Chapitre 2 - Séparation et attirance
Une fois Dorian totalement calmé, nous reprenons la route. Je jette de petits coups d’œil vers lui. Ses yeux se ferment. Il passe la majorité de la fin du trajet à dormir, consolé par les fados d'Amália Rodrigues. Arrivés à destination, je le réveille après avoir garé le camion à sa place de stationnement attitrée :
─ Nous sommes arrivés. Prends ton temps pour te réveiller, je passe au bureau et je reviens.
─ Je vais appeler un ami pour qu'il vienne me chercher. D'ailleurs, où sommes-nous ?
─ Nous sommes dans la banlieue-sud de ...
─ Merci !
Dorian appelle un Valérian. Il laisse le haut-parleur de son cellulaire. Je m’éloigne :
─ Allo, Valérian ?
─ Salut, mon beau ! C'est bien la Bretagne ?
─ Je suis rentré, enfin presque. Tu peux venir me chercher ? Je t'envoie la géolocalisation.
─ T’es déjà rentré ? Qu'est-ce que tu fous ici ?
─ Je t'expliquerai. Tu peux venir me chercher ?
─ Bien sûr, mon lapin ! J'arrive dans moins d'une demi-heure. Tu peux m'attendre ? Je préviens Sam et je lui dis que tu dors à la maison. Ok ?
─ D'accord. Oui je peux attendre. J'espère ne pas te gêner ?
─ Tu rigoles ! Pour toi, j’arrêterais même de baiser, dit-il en riant. Sam va être content de te voir et moi aussi, mon beau. Allez, courage, j'arrive !
Je reviens avec un dossier sous le bras :
─ Tu as pu trouver un ami qui vienne te chercher ? Je t'aurai bien ramené mais je ne prends que les transports en commun, je n'ai pas de véhicule personnel.
─ Mon ami Val vient dans une demi-heure. Je vais aller vivre chez Sam pour le moment.
─ Je vais attendre avec toi. Je vide le camion de mes effets personnels. J'en ai pour cinq minutes.
Nous nous asseyons tous les deux sous un abribus et attendons son ami qui arrive dans une camionnette jaune :
─ Salut, mon lapin ! Bonjour, bel étranger !
─ Salut, Val ! Je te présente Salah. Il m'a gentiment ramené de Bretagne.
─ Qu'est-ce qui s'est passé avec ton avocat ?
─ Je te raconterai ça chez Sam. Je suis obligé de dormir chez lui, car je n'ai plus de toit maintenant. Je ne peux pas retourner dans notre appartement.
─ Attends ! J'appelle la cavalerie pour faire le déménagement.
Val reste un bon moment au téléphone :
─ Ça y est, Aël et Caleb vont chez Franck pour nous aider ! Comme ça, ce sera ça de fait !
─ T'es sûr ?
─ Il faut battre le fer quand il est encore chaud. De toute façon, ils sont partis pour ton appart. Et toi Salah, maintenant, tu fais quoi ? Me demande Val.
─ Euh, moi, rien de spécial. Pourquoi ?
─ Tu veux jouer au déménageur ?
─ Arrête Val, ne le fais pas suer avec mes problèmes, il en a déjà assez fait pour moi !
─ Si je peux être utile, je veux bien venir avec vous, dis-je enthousiaste.
─ Deux bras costauds de plus ça ne fera pas de mal. Allez, en voiture Simone, euh, enfin, Salah ! Rétorque-t-il avec un petit rire satisfait de sa vanne un peu moisie.
Notre trio prend place dans la cabine de l'estafette. Je suis collé à Dorian. J’aimerais que le voyage dure longtemps. Arrivés sur place, il y a déjà une moto garée devant la porte cochère. Val fait les présentations rapidement :
─ Hello, jeunesse ! Voici Salah, le bon samaritain ! Voici les fusionnels, Caleb et Aël ! Bon, vous récupérez tout ce que Dorian vous dit de prendre. On met tout dans mon bahut et le tour est joué.
Val est bavard. Il me raconte leur communauté sans même se préoccuper si j’adhère à leur point de vue. Il me semble aussi naïf et gentil que Dorian. Je suis assez admiratif de sa façon d’être : il s'assume, il marche en roulant des fesses et fait plein de petites manières avec ses mains très mobiles. Rien à voir avec Dorian qui est dans la retenue. Nous faisons de nombreux aller-retours, car il n'y a pas de cartons pour nous faciliter la tâche. Une fois l'appartement vidé des affaires de Dorian, l'estafette et la moto prennent la direction des "Ateliers du Bonheur". C’est un joli nom pour une communauté. Il donne une idée de travail et de félicité.
