Chapitre 1 - Salah et Dorian - La rencontre

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J’ai fait une grosse connerie.

─ Une bêtise impardonnable. Val, tu sais qu'il y a toujours des capotes dans la grande potiche à l'entrée de mon atelier ! Me sermonne Sam.

Ma connerie est d'avoir eu un amant sans utiliser de préservatifs. À défaut d'attraper l'amour, j’ai chopé une saloperie. Sam m’emmène dans un dispensaire dédié aux personnes LGBTQIA+. Nous y avons fait la connaissance de Dorian. C'est un infirmier bénévole qui travaille deux fois par semaine pour cette association. Le reste du temps, il exerce à l'hôpital de la ville. Dorian plait beaucoup à Sam :

─ Val, tu vois ce jeune homme, c’est ce genre de garçon que tu devrais inviter dans ton cœur et dans ton lit ! Il est charmant et très agréable. Ses explications sont claires et pleines d’empathie. Me glisse à l’oreille Sam très enthousiaste.

Ni une ni deux, à la fin de la consultation, Sam invite Dorian aux Ateliers. Son gaydar n’avait pas besoin d’être performant, même moi, je me suis senti proche de Dorian.

─ Si vous vous plaisez chez nous, il y a des appartements de libres.

─ C’est une invitation plutôt rapide. Vous ne me connaissez même pas !

─ Bien, comment dire, tu es un garçon qui a des qualités humaines évidentes, alors j’ai envie de mieux te connaître. Viens juste boire un thé, cela ne t’engage à rien, continue Sam en le tutoyant.

─ J’accepte l’invitation. Puis-je venir avec mon compagnon ?

─ Bien sûr, au contraire.

Le rendez-vous est fixé pour le samedi après-midi.

Dorian arrive accompagné de son amant, un célèbre avocat qui, immédiatement, me déplait fortement. Donc il ne pourra pas vivre dans un des appartements vides. Je ne veux pas supporter à notre table, cet infatué membre du barreau, nommé Franck. On sent bien qu'il a une très haute idée de sa personne. Ce sont des "moi, je" à chaque phrase. J'ai l'impression d'être dans une salle de tribunal : il fait de grands gestes pour appuyer ses affirmations. Le pire est qu'il répond à côté lorsque je lui pose une question, il revient automatiquement à ce dont il veut parler. Je préfère perdre de l'argent qu'accueillir des hommes qui ne me reviennent pas. Dorian a compris qu’il y a un hic avec Franck, depuis ce jour, il vient seul visiter Val. Ils s'entendent très bien. Dorian a besoin d'un confident et Val est un aimable à l'oreille attentive, même s'il peut paraître un peu foufou et superficiel. Tous les deux ont une dose de naïveté qui est charmante, mais hélas attire les malfaisants.

Bien sûr que rien ne va. Bien sûr que quelque chose en moi s’est détraqué. Bien sûr que tout est trop lourd à supporter. Bien sûr que tout est perturbant, et pourtant aussi si rassurant. Non rien ne va alors que tout paraît parfait. J’ai été si fier d’être aimé par Franck. C’est un célèbre avocat qui est la coqueluche de certains journalistes et talk-show télévisés. Pourtant, je me sens de plus en plus mal à l'aise avec lui. Nous avons décidé de prendre une semaine de vacances afin de nous retrouver et recoller les morceaux de notre relation effritée.

Sur la route de notre réconciliation de fin d'été, Franck gare son deux-roues américain sur une aire de stationnement, juste devant un homme qui rêvasse, à demi allongé sur un banc de bois. Je me fais une joie de ses retrouvailles. Tout va bien. Le soleil brille. L’air est doux. Tout me semble beau, même cette aire remplie de semi-remorques. Cet homme rêveur de type méditerranéen est lui aussi splendide. Se donner une nouvelle chance dans un couple, c’est une forme d’amour. C’est que l’espoir est là, bien présent dans notre vie. Je remercie Franck d’avoir pensé à cette escapade en amoureux. Il peut être si prévenant. Je suis heureux.

J’ai fini de manger. Je réunis mes détritus. Maintenant, à demi allongé et adossé à la table de pique-nique en bois, je regarde en l'air : une brise dévoile le revers argenté des feuilles des jeunes peupliers, donnant l'impression que d'innombrables petits poissons frétillent vigoureusement dans le bleu du ciel. Je ferme les yeux et prends mon temps : ma dernière livraison est effectuée et je rentre à vide chez mon employeur. Azza, ma jeune sœur de douze ans, est chez sa meilleure amie pour dix jours. Personne ne m’attend dans notre morne petit deux-pièces. Je suis soulagé que nous soyons en bonne santé et en sécurité.

