Chapitre 7 - Bosco ou l'amitié clandestine
Dès le lendemain, je laisse une réponse au premier message de Bosco :
« Cher Bosco,
J'ai eu vent de votre présence dès le mois de septembre de cette année. Quelques empreintes de pas m'ont mené à vous. J'espère ne pas avoir trop empiété sur votre espace. Je promets de cesser de vous observer de loin. Que vous restiez ou que vous partiez, je n'ai aucun pouvoir sur votre décision. Faites ce qui est bien pour vous, ce qui vous semble le plus salutaire. Sachez que si cet endroit vous convient, vous pouvez rester ! Vous serez à l'abri. Toute la friche ainsi que la forêt m'appartiennent. Si vous avez besoin de quelque chose, laissez-moi un mot. ( Il va falloir que j'installe une boîte aux lettres, si nous continuons à correspondre ! ) Je vais voir ce que je peux faire pour réparer les vitres. À partir de septembre prochain, les travaux de rénovation vont commencer dans les grands ateliers qui se situent hors des cours pavées. Il risque d'avoir du bruit en journée. Les chantiers des ateliers d'artistes et de la maison directoriale vont continuer tout le long de cette année. Je ferai en sorte que l'on ne vous dérange pas. Un jour, j'espère pouvoir vous rencontrer.
Cordialement à vous.
Sam. L'observateur repenti.
PS : Je ne possède pas de téléphone portable, mais mon meilleur ami en a un. Je vous laisse son numéro en cas d'urgence. 06.--.--.--.--. ainsi que mon numéro 02.--.--.--.--.
PS 2 : Un haïku pour vous :
La pluie a cessé
la forêt chante à nouveau
retour du soleil »
Après quelques échanges épistolaires, Bosco me donne rendez-vous dans son atelier-abri. Nous nous serrons la main sans un mot et nous nous dévisageons sans gêne. Je lui souris. Bosco a tenté une toilette sommaire : Depuis que je lui apporte des bidons d'eau potable, il peut s'occuper un peu de sa mine. Il porte les vêtements que je lui ai donnés. Debout devant moi, je peux mieux évaluer sa taille: 1 m 80 ou plus, mais pas plus de 60 kilos. Son visage maigre et pâle est constellé d'éphélides, d'anciennes ecchymoses et de cicatrices. Il a la lippe rose clair et charnue. Son nez semble long. À la différence des autres fois, Bosco a le crâne totalement nu. Nous étions comme des jumeaux. Sa barbe mal rasée est d'une rousseur flamboyante. Malgré les cernes, la couleur de ses yeux est saisissante, un vert mousse, je n'en avais jamais vu de pareille. Il est d'une beauté sauvage, sans artifice. Il ne rentre pas dans les codes actuels qui veulent des hommes à la peau immaculée et au corps musclé et puissant. Il a de longues jambes et de grandes mains osseuses, elles aussi, pleines de cicatrices. Bosco me détaille lui aussi. Je lis des interrogations dans son regard forestier : un homme ou une femme ?
─ Voulez-vous un café soluble ? Enfin, c'est le vôtre ! Dit-il avec une voix rauque et chaleureuse.
─ Pourquoi pas ! Pour répondre à votre question muette, je suis un homme-trans ! Lui lancé-je sans ambages.
─ J'avais cette question, mais ce n'était pas la première.
─ Quelle était la première, alors ?
─ Pourquoi vous embarrasser d'un clochard ?
─ Pourquoi pas ? J'ai l'esprit curieux. Je ne crois pas que ma mère aurait apprécié que je ne vous tende pas la main.
─ Ah oui, je vois ! « N'oublie pas de faire ta B.A, mon bon petit scout ! » dit maman !
─ Peut-être. Ou pas. Si vous ne vouliez pas de mon aide, je n'aurais pas insisté. Mais, tout ce que j'apportais, disparaissait. Peut-être, me suis-je mépris ?
─ Je me la joue, mais je vous remercie pour tout. J’étais sarcastique bêtement.
─ Ce n'est pas la peine de me remercier, je ne fais que ce qu'il me plaît. Vous auriez pu partir sans un mot, ça m'aurait fait le même effet.
─ Ouah ! J'ai rencontré mon maître dans l'art de feindre l'indifférence ! Bravo !
─ Au fait, comment va votre jambe ? Vous boitiez bas, il y a encore quelque temps.
─ J'ai été frappé à coups de pied au niveau du col du fémur et sur la fesse. C'était juste très contusionné. Maintenant ça va vraiment mieux.
