sam a interrompu mon élan pour m'offrir une nouvelle voie passionnante et si originale : essayer d'aider d'autres hommes à mieux vivre, c'est une chance unique. Je fais partie des chanceux qui ont une vie tranquille. Je n’ai connu aucun souci.
Thor se détend. Je lis dans ses yeux de la tendresse. Il semble heureux pour moi. J’aimerais bien qu’il me parle, mais sa timidité doit l’en empêcher. J’ai peur de l’étouffer avec mon flot de paroles. Je veux quand même lui dire comment je me situe en tant qu’homme. Je ne veux pas qu’il se fasse des illusions :
─ Sinon ma vie amoureuse est assez fournie. Enfin amoureuse, il faut le dire vite, j'ai plus eu de coups d'un soir et d'aventures de courte durée que de longues histoires avec de profonds sentiments. Je dirais que la dernière personne dont j'ai aimé tout, mais en sachant que ça ne mènerait à rien, c'est Sam. Il n’est pas prêt à aimer et à être aimé. Je sais qu’il te l’a déjà écrit. Ces dernières années, j'ai eu plus d'amants que de maîtresses. De bisexuel, je suis passé à gay. J'avoue avoir été déçu de mes relations avec des femmes : j'étais un amant exotique alors qu'il n'y a pas plus français que moi ! Lui affirmé-je en riant. Voilà je t'ai fait un rapide résumé de ma vie. Et toi ? Qui es-tu vraiment, bel étranger ?
─ Je ne serais pas par quoi commencer. Dit-il en bégayant. Je suis né à Reykjavik en Islande. Je m'appelle Thorvaldur Tudalson. Papa était un marin-pêcheur breton qui s’est blessé sur son chalutier. Il a été soigné en Islande. Il a rencontré maman qui était infirmière à l’hôpital. Maman est morte en mettant au monde ma petite sœur, Ölrún.
Je vois déjà ses yeux azur se remplir de larmes. Je me lève et le prends par les épaules pour le réconforter :
─ Tu n’es pas obligé. On a tout notre temps. J’espère que tu vas rester longtemps avec nous aux Ateliers. Si tu veux demain, on ira t’acheter un lit de très grande taille pour que tu sois à l’aise. Ne t’inquiètes pas, on l’installera dans la chambre d’ami. Tu n’auras plus à dormir avec moi, lui dis-je en allant me rasseoir en face de lui.
─ J’ai aimé dormir avec toi, me dit-il en rougissant.
─ Euh, bien alors. Tu me surprends. Je ne sais pas quoi dire. Ouah, tu m’as coupé le sifflet.
─ Mais je comprendrais si tu préfères être seul.
─ Ah mais pas du tout. J’ai bien aimé dormir à tes côtés. Mais j’ai eu l’impression que tu étais très mal à l’aise car tu as très peu dormi.
─ J’étais un peu stressé. J’avais peur de te gêner. J’ai vu ce qui avait sur le chevet, alors je croyais que tu attendais quelque chose de moi.
─ Je te présente toutes mes excuses. C’était une provocation de gamin. J’ai le pire humour qui soit. Pardonne-moi s’il te plaît. C’était très malvenu et de mauvais goût. Je ne le referai plus.
─ Je ne t’en veux pas. Je suis juste un peu niais et pas très au fait des choses de l’amour.
─ Qui peut se targuer d’être un spécialiste en amour ?
Ce n'est pas de la gêne que je ressens vis-à-vis de Malo mais plutôt de l'admiration teintée de crainte et d'hésitation : Comment me voit-il ? Quelle relation pourrait-on entretenir ? Au-delà de la beauté physique de Malo, je me sens en sécurité avec lui. J’ai aimé la façon directe et simple qu’il a eu de se raconter. Il a des points communs avec Sam. Mais il est plus doux et gai. Sam peut être froid et distant. Je n’ai pas pu lâcher son regard souriant comme la première fois où je l’ai vu. C'est un peu énervant d'être en face d'un type aussi intelligent, gentil, beau et même pas arrogant, alors que je suis empoté, stupide, sinistre et insipide.
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