C'est mon dernier voyage avec le camion de l'entreprise de transport qui m'emploie pendant deux ans. Oui, car enfin je vais pouvoir exercer mon vrai métier : dans mon pays d'origine, j’étais professeur de français et d'allemand. Grâce aux contacts d'un ami, j’ai trouvé une place dans une association en tant que traducteur et professeur de français pour des locuteurs arabes qui, comme moi, ont dû émigrer vers la France. Je serai un mieux payé, mais surtout, je pourrais être à la maison chaque soir pour m'occuper d’Azza. Non pas qu'elle n'ait particulièrement besoin d'aide, elle est si débrouillarde et intelligente, mais à son âge, même si on est une bonne élève et sage, on a besoin d'un adulte responsable présent. Hélas, ces deux ans nous éloignés l’un de l’autre.

Je suis fier d’elle, elle a mis toute son énergie à l'apprentissage du français avec moi, mais elle a dû rester seule bien trop souvent. Elle ne se plaint jamais, car elle croit savoir pourquoi son frère a tout quitté pour repartir de zéro dans ce pays inconnu : notre père allait se remarier pour la quatrième fois. Azza et moi n'avons pas la même mère. Il voulait donner Azza, âgée de neuf ans à l'époque, à un ami pour en faire son épouse. Lorsque j’ai eu vent de l'affaire et j’ai pris la décision de partir de notre patrie sans retour possible. L'argent que j’avais péniblement et patiemment mis de côté pour voyager, a servi à notre fuite.

Ce qu'Azza ne sait pas, c'est que j’étouffais là-bas. Notre père me pressait, moi aussi, de me marier. J’avais fini mes études et j’approche de la trentaine. Mais se marier pour rendre une femme malheureuse, n'a jamais été une chose envisageable pour moi. Mon prénom, Salah, veut dire « intègre », je dois faire honneur à sa signification. Être gay m’empêche moralement d'épouser une femme quelles que soient ses qualités. Depuis le début de mon adolescence, je sais que je n’ai d’attirance que pour les garçons. Bien sûr que je me suis astreint à le cacher car cela n'est pas concevable pour beaucoup de gens, et cela dans le monde entier. Je ne sais même pas si j’aurais survécu à vivre ouvertement mon homosexualité.

J’ai eu la chance d'avoir vécu une très belle histoire d'amour avec Farouk, un autre étudiant de ma faculté. Nous avons apprécié nos quatre ans de bonheur intense. Hélas, la coercition familiale qui a été exercé sur Farouk, l’a fait craquer : il s'est marié une fois son diplôme en poche. Je ne lui en ai jamais voulu. Comme moi, Farouk avait aussi le cœur brisé. Nous nous sommes revus en cachette pendant quelques mois, mais nous n’avions plus de chambre universitaire pour abriter nos étreintes amoureuses. Nous ne pouvions plus nous écrire de lettres enflammées.

Farouk ne me donna plus de nouvelles le jour où il apprit que son épouse attendait un enfant. Depuis je suis resté célibataire, un morceau de mon cœur est resté auprès de lui. Je ne suis plus le garçon sociable, de bonne humeur et plein d'humour du temps où j’étais amoureux. Je me suis renfermé sur moi-même. À présent, je mets toute mon énergie dans le bonheur d’Azza et dans l'enseignement. Arrivé en France, j’ai passé mon permis poids-lourd pour gagner assez d'argent pour offrir à ma sœur une vie décente. Il n’est plus question pour moi de penser à l'amour. Il me reste mes souvenirs. Je les garde précieusement au fond de mon cœur. Adieu Farouk.

Maintenant, les yeux fermés sur cette aire de repos bruyante et polluée pour conducteurs fourbus et affamés, j’ai plaisir à me remémorer la personnalité et le corps de Farouk qui me manquent tant. J’ai souvenance de l'emplacement du moindre de ses grains de beauté, de la courbure de ses reins, de ses gémissements qu’il étouffait dans l'oreiller, de la douceur de velours de ses couilles adorées, du goût sucré de miel de nos baisers fougueux, et surtout de la bonté de son regard ourlé de longs cils sombres recourbés. Ensemble, nous avions tous les deux appris l'amour physique. Je souris maintenant de nos tâtonnements lorsque nous voulions essayer la sodomie. Nous avions si peur de mal faire et de faire mal à l'autre. Nous ne savions même pas quels plaisirs nous pouvions partager. Nous ne connaissions que l'autoérotisme. D'ailleurs, nous avons commencé par nous masturber l'un l'autre. Puis vint les fellations et tout s'enchaîna. Nous aimions tous les deux les longs baisers où nos langues se mêlaient, s'emmêlaient, où nos lèvres se frottaient, s'aspiraient, se suçaient. Nos baisers avaient le goût de la figue ou de la datte.

