Chapitre 3 - Le réveil de Dorian

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Toute ma vie, j’ai fait ce que l'on attendait de moi. Mon père, pédiatre, me voulait médecin comme lui. Ma mère, infirmière en chef en chirurgie, me voulait infirmier. Je suis allé au plus simple, j’ai suivi des études de soins infirmiers. Je suis l’aîné d’une fratrie de trois. Il était de mon devoir de montrer le bon exemple. Déjà enfant, par manque de caractère et par indolence, je suivais ce qui m’était ordonné. J’ai toujours confondu les désirs des autres avec les miens. La mode était de faire faire du poney aux enfants de bourgeois, alors maman m’y a inscrit en me prouvant que j’allais adorer ça étant donné que je jouais avec des chevaliers dans leur château-fort, donc j’aimais le cheval. Papa m’emmenait à la chasse car j’aimais les animaux. J’ai souvent l’impression que ma vie est une succession de malentendus. Il faut être à l’aise à l’oral pour contrer l’autorité. Avoir du courage pour se rebeller. Penser que l’on a de la valeur pour faire et être ce que l’on est.

Je viens de quitter Franck. Plus rien ne va de soi. Je dois penser par moi-même. Décider ce que je veux faire, ce que je veux manger. Comment je dois m’habiller. Ne plus attendre un geste de Franck pour connaître le chemin à suivre ou un ordre pour savoir quoi choisir. Je dois me prendre en main.

Je me suis rendu compte que c’était bien plus simple de suivre le rythme des sorties mondaines de Franck. En silence, je passais ces soirées à écouter des hommes de tous les âges qui pensent être l'élite de la population. Ils sont politiciens, avocats, magistrats, hauts fonctionnaires, artistes connus ou même pontes de la médecine, sans compter quelques journalistes ou philosophes connus du grand public. Plus les soirées avançaient, plus leurs pensées et autres sentences exprimant de soi-disant grands concepts sans relief intellectuel particulier, tombaient de leurs bouches. Ils deviennent impétueux et grandiloquents. Jamais aucune idée, un tant soit peu révolutionnaire et empathique, n'est venue bouleverser positivement la vie et le quotidien de ceux « d’en bas ». Leur entre soi suintant de suffisance bourgeoise me débecquetait mais je m’en accommodais trop content d’être invité dans leurs pince-fesses.

Je sortais de là, dégoûté. Franck m'a toujours cru bête parce que je me taisais. En revanche, lui parlait sans arrêt, en se glorifiant l'air de ne pas y toucher. Il ne cessait ces autopromotions que pour émettre un rire bruyant après avoir raconté une saillie qui se voulait pleine d'esprit. Tout était prétexte à se raconter ou faire des commentaires souvent déplacés, pleins d'emphase ou méprisants. Franck est de ces hommes, qui sans aucune honte, raconte toujours la même histoire. Les versions varient légèrement, mais elles ont toutes en commun qu'elles lui sont toujours favorables. Il se gausse de conquêtes faciles qu'il a rejetées car pas assez intéressantes, ou d'autres, plus ardues, mais bien sûr, à la fin, il est le grand vainqueur. Malgré sa vêture onéreuse et élégante, ses manières raffinées et les autres marqueurs distinctifs de son milieu social, il est vulgaire, grossier et sans aucune délicatesse intellectuelle ou physique. À mon corps défendant, j’ai intégré le fait d'être le dominé dans toutes les situations et j’ai laissé Franck dans sa position sociale « naturelle » de dominant.

Plus je réfléchis à ma vie avec Franck, plus je me rends compte de mon inconsistance et de mon inconscience. Je me suis laissé éblouir par les grands lustres à pampilles des salons bourgeois où Franck m'emmenait. Mais comme les papillons de nuit, je m’y suis brûlé les ailes. Le pire dans cette relation est que je sais bien que Franck me présentait comme un simple ami sans titre ni richesse, l'ami pauvre, la caution « je ne suis pas de droite puisque j'en côtoie un ! ». Savoir tout ça et continuer à participer à cette mascarade, est ma grande honte. À mon corps défendant, naïvement, j’ai cru au concept du ruissellement : côtoyer des privilégiés me donnerait l'impression d'être moins minable.