Nous entrons dans une grande cour. Val ouvre une pièce vide dans laquelle nous déchargeons l'essentiel des affaires de Dorian. Je prends mon sac de voyage ainsi que celui de Dorian et son casque et ses gants. Il ne s’est même pas rendu compte qu’il a oublié ses affaires. Silencieusement, il suit Val qui discute toujours. Caleb et Aël se tiennent la main et se font régulièrement de petits bisous. Val nous fait entrer dans l'atelier de son ami, Sam.
La verrière de cet atelier donne plein nord. Le mur de vitrages fait une dizaine de mètres de haut sur quinze mètres de long. Au milieu, il y a une porte d'entrée vitrée elle aussi, qui est munie d'un épais rideau de velours bleu doublé d'une toile de coton bleu ciel. À droite, on entre dans un monde japonais fait lui aussi de bleus. Une très grosse potiche ornée de motifs orientaux, voisine d’un petit gong suspendu à un torii miniature de palissandre, sont posés sur un cabinet bas à huit tiroirs : un panonceau demande de taper sur le gong pour annoncer son arrivée, ce que ne fait pas Val, car un célèbre coureur de jupons et un impressionnant commandeur donne de la voix dans le "Don Giovanni, a cenar teco" du Don Giovanni de Mozart. On a l'impression d'être en plein cœur de l'orchestre.
Val se dirige vers un panneau de commandes digne d'un vaisseau spatial et tourne un gros bouton qui baisse instantanément le son, puis appuie sur un commutateur qui fait sonner une courte alarme au fond de ce bel atelier. Dorian et ses compagnons sont très à l'aise. Ils sont comme chez eux. Je suis très impressionné par cet espace : cela doit être un ancien atelier de sculpteur ou de peintre.
Après avoir baissé le son de la musique, Val retire ses chaussures, les range dans un casier prévu à cet effet et met une vieille paire de savates, puis se dirige vers une porte du fond :
─ Sam, on a fini, on t'attend !
J’entre et fais comme tout le monde : je retire mes chaussures. À pieds de chaussettes, je monte sur l’estrade et m'installe autour d'une étrange petite table basse.
Un panneau lumineux ON AIR s'éteint. C'est alors qu’un homme muni de lunettes de soleil, sort. Je salue en baissant la tête et en joignant les mains. C'est Sam. Il ne me salue pas en retour, mais son regard fumé me transperce. Je suis perturbé : Est-ce un homme ? Pourquoi est-il si désagréable ? Quel étrange personnage ! Je ne suis pas à l’aise. Il parle enfin :
─ Val, fais chauffer de l'eau et prépare du thé et du café. S'il te plaît.
La voix de Sam est grave et autoritaire. Enfin, il salue tout le monde d'un signe de tête et s'assied sur le seul fauteuil. Il reste un long moment à m’observer, cela me semble une éternité. En bruit de fond, il n'y a que les porte de placards de la cuisine qui s'ouvrent et se referment, de la porcelaine qui s'entrechoque et un petit air à la mode sifflé par Val. Je n’ose pas soutenir ce regard perçant cacher sous les verres sombres, il est si pesant. Je me sens jaugé par ces prunelles sondeuses :
─ Je te présente Salah. Il m'a ramené de Bretagne dans son camion. Dit Dorian d'un ton doux.
─ Merci pour mon ami, me dit Sam en retirant ses lunettes.
Je le salue à nouveau de la tête en n'osant toujours pas parler. Sam plisse ses yeux noirs et bridés, s'humecte les lèvres sans me lâcher du regard. Des conversations commencent à s'engager entre les autres hommes. Puis Sam prend la parole et tout le monde se tait :
─ Bon allez, maintenant raconte nous ce qu'il s'est passé avec cet adorable Franck ! Commande Sam.
Dorian raconte ce qu'il m’a déjà dit dans le camion, puis ajoute :
─ J'ai peur d'avoir été trop rapide. Je n'aurais pas dû déménager si vite.
─ Depuis le temps où tu aurais dû le faire. Crie, pleure, hurle, prends-en toi à nous si tu veux, mais ne regarde pas en arrière. Si Franck voulait changer, il l'aurait fait depuis un bail. Si vraiment, tu regrettes trop, tu pourras toujours te rabibocher avec lui, et on sera là pour ramasser les morceaux, comme toujours.
Depuis le moment où nous nous sommes tous assis, je jette discrètement des coups d'œil à Dorian.
Il faut être aveugle pour ne pas y lire l'admiration et l'intérêt que Salah a pour Dorian. Il y a dans son regard de l'empathie, et peut-être déjà du désir. Comme quoi le coup de foudre existe. Il faut juste qu’il se transforme en une réelle affection pour avoir des chances de durer.
─ Je suis désolé, répond Dorian en baissant la tête.