Le boxer rempli de désir, je sors de ses réminiscences et j’ouvre les yeux aux bruits caractéristiques d'une grosse cylindrée américaine. La moto s'arrête à quelques mètres devant moi. Le passager descend, retire son casque et ses gants, puis sourit au pilote qui lui aussi se met tête et mains nues. D'un geste brusque et possessif, il prend son passager par la taille, le presse contre son corps et l'embrasse à pleine bouche. Cela doit être une attitude naturelle entre eux. Ils se susurrent des mots à l'oreille et entrent main dans la main dans le restoroute.

Au bout de quelques minutes, le passager ressort furibond. Il décroche un sac du porte-bagages de la moto. Le pilote déboule à sa suite et tente de calmer son passager. Ils se bousculent. Le pilote invective crûment l'autre et finit par lui crier :

─ Mais, va te faire foutre, connard ! Mais allez, casse-toi ! Des salopes dans ton genre, je peux en trouver n'importe où !

Le passager ne répond pas. Il se dirige vers moi. De grosses larmes coulent sur ses joues. Il vient s'asseoir à la table de pique-nique jouxtant la mienne. Il pose le casque, les gants et le sac, puis met sa tête entre ses bras croisés : il pleure assez bruyamment. La moto démarre et s'éloigne dans un vacarme assourdissant.

Je fais glisser un petit paquet de mouchoirs au jeune homme en pleurs :

─ Tenez !

La tête bouclée se relève et entre deux sanglots, me remercie. Je m’éloigne afin de ne pas gêner l'expression de son chagrin. Il se mouche abondamment, tamponne ses yeux bouffis et rougis. Tel un enfant qui n'arrive pas à recouvrer son calme, il hoquète longuement. Toujours sans un mot, je lui passe une petite bouteille d'eau que je viens de desceller. Je retourne à ma place en détournant le regard :

─ Merci beaucoup monsieur ! Prononce l'attristé entre deux hoquets.

─ Avez-vous mangé ? Lui demandé-je.

─ Euh non, je n'ai pas eu le temps.

─ Tenez ! Dis-je en lui tendant un emballage de sandwich triangle pas encore ouvert, ainsi qu’une pomme.

─ Je ne voudrais pas vous retirer le pain de la bouche.

─ J'ai déjà fini mon repas, mentis-je. J'ai eu plus grands yeux que grand ventre. Ne vous en faites pas, cela ne me manquera pas. Allez-y, mangez !

Tous les deux, nous restons silencieux le temps de sa collation. Son téléphone portable sonne, il le sort de sa poche revolver et l'éteint aussitôt après avoir vu qui l’appelait. Je reprends la pomme, sors mon Opinel et l'épluche. J’en fais de fins quartiers que je dépose devant l'affamé :

─ Je m'appelle Salah. Je suis chauffeur-routier pour quelques heures encore. Je remonte vers le sud-ouest de Paris. Si vous allez dans cette direction, si ça vous intéresse, je peux vous déposer.

─ Euh, moi c'est Dorian. Je ne veux pas profiter de votre gentillesse, je vais me débrouiller pour rentrer.

─ Vous ne profitez de rien puisque je vous le propose. C'est bien pour moi d'avoir de la compagnie. Ce n'est pas si souvent.

─ À quelle heure partez-vous ?

─ Je n'ai pas d'horaire, il faut juste que le camion soit à vingt heures au dépôt.

─ Alors, je veux bien que vous m'avanciez. Puis-je aller me rafraîchir aux lavabos, s'il vous plait ?

─ Bien sûr. Je vous attends !

Sans même penser que je puisse partir en prenant son casque, ses gants et son sac, Dorian se lève et d'un pas lourd, se dirige vers les sanitaires. Son prénom me fait penser au portrait de Dorian Gray, le roman d'Oscar Wilde. « Nous sommes entre hommes homosexuels ! » me dis-je. Quelques minutes plus tard, un peu requinqué, il revient. J’ai nettoyé les reliquats de pique-nique en l’attendant. Je lui montre le chemin pour rejoindre mon trente-tonnes rutilant. Je lui ouvre la portière et la referme sur lui. Je fais le tour et saute sur le siège-conducteur tapissé de velours bleu. Lorsque je démarre le moteur, La Flûte Enchantée de Mozart se répand dans l'habitacle.

