Chapitre 5 - Amours voilés et retrouvailles

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Dès que nous le pouvons, Salah et moi nous nous retrouvons dans le secret de mes persiennes. Parfois, par manque de temps, nous nous embrassons furtivement. Ou nous nous pourléchons voracement l'un l'autre en tête à queue et jouissons rapidement, afin de ne pas être pris en flagrant délit de débordement sensuel. D'autres fois, honteusement, Salah ment à Azza, lui disant qu'il a une réunion avec Sam, alors qu'il me rejoint au creux de mon lit. Nous aimons mettre un temps infini à nous effeuiller, comme pour rallonger le temps de nos trop courtes étreintes quotidiennes volées.

Nous sommes avides de sexe. Nous avons un besoin incommensurable de tendresse et de mots affectueux. Salah m’a avoué que depuis notre première rencontre, il a toujours eu envie de passer ses doigts dans ma tignasse odorante. Tel un chat, je me fais bichonner afin qu’il se délecte de ce geste intime et fraternel. Cette sensation de va-et-vient sur mon crâne me fait éprouver une intense sensation érotique, bien au-delà de ce que je souhaiterais. Ces caresses toutes simples me font vibrer.

Chaque jour, je suis comme en rut. Je deviens félin se frottant à son maître. Salah est mon maître doux, puissant et magnanime. J’ai longtemps cru être masochiste. Lors de ma relation avec Franck, malgré l'incessant mal à l'aise ressentit, je ne voyais rien d'anormal à être malmené. Aujourd'hui, connaître la tendresse et la passion sans violence sont des nouveautés. Si nos ébats sont parfois brutaux, ils ne sont jamais malveillants. Mon corps se transforme sous les effleurements, les étreintes et les baisers de Salah. Aucun espace de ma peau n'est épargné par ses embrassements et autres embrasements.

Cela fait si longtemps qu'il n'a pas goûté à la saveur d'un corps et de ses secrets, que par moments je le sais un peu perdu. Alors habilement et furtivement, je le guide dans notre intimité. Salah est soulagé, le souvenir de Farouk ne vient jamais s'immiscer dans notre corps à corps amoureux, car tout entre nous est différent. Il aime par-dessus tout, « la musique de notre sexualité. Avec Farouk, c’était une chanson monotone, alors qu’avec toi, Dorian, chaque jour a son propre rythme, son propre tempo. » Nous découvrons soit de nouvelles sensations, soit nous retrouvons des voluptés oubliées. Salah me rend ma versatilité que j’avais dû passer sous silence pendant trois ans. Grâce à mon savoir-faire et mon expérience, Salah se pâme rapidement dans des positions dont il n'avait jamais fait l'expérience. Pour chacun de nous, tout est soit nouveau soit un regain de désirs enterrés. Pour lui, c'est l'agréable inconstance de mes ardeurs, et pour moi, c'est d'être respecté et écouté dans mes souhaits et mes attentes.

J’attends d'avoir le courage de dire à Azza que je suis éperdument amoureux de Dorian. Alors, je pourrais vivre mon affection au grand jour, ce que je n’ai encore jamais fait. Dorian a peur de ne pas être à la hauteur de mes besoins de reconnaissance. Peur de ne pas m'aimer pleinement. Peur de ne pas pouvoir me soutenir réellement. Il veut être un homme sincère et indéfectible. Il culpabilise de ne pas savoir reconnaitre ses sentiments. C’est vrai que je suis un peu inquiet, mais n’a-t-il pas vécu dans la frustration amoureuse pendant longtemps ? Il a des scrupules et les partage. Je lui en suis reconnaissant.

J’ai pris la décision de parler à Sam de mes doutes. Il peut être âpre et tranchant, mais jamais, hypocrite ou malintentionné. Il saura être honnête :

─ Dorian, ne sois pas aussi inquiet. Vouloir être tout le temps sincère et sans faille, c'est totalement utopique. Dans un couple, on est deux, l'un peut être le soutien de l'autre dans un moment de fragilité, et vis-versa. Salah est un homme sur lequel on peut compter. Il n'est pas regardant pour donner sa gentillesse, sa force et son empathie. Tu es le même en plus cérébral et plus tourmenté. Ne te fais pas de nœud au cerveau. Être amis avec bénéfices ne peut pas lui suffire, à toi non plus. Tu n'es pas obligé de vivre avec sa sœur ou de vivre dans le même espace. On peut s'aimer en dehors de la routine quotidienne. Il t'attend depuis la Bretagne. Alors, fonce ! Tout est possible. Aimez-vous à votre façon !