Au restaurant, Franck décidait pour moi, afin qu'il ne soit pas « embarrassé devant le choix qui se présentait à moi ». Il m’offrait des costumes de créateurs hors de prix qui ne me plaisaient pas et m'invitait à des galas. Je me consolais en me disant qu'il avait certainement bon goût, mais c'était toujours son goût à lui, jamais, le mien. Je ne me souviens pas qu’il m’ait une fois demandé mon avis. J’ai pris ces attentions pour de la gentillesse désintéressée. Je voyais en lui, un homme prévenant.

Je ne suis pas aventureux ni même dragueur. Je manque de confiance en moi pour oser aller vers les autres. Je reste dans ma zone de confort quitte à rater des occasions d'être heureux. Les nombreuses blessures de mon cœur ont fait de moi un blasé de l'amour. Je voulais garder mon amant quitte à supporter ses tromperies, ses mensonges et son mépris. Être un second choix est un choix acceptable. Le jour où j’ai rencontré Franck, je me suis vu comme un homme chanceux. J’ai voulu y croire, croire en l'amour, croire que Franck était celui qui m’était destiné. Mais y croire n'a pas suffi, croire ne suffit jamais. Je me convainquais : « Franck ne m'aime pas, il me trouve juste différent, je le divertis ! Sortir avec une personne du même sexe est juste une expérience à faire ! Pourtant, il ne s'est pas encore lassé en trois ans ? À part ses coucheries à droite à gauche avec des femmes, il me revient toujours ! » L'amour est plus de la douleur que du bonheur.

Lorsque Franck conversait par sms avec une de ses conquêtes, ma poitrine se serrait en croisant son visage souriant alors qu’il lisait les messages reçus. Je me souviens très bien d’une dispute très violente où j’ai eu peur d’être battu. Lorsqu’il s’est calmé, nous nous sommes couchés. Franck a insisté pour faire l'amour, « rien de mieux pour faire la paix » selon lui. Une fois sa jouissance acquise, il est resté les yeux rivés sur son téléphone. J’étais encore très affligé de ce que l’on s'était dit. Je lui ai demandé afin d’être rassuré :

─ Franck, m'aimes-tu ?

Le silence peut aussi être une réponse acceptable lorsqu'il s'accompagne d'un geste ou d'un regard. Mais Franck, comme à son habitude, s’est tu sans un geste ou un regard et à continuer à lire ses messages. Alors je me suis mis à pleurer sans bruit pour ne pas le déranger. Il a soupiré : sa réponse a été ses yeux roulant vers le ciel et son air excédé.

Franck est un dragueur invétéré. Il aime séduire et chasser : comme un chat, il blesse ses victimes et joue avec elles jusqu'à les laisser mourir d'épuisement. Son insensibilité se cache sous un sourire enjôleur, une grande assurance et une faconde indéniable. Il n'est pas avocat pour rien. Sa torture fétiche était de me culpabiliser : « Si tu m'aimes, tu dois me laisser libre. Il faut que tu sois loyal ! » Je me croyais loyal en laissant Franck à ses frasques. La loyauté peut être d'obliger l'autre à faire ce qu'il ne veut pas. C'est un chantage affectif qui ne dit pas son nom.

Nous venons de nous disputés sur cette aire de repos bretonne. Je suis furieux. Mais pour qui ce prend-il ? Il fouille dans mon portable et lit mes messages. Il mérite une bonne petite leçon, ce sale con. C’est un sale con, oui, mais qu’est-ce que j’aime le baiser. Jamais, on ne m’a sucé aussi bien. Elles peuvent bien se rhabiller les minettes. Il a une manière de me lécher les roustons et de les gober qui me fait un effet du tonnerre. J’espère qu’il va se dépêcher de venir à Carnac me rejoindre. Ce soir je vais lui péter la rondelle comme jamais. Rien que d’y penser, j’ai une trique de première. Il aurait été assis à l’arrière en ce moment, on se serait arrêté dans un coin tranquille et je l’aurais déglingué.

Je suis arrivé à Carnac comme c'était prévu. Je ne me tire pas de queue car j’ai envie de le remplir mon petit Dorian. Je me suis installé confortablement à l'hôtel. Je vais aller faire un tour voir s’il n’y a pas de petits culs à mater.