─ Avez-vous porté plainte ?
─ Non, ce n'est rien, enfin, c'est le lot des errants.
─ Il y a, hélas, trop de connards et de fachos dans les rues ! C'est pour ça que je veux construire cet endroit. Je suis lâche, mais je ne veux plus être confronté tous les jours à ça !
Nous nous rencontrons journellement sauf les mercredis, samedis et dimanches : le mercredi matin j’ai les entraînements de muay thaï et de jujitsu et l’après-midi est consacré aux jeunes judokas et jujitsukas. Mes samedis et dimanches sont pour Fouad, Val et les révisions de la faculté. Nous passons plusieurs mois en discussions enflammées, joutes verbales équilibristes et confidences intimes. Je lui dépeins mon parcours de vie et les incidents qui l'ont jalonné. Bosco m’écoute, mais il se dévoile peu. J’apprends que son prénom est éponyme d'un manœuvrier dans la Marine française. Son père était un bosco, et très fier de l'être. Bosco me dit en rigolant :
─ Vous vous rendez compte, si mon père avait eu un autre poste, j'aurais pu m'appeler Bâbordais, Tribordais, Cambusier, Timonier ou bien encore Vigie. Alors je ne me plains pas, Bosco, ça va !
Malgré le temps passé ensemble, nous continuons à nous vouvoyer. C'est comme un jeu. Cela va au-delà du respect. Nous avons une sorte de réserve tacite et sacrée. Nous avons trouvé la bonne distance entre nous.
Sam a huit ans de moins que moi. Je me sens désarmé face à sa détermination sans faille. Oui, Sam est riche et même très riche, mais il veut faire quelque chose d'utile avec tout ce fric. Il ne se sent pas propriétaire de cet argent. Alors construire une communauté qui le dépasse, lui a semblé la meilleure solution pour le dépenser. Cela peut paraître prétentieux ou vaniteux, mais rien ne ressemble à ça dans sa démarche. Cela me fait penser aux mots de Louise Michel pendant son procès en Juin 1883 : « Je suis ambitieuse pour l'humanité ; moi, je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût. »
Je suis tombé par hasard dans ce royaume sans roi. Sam est de terre et de pierres, mais aussi, d'humanité et d'utopie. Il ne se plaint pas du présent, même s'il déteste les injustices faites aux femmes, aux enfants et aux minorités. Il s'emploie à faire quelque chose. Je me sens tout petit. Je n’ai pas su rebondir après le décès de mon compagnon. J’ai lentement dérivé, puis je me suis enfoncé dans la vase et enfin j’ai échoué ici, sur cette île isolée du monde.
Sam m'écrit des haïku, des poèmes et me fait des dessins. Je les garde précieusement et jalousement dans une boîte à biscuits. C'est la première fois que l'on m'entoure de délicatesse. Je me sens important. J'ai des sentiments pour Sam. Je ne peux pas encore les définir et je me demande si c'est bien utile. Etant donné son jeune âge, je ne me vois pas lui imposer une déclaration d'amour. Je suis déjà bien assez ridicule comme ça.
Après plusieurs semaines, lors de nos discussions à bâton rompu, Bosco me raconte sa vie. Il a eu un CAP de chaudronnier. Son père l'a mis à la porte, il n’a jamais su pourquoi. Puis, il a exercé son métier pendant cinq ans sur les chantiers navals de Bretagne et du Sud-Est. C'est dans une backroom du sud de la France, qu'il a rencontré Matheus, un garçon perdu qu'il a follement aimé. Matheus fréquentait assidûment la pénombre de ses arrière-salles et s'adonnait au bareback, des actes sexuels non-protégés, avec de parfaits inconnus. Cela allait de la simple pénétration aux partouzes où plus personne n'était capable de reconnaître son partenaire. Il confondait la cocaïne ou le GHB avec le popper. Le chemsex était son quotidien. Il faisait partie des chemsexers bien connus de la région. Il lui arrivait de suivre des types dans des villas hors de prix.
Parfois, Matheus m’appelait car il ne savait plus où il était ni avec qui. Un matin, il n'est pas revenu. Le lendemain, toujours personne. J’ai signalé sa disparition à la police qui avait d'autres chats à fouetter.