Salah m'a enfin dit qu'il aimait Dorian.

─ Azza ! J'aime Dorian. Je ne veux pas vivre avec lui. Je crois que c'est mieux si nous restons tous les deux ensemble. Dorian a besoin de liberté et moi, j'ai besoin d'être avec toi.

Il a dit ça d'un coup, sans respirer. J’apprécie que mon frère soit honnête avec moi. En plus, j’aime beaucoup Dorian. Il est à l'image de Salah, bienveillant, calme et aimable. Dorian prend le temps de m'aider pour mes devoirs que je fais sur la grande table commune. Nous faisons des recherches sur internet ou jouons à des jeux de cartes. J’ai encore quelques difficultés en français, alors il me concocte des fiches de révision ludiques que Sam image de photos ou de dessins.

C’est facile pour moi de comprendre que Salah aime Dorian. Dorian est charmant et drôle. Pour certains goûters, nous faisons des crêpes, des madeleines ou des gâteaux-minute comme il appelle ça. Il me parle respectueusement et se confie sur sa solitude qui grâce aux hommes des Ateliers et moi, lui pèse moins. Salah m’a parlé de son souhait souverain d’aimer au grand jour. Je veux l’exaucer. Que Dorian et Salah puissent s’aimer très longtemps.

Boris, le faiseur de chaussures, est arrivé avec trois grands sacs à course en plastique de vêtements et quelques livres en russe. Val le prend sous son aile tout de suite. Il parle un français un peu approximatif. Cela fait un an qu’il a été pris en charge par une ONG qui l’a aidé à s’enfuir de son pays natal. Je n’ai jamais vu un regard si vide. Il boite de la jambe gauche. Il porte une exo-prothèse qu’il retire souvent parce qu’elle le blesse. Je lui propose de consulter un spécialiste au plus vite. Je ne lui ai pas posé de questions sur la perte de son pied et je ne suis pas prêt de lui en poser. J’ai du mal à cerner sa personnalité. La barrière de la langue ne doit pas être étrangère à mon manque de discernement. Boris gardera son mystère un bon moment.

Toujours aussi attiré par le lèche-vitrine et les achats, Val emmène Boris faire les magasins. Je me demande comment ils communiquent ? Avec son enthousiasme et sa fraîcheur naturelle, Val se rapproche de Boris qui sourit singulièrement en sa présence. Val a trouvé un public à la mesure de ses extravagances affectés et théâtrales. Malgré ses vingt-six ans, Boris arbore une chevelure poivre et sel due à l'état de stress permanent de ces dernières années. Il a des yeux très mobiles d'un bleu très sombre. Il semble toujours sur le qui-vive. Ces seuls moments de détente sont lorsque Val est avec lui.

Val lui reste inconstant dans ses relations plus sexuelles qu'amoureuses. Il collectionne les amants et les choisit souvent mal. Il attend d'eux qu'ils soient amoureux dès leurs premières rencontres. Cela arrive de s'aimer en peu de temps, preuve en est de Thor et Malo, mais Val n'a pas la patience de Salah envers Dorian ou d'Aël envers Caleb. Val passe de « nous sommes des inconnus » à « tu m'aimes ? » en moins d'une semaine. Je me demande s’il se rend compte de l’intérêt qu'a Boris pour lui ?

Les premiers souliers que Boris confectionne, sont des babouches en cuir multicolore pour se chausser dans mon atelier. La paire qu'il fait à Val, est polychrome comme le drapeau LGBTQIA+. Les autres sont à l’une des huit couleurs de l'arc en ciel : rose, rouge, orange, jaune, vert, bleu ciel, bleu et violet.