Il est déjà 22 heures et il n’est toujours pas là. Tant pis pour lui, je vais faire du repérage au casino. Le Blackjack plaît pas mal aux petits culs. S’il ne me contacte pas, je me tape le premier qui passe, en espérant, une rondelle bien serrée. Dorian va venir. Il ne peut me quitter. Il a besoin de moi. Quoi que je fasse, il m’adore. Il sait bien que je suis infidèle, mais il reste. Je suis son coup sûr. Son meilleur plan cul. Je me souviens de notre première fois au plumard. Il croyait qu’il pourrait me la mettre sa belle queue. J’en souris encore. Celui qui m’enculera, il n’est pas encore né. Ah Dorian ! J’attends encore un jour ou deux et je me casse. À moins que je trouve de l’amusement à la hauteur de mes besoins. De toute façon, il ne restera pas longtemps à faire la gueule. Je vais le retrouver à la maison tout confus, implorant que je lui pardonne.

Ça fait une semaine que je l’appelle et je tombe à chaque fois sur ce message qui m'enjoint à renouveler mon appel. Il doit avoir perdu son portable. Si je ne lui dis pas ce qu’il doit faire, il ne fait que des conneries. Il est pénible. Bon, je rentre.

De retour dans mon appartement, je trouve des tiroirs ouverts vidés de leurs contenus, la penderie à moitié dépouillée, la bibliothèque vidée des deux tiers de ses ouvrages et la brosse à dents de Dorian dans la poubelle de la salle de bain. Toutes ses affaires et ses meubles ont disparus. Sur la table du séjour trônent les albums photographiques que j’ai confectionnés. Les souvenirs où on apparait en couple sur papier glacé, sont soigneusement découpés. Il n'y avait plus que mon visage sur les clichés amputés. Le reste, il les a foutus au vide-ordures. Mais putain ! Qu’est-ce qu’il a fait ? Ce n’est pas possible, il n’a pas décidé ça tout seul. Ce mec s’est un toutou. Il a toujours fait où je lui ai dit de faire. Ça doit être cette enflure de trans dégénéré qui l’a obligé à déménager. Ce n’est pas possible autrement. Il va voir de quel bois je me chauffe cette merde de Sam. Je vais aller rechercher mon mec. Jamais personne ne s’est foutu de ma gueule comme ça. Si je ne trouve pas Dorian, j’irai à son boulot. Il est à moi. Je veux le récupérer.

Je ne sais pas si je vais lui pardonner d'avoir fait ça ! Ça ne va pas se passer comme ça ! Il va voir ce petit imbécile ce qu'il en coûte de se comporter comme ça avec moi ! Sans succès, j’ai fait le tour de tous les endroits où Dorian a l'habitude d'aller et il n’y en a pas beaucoup, il n’arrive pas faire des trucs sans moi. Il ne peut qu’être chez Sam. Sans même sonner ou frapper à la porte, j’entre dans son atelier à deux balles. J’ai envie de tout foutre en l’air. Je balance mon casque et mon sac à dos. Je fouille toutes les pièces. Je suis comme fou. Les bras croisés, debout dans la pièce principale, posément, Sam devise sans même me regarder :

─ À trop vouloir jouer au con, il fallait bien qu’un jour, tu sois le gagnant !

Putain, l’enflure de Sam ! Il me lâche ça. Alors que j’espérais un soutien, un peu de compassion, au lieu de ça, il me crache son mépris à la gueule :

─ T'es arrogant ! Tu es sûr d'être irrésistible, intelligent et surtout tu crois que tout le monde est prêt à te pardonner. Il n'y a bien que tes parents pour pardonner ta suffisance et ton égoïsme. Dorian a tenu trois ans parce qu'il est foncièrement gentil et un brin naïf. Lui, il croit au grand amour, au dévouement et autres grands sentiments. Pourquoi pas, si tu as en face de toi une personne respectueuse et empathique. Mais pas quelqu'un comme toi... Le pire, c'est que tu sais tout ça, espèce de manipulateur ! Tu me dégoutes et ça depuis notre première rencontre.

Mon sang ne fait qu’un tour. Je bous de colère. J’ai envie de lui faire ravaler son fiel à cette pourriture de Sam. Je serre les poings. Les veines de mon cou triplent de volume. Je sens mon visage devenir écarlate. Je suis prêt à exploser. La sonnerie de mon téléphone brise ma montée de violence. C'est Dorian :

─ Arrête de harceler mes amis ! Je ne veux plus te voir !