Une semaine plus tard, en contre-bas d'un chemin carrossable entouré de champs de blé blonds, où chantait une rivière cachée dans un enchevêtrement de baliveaux de saules, de frênes et de châtaigniers, on a retrouvé Matheus baignant dans la lumière estivale entre de grandes herbes folles. Une grouillante masse d'insectes nécrophores l'avait transfiguré. On l'avait jeté là, nu, lui retirant son humanité, telle une ordure sans aucune valeur. Matheus a été incinéré. J’étais le seul à lui dire adieu. Sa famille l'avait oublié. J’ai récupéré l'urne. Depuis, elle me suit partout. Personne ne me retirera Matheus.
L'âme érodée, le cœur fané, j’ai fini par me dissoudre sur des chemins de traverse. La culpabilité, la perte de cet être sensible et l'oubli de soi m'ont fait errer sans but pendant trois mois. La chance m’a souri lorsque je me suis arrêté dans une petite ferme très ancienne. J’y suis resté un an. Elle appartenait à une vieille veuve abrupte, maraîchère et horticultrice de métier. Elle m’a enseigné la cuisine, la terre, les plantes et quelques-uns de ses secrets. J’ai appris à regarder le ciel, les nuages, les arbres et même les insectes dont j’avais horreur à l'époque. Elle m’a aidé à prendre le temps de ne rien faire, de me vider l’esprit et surtout de reprendre confiance en moi. J’ai retrouvé un peu de stabilité et d'hospitalité. J’étais prêt à répandre les cendres de mon amour dans un verger planté de pommiers, quand hélas, l'octogénaire est morte.
Ses enfants s'empressèrent de vider la ferme et de me mettre dehors, ainsi que mon sac à dos et mon urne sacrée. De chemin vicinal en route départementale, de ferme en petite ville, de chantier en plus rien du tout, de nouveau, je me suis égaré. Deux ans d'errance et d'invisibilité m’ont fait devenir une ombre menaçante pour les autres et un pas grand-chose sans substance pour moi.
La conscience de mon corps s'est abîmée peu à peu. À de rares moments de lucidité, je fouillais les poubelles pour lire un journal ou un livre déchiré et souillé auquel il manquait des pages. Voler ou mendier était mon lot quotidien. Mon sens moral avait fondu. Je devais à Matheus la petite once de désir de survivre : je voulais entretenir son souvenir et lui trouver un bel endroit où reposer.
Lorsque mon chemin m’a mené aux futurs « Ateliers du bonheur », j’ai éprouvé un sentiment particulier. C'était inexplicable, il fallait que nous nous y arrêtions. Après plusieurs explorations aux clairs de lune, j’ai trouvé le petit atelier dans son écrin d'arbres majestueux. Matheus serait au calme sous la beauté des frondaisons centenaires.
Ma rencontre avec Sam est ma deuxième chance après celle de ma vieille agricultrice. Ce jeune homme de 17 ans me pousse vers l’avenir. Il dit que c’est parce que je suis prêt à reprendre pied, qu’il n’a fait que filer un coup de main, que ce sont les hasards de la vie. Il n’a pas conscience du sauvetage qu’il a effectué. Il est de ceux qui font ce qu’il y a à faire sans se préoccuper des conséquences sur sa propre vie. Je m'en suis vite rendu compte. Sam me raconte les évènements qui ont jalonnés sa courte vie, mais jamais les ressentis qui en découlent. Si j’insiste, il se referme comme une huitre perlière qui garde jalousement son secret.
Il va avoir 18 ans. Il veut que je sois présenté à ses plus proches amis qui sont sa famille. Il se sent coupable de me laisser vivre dans l’atelier de la forêt. Je ne sais pas si je suis capable d’affronter l’humanité. J’ai envie de lui faire confiance. Si rien ne va plus, j’ai toujours la possibilité de fuir.
Nos liens amicaux se sont tissés jour après jour. Bosco est le morceau de puzzle qui manquait à ma vie. Nous devisons avec âpreté sur toutes sortes de sujets. Nous avons un peu le même humour pince sans rire. Il a l’œil sûr et la critique constructive. Certes, il a souffert et garde encore vivace le souvenir de son premier et seul amour, mais cette constance me prouve que son âme est pure et son cœur, noble. Malgré les épreuves qu’il a traversées, il reste fidèle à cet amour perdu à tout jamais. Je suis très impressionné par son indéfectible et infrangible amour envers Matheus. Un homme de cette droiture ne peut qu’être un exemple pour moi. Je me dois de le protéger.
C’est décidé après un an d’amitié clandestine, je vais présenter Bosco à Val, Fouad et Jibril.
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