Val reçoit toujours un petit plus par rapport aux autres compagnons : ses crevettes sont décortiquées, son linge est pendu et repassé ou sa camionnette est nettoyée de fond en comble. Pour Boris, l'affection est une suite d'attentions sans prétention. Alors que pour Val, l'amour doit être flamboyant et ostensible. C’est aussi pour cela que je l’aime, il est resté enfantin et exubérant. Je ne sais pas si c’est dans la nature profonde de Boris d'être tempérant, mais rester des années à se faire petit, invisible et couleur muraille, l'a rendu terne. C’est pourquoi je suis étonné que Val se soit attaché à cet homme brisé et silencieux. Je tâte le terrain avec Val :

─ Honnêtement, que penses-tu de Boris ?

─ Il est sympa mais vraiment pas marrant. Insipide est le mot juste, me répond-il négligemment.

─ Je vois. Mais tu aimes bien être en sa présence pourtant ?

─ Oui car il est reposant et il sent bon le cuir.

Je sens un volcan sous la réserve de Boris. Mais le sentir ne suffit pas, l'exprimer serait mieux. Ce soir, je modèle un buste. Je suis seul dans mon atelier. Val est sorti en boîte de nuit avec des amis à lui. Boris frappe à la porte et s’installe à côté de moi. Il a avec lui un dictionnaire russo-français. Avec des mots simples, il se raconte. Il dit la haine de soi. Il dit la peur d’être pris. Il dit son père qui doit le tuer, mais qui l’a laissé s’enfuir. Il dit l’errance dans les rues de la capitale de son pays. Il dit ses amis disparus. Il dit la perte de son pied suite aux sévices en prison. Il dit la perte de sa patrie. Il dit sa solitude. Il dit l’espoir. Il dit sa résurrection. Il me dit merci. C'est aussi pour des hommes comme Boris ou Salah que je dépense sans compter l'argent de ce pépé-père honni.

Éloi, le couturier, est le dernier arrivé. Il est né la même année que Sébastien, d'ailleurs ce sont les aînés des Ateliers : « même si trente-quatre ans ne font pas d'eux des croulants » comme aime à le rappeler Victor. Éloi est discret et légèrement efféminé. Il a gardé un charmant accent franc-comtois ce qui contraste agréablement avec ses manières quelque peu vieille France. Il a vécu la majeure partie de sa vie dans une petite ville se situant sur l'un des premiers plateaux du Jura, le plateau d'Ornans.

Son père est un militaire de carrière à particule et à la religion en boutonnière, bon chic, bon genre. Il est l'avant dernier d'une grande fratrie « culotte courte, serre-tête et esprits étroits » comme il s'amuse à la décrire. Il y a quelques années, un de ses frères aînés s'est suicidé après une thérapie de conversion ratée, « Comme si ça pouvait réussir ! » Me suis-je exclamé très remonté. C'est toujours difficile d'être gay dans la France au XXIème siècle. Leurs soi-disant thérapies sont inévitablement vouées à l'échec. Elles sont d'une violence morale, et parfois physique plus que condamnable, d'ailleurs, en janvier 2022, la France a adopté une loi interdisant ces pratiques, même si cela n'empêche pas certains groupes religieux de continuer à se mettre hors la loi.

Éloi parle avec décontraction de sa vie. C’est comme s’il racontait la vie d’un autre. Un autre qu’il avait bien aimé mais qui maintenant était loin, avait disparu. Ne voulant pas avoir le même tragique destin que celui de son frère aîné, et comme la peur n'évite pas le danger, une fois son baccalauréat en poche, il se sauve à Paris. Après quelques mois d'errance et de souffrance, il trouve refuge dans une association LGBTQIA+.

Il a toujours aimé la couture. De sa jeunesse, il garde le souvenir des travaux d’aiguilles de sa mère et de ses sœurs. Il les observait faire des ourlets, des smocks sur leurs robes d’été ou des broderies au point lancé. Caché dans le grenier familial, il s’essayait sur des chutes de tissu. Naturellement, lors de son exil à Paris, un éducateur lui propose de faire des stages en entreprise de couture et de la confection à la haute couture. Après l’obtention de son diplôme, un grand théâtre parisien l'emploie plusieurs années : c'est là qu'il se prend de passion pour les costumes classiques des siècles derniers et les robes affriolantes.

La vie parisienne ne lui apporte plus rien, alors il s’est présenté aux Ateliers du Bonheur. Le rythme calme de la province lui convient mieux. Éloi fait planer un vent de nouveauté et de légèreté aux Ateliers. Avec Val, il parle chiffons et avec Boris, c’est de confection de chaussures assorties avec ses costumes pour le théâtre.