─ Ne sois jamais désolé avec tes amis. À quoi sert-on si on ne peut pas t'aider ?!
─ Qui veut du thé ? Qui veut du café ? Demande gaiement Val pour casser la lourdeur de l'ambiance qui s'est installée. Allez ! Bon ! Sam arrête de tenter d'impressionner Salah qui a été si sympa avec Dorian. Tu fais chier parfois. En se tournant vers Salah : il le fait exprès pour te tester. Il a l'amitié possessive.
─ Bon, toi aussi, arrête tes salades, Val ! Je ne teste personne, j'examine un nouvel arrivant dans notre cercle.
─ Et tu crois qu'il va rester après ton accueil glacial à la con ? Tu rêves !
─ Je ne crois pas, j'en suis sûr ! N'est-ce pas Salah que je ne rêve pas ?
Salah me fait un grand sourire de soulagement et répond fermement :
─ Oui, ça serait avec plaisir. J'aimerais avoir le loisir de mieux vous connaître.
─ Tu peux nous tutoyer. Bon, trêve de plaisanterie. Que fais-tu la semaine prochaine ? Demandé-je de but en blanc à Salah.
─ Euh, rien de spécial. Je dois juste être libre samedi matin pour aller chercher ma petite sœur.
─ Alors tu peux loger ici avec Dorian ? Dès ce soir, Val et moi, nous devons partir en reportage.
─ Bien, je ne sais pas, me répond Salah un peu gêné.
Il regarde Dorian comme pour avoir son avis.
─ Dorian, ça te va, je suppose ? Demandé-je après avoir vu l’affolement de Salah.
─ Oui, pas de problème. Mais Salah a peut-être envie d'être seul et de se reposer ?
─ Non, non ! Ça me va, si tu as besoin de moi, je peux rester ici. Se précipite-t-il de répondre.
Val lui montre sa chambre. Salah y dépose son sac, ainsi que celui de Dorian. Rapidement, tout le monde rentre chez lui. Val et moi les laissons seuls. J’espère ne pas m'être trompé. Salah semble un homme sur qui l’on peut compter. Je fais confiance à mon instinct.
Salah me propose de faire à manger. Pendant qu'il s’active dans la cuisine, je m’endors sur le tapis bleu de Sam. Je lève un oeil quelques secondes lorsque je sens que l’on me recouvre du grand plaid épais en laine mohair très duveteuse, puis me rendors. Mon sommeil est agité. Je rêve. Oui, je rêve. Je fais ce rêve récurrent qui a commencé après mon installation chez Franck. Il tient bien plus du cauchemar : un homme sans visage aux mains immenses me saisit la chemise et me l’arrache ainsi que tous mes autres vêtements. Il rit, il crie de joie, alors que je suis épouvanté et tremblant d'effroi. L'homme me lâche, alors je tente de me sauver. Je me jette à corps perdu dans un labyrinthe d'escaliers montant ou descendant comme ceux de l’artiste Maurits Cornelis Escher. Le jeu du chat et de la souris dure un temps infini. Je suis pris de vertiges et je m'effondre contre la froidure d'une muraille humide. L'homme sans visage me saisit une fois de plus et frotte mon dos nu sur les pierres apparentes, puis m'emporte vers une chambre où trône un immense lit à colonnades tendu d'une tenture de velours rouge sang. Violé et frappé par cet être immonde, pétrifié, je sombre dans une profonde prostration. L'homme continue à ahaner sur mon corps blessé qui ne bouge plus. Enfin repu, l'homme s'endort. Je rassemble mes dernières forces. Je me lève, ouvre les deux battants d'une fenêtre et je me jette dans le vide.
Nous avions des rapports sexuels violents avec Franck. J’ai laissé faire. Pourtant je n’y ai jamais trouvé mon compte. Je ne sais pas si ce rêve était prémonitoire. Je ne sais pas si je pourrais refaire confiance à un homme.
Je n'ose pas sortir Dorian de son cauchemar. Pour moi, il est plus important de le voir plutôt qu’il ne me voit. Je jette des regards furtifs dans la direction du dormeur. Ce jeune homme me plaît. Lorsque nous étions enlacés dans la cabine du camion, le parfum de ses cheveux bouclés et l'odeur de sa peau mate m’ont ému. Je sais aussi que tenter le moindre geste vers lui, serait une erreur monumentale. Je dois être patient. Non, je ne dois plus y penser. L’amour, le désir de l’autre ne sont plus pour moi. je n’ai que le droit de garder dans un petit coin de mon cerveau, ces jolis moments à ses côtés. Je peux les installer près de ceux que j’ai passé avec Farouk. Dorian, lui, restera un fantasme. Un doux fantasme.
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