─ Si la musique ne vous convient pas, je peux trouver une station de radio qui ait votre préférence.

─ Non c'est très bien. Et même au contraire ça change. Vous êtes mélomane ?

─ Oh pas plus que ça, j'aime juste la langue allemande. Je n'ai plus trop l'occasion de la pratiquer depuis que j'ai changé de secteur géographique. Avant je faisais exclusivement l'Europe de l'Est. Maintenant c'est l'ouest, le nord de la France et l’Île de France. Enfin, c'était, car c'est mon dernier jour.

─ Ah mince ! La crise est partout.

─ Pas trop dans le transport routier : il manque pas mal de chauffeurs. J'ai trouvé le poste que j'attendais depuis deux ans que je vis en France, alors je retourne à mon ancien travail : enseignant.

─ Je parie que vous enseignez le français, car le vôtre est parfait et même assez littéraire.

─ Avant j'enseignais l'allemand et le français. Maintenant, je vais aider des locuteurs arabes à apprendre le français et à remplir la bien trop nombreuse paperasse administrative. Et vous, que faites-vous comme profession ?

─ Je suis infirmier dans un hôpital et dans un dispensaire.

Dorian s'est totalement calmé. Il alimente la conversation avec entrain. Il me sourit. Je suis soulagé que mon compagnon aille mieux. Après une heure de route, il me raconte pourquoi il a tant pleuré sur l'aire de repos :

─ Franck, mon concubin, et moi faisions un voyage de réconciliation ! Bon comme vous avez pu le constater ça a totalement foiré. Lorsqu’il est allé aux toilettes, son téléphone a bipé plusieurs fois. Les messages arrivaient très vite. J'ai eu le malheur d'être trop curieux et de regarder qui les lui envoyait. C'était la femme avec qui il me trompe depuis plus de trois mois : « Tu devais m'appeler à midi, il est 13 heures. Qu'est-ce que tu fous ? », « Alors, ça y est, tu lui as dit que tu le quittais pour moi ! », « Tu pourrais me répondre. », « Je te préviens je ne suis pas une chiffe molle comme ton Dorian ! », « T'as intérêt à me répondre ! » Et j'en passe de pas très aimables pour moi. Je lui avais pardonné cette incartade et bien d'autres. Mais là, quand je les ai lus, mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai compris qu'il s'était foutu de moi une fois de plus. Depuis trois ans que nous étions ensemble, je ne compte plus les sales tours qu'il m'a joués. Il espère toujours que je ne le sache pas, car il veut me garder sous le coude. J'aurais dû partir à la première tromperie, mais je l'aime vraiment. Maintenant, je me dis que mon ami Sam avait raison : « On ne peut pas faire confiance à un hétéro qui se dit amoureux d'un gay. Il revient toujours vers son penchant premier ! Il y a que dans les séries Boy’s Love que l'hétéro tombe en amour d'un gay. Ce n'est jamais parce qu'il est gay lui-même, mais parce qu'il ne peut aimer que son pote gay ! Quand est-ce que les humains voudront bien admettre qu'ils sont bi ! » Sam exagère toujours, mais hélas, il a aussi souvent raison. Il m'avait prévenu que si je voulais un amour exclusif, il ne fallait pas céder aux excuses bidon et aux « ça ne se reproduira plus ! »

Je sentais que Dorian allait pleurer à nouveau. Je me penche vers lui, prends sa main et la serre fermement dans la mienne. Je décide de m'arrêter à la prochaine aire de stationnement. À peine arrivés, je détache ma ceinture de sécurité et je l’enlace fraternellement. À nouveau, il pleure toutes les larmes de son corps. Sa tête reste un bon moment contre ma poitrine. Je lui caresse les cheveux tout en lui parlant doucement comme un père à son enfant :

─ Ça va aller. Ne pleure plus.

Le tutoiement me vient naturellement. Après de douces paroles lénifiantes et de compatissantes caresses sur son dos, Dorian se calme grâce à mes bercements. J’imagine qu’il pleure autant de tristesse que de colère. Colère envers ce Franck sans cœur et contre lui-même qui n'a pas su le quitter plus tôt. « La chair est faible et le cœur pugnace. » Pensé-t-il.

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