Il espère toujours pouvoir revoir ses frères et sœurs. Maintenant qu'il est installé et serein, il a écrit à sa plus jeune sœur afin de l'inviter pour quelques jours. Hélas, il n'a pas reçu de réponse. Sa lettre a-t-elle été interceptée ? Malgré la séparation d'avec sa famille de sang, il est épanoui et détendu avec nous, sa nouvelle fratrie.

Quelques jours avant Noël, nous sommes tous allés à l'aéroport chercher Thorvaldur qui a encore minci. La vie à bord doit être éprouvante pour un géant comme lui. Les retrouvailles avec Malo sont très émouvantes. Nous les regardons s'étreindre virilement et longuement. Leur premier baiser est totalement effréné et provocant : les autres passants les regardent soit étonnés, amusés ou grimaçant de dégoût. Alors que nous, ses amis, sommes souriants et enchantés devant leurs démonstrations d'affection :

─ Il faut qu'ils arrêtent. Ils vont bientôt se retrouver à poil en public. S'enthousiasme Val.

─ Ils ont bien raison. Je ne m'imagine pas vivre un seul jour loin de ce grand andouille de Sébastien ni de notre charmant Alfred. Alors rester des mois en mer, et bien chapeau bas, formule Victor admiratif.

─ Pourquoi tu ne peux pas vivre loin d'Albert ? Demande Azza toute étonnée.

─ Bon, les mecs, il est temps de la mettre au parfum la gamine : Alfred est notre amoureux à Sébastien et moi. Enfin plus à moi car c'est moi qui l'ai présenté au grand escogriffe, affirme Victor très fier.

─ Ah, je comprends mieux. Ça explique beaucoup de choses. Alors on peut avoir plusieurs amoureux ? S'étonne Azza.

─ En amour tout est possible si chaque personne concernée est d'accord. Ce qu'ils vivent, s'appelle le polyamour, répond d'un ton docte Dorian.

─ Bon ! Taisez-vous et regardez la beauté de l'amour vrai. Soupire Val en se délectant du spectacle.

Après de longues minutes de démonstration d'affection, tous ont droit à une accolade ou un baiser de la part de l'islandais. Il se baisse pour saluer Azza dont il a entendu parler :

─ Enfin une figure féminine dans notre monde d'hommes. Je suis enchanté de te connaître.

─ Merci, monsieur.

─ Tu peux m'appeler Thorvaldur ou Thor tout simplement. Bien sûr, le tutoiement est obligatoire.

─ Êtes-vous, enfin es-tu un véritable viking ?

─ Non ! Pas vraiment. Certains de mes ancêtres norvégiens, oui, mais moi je ne suis qu'un marin islandais en apprentissage. Conclut-il en chatouillant doucement son fils qui est endormi dans sa poussette.

Thor dit quelques mots en russe à Boris, dont il vient de commencer l’apprentissage dans l'avion :

─ N'hésite pas à corriger mon accent ! Dit Thor en riant.

Éloi se présente à son tour. Thor l'enlace lui aussi. Il a un mot gentil pour sa vêture particulièrement recherchée :

─ Tu dois bien t'entendre avec mon cher et tendre. Lui aussi aime les beaux costumes et tous les accessoires originaux et de bon goût. Malo, ne dépense pas tout l'argent de notre foyer dans le magasin d'Éloi ! Compris ? Dit-il en souriant. Fais gaffe, je t'ai à l'œil, mon dandy adoré !

─ Tu sais que tout le monde est très content de ton retour. Il ne faut pas que tu repartes trop vite, ou même jamais : on a dû supporter tous les jours un nombre incalculable de chansons tellement désespérées venant de votre appartement, style "Je suis malade", "Tu m'oublieras", "Dis, quand reviendras-tu ?" ou "La mémoire et la mer". Et j'en passe. Il n'en pouvait plus notre pauvre Malo. Encore heureux que Vikingur est là pour distraire son cœur chagrin ! Dis-je à Thor qui serre encore plus fort le corps de son amant.

La visite rapide de Paris dure deux jours. Nous allons dans un grand magasin à côté du quartier du Marais. Après un repas dans un restaurant gay friendly, nous repartons vers nos calmes Ateliers du Bonheur avec plaisir.

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