─ Mais, mon chéri, je suis certain que tu as oublié des trucs à la maison. On doit se parler calmement. Reviens, je t'en supplie !

─ Tu vois, tu supplies mais tu ne t'excuses pas. C'est fini. FINI !

─ Dorian, je t'aime, tu le sais, tu ne peux pas me faire ça !

─ Tu recommences, tu ne te préoccupes que de toi. Adieu.

─ Dorian.

Dorian a raccroché :

─ Mais qu'est-ce que j'ai fait ! Qu'est-ce que je vais faire ? Dorian...

─ Si tu avais un tant soit peu de jugeote et surtout si tu ressentais de la réelle tristesse, tu serais entrain de pleurer d'avoir perdu un mec aussi merveilleux que Dorian. Mais non à la place, tu te demandes ce que tu vas devenir, toi, toujours toi, rien que toi, pas Dorian. Ça ne t'est pas venu à l'idée de vraiment t'excuser quitte à te mettre à genoux, à vider ton répertoire des numéros de tes nanas, à te poser des questions sur ce que tu veux, qui tu es vraiment ? Non, rien de tout ça ne t'est venu à l'esprit. Tu t'apitoies sur ton sort comme un sale môme mal élevé, pourri, gâté. Tu me débectes. T'es pitoyable !

La fierté et l'aveuglement de Franck l'empêche d'aller vers Dorian pour s'excuser de ses comportements irrespectueux, comme si l'amour était un combat qu'il faut gagner à tout prix même si les actions menées n'aboutissent qu'à une défaite, et surtout à des cascades de bassesses mortifiantes. Au bout du compte, bassesse après bassesse et désinvolture après désinvolture, Dorian a supporté blessure sur blessure jusqu'au moment où il lui a été impossible de continuer, alors il est parti et ne reviendra jamais. Enfin je l'espère.

─ La fierté en amour peut être une arme contre soi. J’assène froidement à Franck.

Ne sachant quoi répondre, Franck me regarde et fait une moue dubitative en remuant la tête de droite à gauche. Il a dû lire dans mon regard autant de pitié que de dégoût. Il ramasse son casque et son sac et sort en claquant la porte.

Après cette scène, Dorian qui s'est caché chez Malo, revient chez moi. Je lui déclare :

─ Voilà, c'est fait ! J'espère ne plus voir sa gueule de rat. Désolé d'avoir insulté les rats !

─ Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? Me demande-t-il tout triste.

─ Et bien, tu vas vivre pour toi. Tu vas aller de l'avant. Tu as fait un choix étrange en prenant ce type, il faut qu'à présent tu fasses des choix plus judicieux. Parfois, ce n'est pas utile d'aller chercher très loin ce qui peut nous convenir, lui affirmé-je, en regardant Salah qui a arrimé ses yeux pleins de douceur sur Dorian.

─ J'ai peur de craquer s'il vient me voir au travail.

─ Je suis désolé, mais je n'ai pas de garde du corps sous la main. Fais-toi confiance. Tu as suffisamment souffert. Si tu craques en couchant avec lui, ce n'est pas bien grave. On fait tous des trucs regrettables. Il faut juste que tu ne sois plus sa petite chose. L'idéal serait que tu trouves un nouvel amant, comme ça il y aura plus de chances qu'il te laisse tranquille. Un amant attentionné, passionné et surtout respectueux. Je suis sûr que tu vas trouver très, très vite cet oiseau rare. Déclaré-je en fixant Salah d'un regard appuyé.

Sam me met une espèce de pression en me suggérant de me déclarer à Dorian et cela rapidement. Je n'ai flirté qu'avec Farouk, désormais, avec appréhension, je dois faire le premier pas pour séduire Dorian. Nous avons quasiment le même âge, je suis sûr que Dorian est plus expérimenté que moi. Je dois puiser en moi de la hardiesse. Il faut que je me fasse confiance. La chance sera-elle de mon côté ? Je ne peux pas me cacher le coup de foudre que j'ai ressenti lors de notre première rencontre. Cela se transforme doucement en amour. La présence de Dorian me donne envie d'être galant et courtois, mais aussi polisson et sensuel. Je conçois une réelle admiration et tendresse pour cet homme vulnérable, mais si magnanime dans sa façon d'être avec les autres. « Le métier d'infirmier lui va comme un gant. » Me dis-je.

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