Chapitre 7 - Bosco ou l'amour clandestin

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Après le premier message de Bosco, dès le lendemain, Sam laissa une réponse :

« Cher Bosco,

J'ai eu vent de votre présence dès le mois de septembre de cette année. Quelques empreintes de pas m'ont mené à vous. J'espère ne pas avoir trop empiété sur votre espace. Je promets de cesser de vous observer de loin. Que vous restiez ou que vous partiez, je n'ai aucun pouvoir sur votre décision. Faites ce qui est bien pour vous, ce qui vous semble le plus salutaire. Sachez que si cet endroit vous convient, vous pouvez rester ! Vous serez à l'abri. Toute la friche ainsi que la forêt m'appartiennent. Si vous avez besoin de quelque chose, laissez-moi un mot. ( Il va falloir que j'installe une boîte aux lettres, si nous continuons à correspondre ! ) Je vais voir ce que je peux faire pour réparer les vitres. À partir de septembre prochain, les travaux de rénovation vont commencer dans les grands ateliers qui se situent hors des cours pavées. Il risque d'avoir du bruit en journée. Les rénovations des ateliers d'artistes et de la maison directoriale vont continuer tout le long de cette année. Je ferai en sorte que l'on ne vous dérange pas. Un jour, j'espère pouvoir vous rencontrer.

Cordialement à vous.

Sam. L'observateur repenti.

PS : Je ne possède pas de téléphone portable, mais mon meilleur ami en a un. Je vous laisse son numéro en cas d'urgence. 06.--.--.--.--. »

Après quelques échanges épistolaires, Bosco donna rendez-vous à Sam dans son atelier-abri. Ils se serrèrent la main sans un mot et se dévisagèrent sans gêne. Égal à lui-même, Sam avait son sourire en coin avec la tête légèrement penchée sur le côté. Bosco avait tenté une toilette sommaire: Depuis que Sam lui apportait des bidons d'eau potable, Bosco pouvait s'occuper un peu de sa mine. Il portait les vêtements qui lui avaient été donnés. Debout devant lui, Sam put mieux évaluer sa taille: 1 M 80 minimum, mais pas plus de 60 kilos. Son visage maigre et pâle était constellé d'éphélides, d'anciennes ecchymoses et de cicatrices. Il avait la lippe rose clair et charnue. Son nez semblait long. À la différence des autres fois, Bosco avait le crâne totalement nu. Ils étaient comme des jumeaux. Sa barbe mal rasée était d'une rousseur flamboyante. Malgré les cernes, la couleur de ses yeux était saisissante, un vert mousse que Sam n'avait jamais vu. Il était d'une beauté sauvage, sans artifice. Il avait de longues jambes et de grandes mains osseuses, elles aussi, pleines de cicatrices. Bosco détaillait aussi Sam. L'on voyait des interrogations dans son regard forestier : un homme ou une femme ?

« Voulez-vous un café soluble ? Enfin, c'est le vôtre! dit-il avec une voix rauque et chaleureuse.

- Pourquoi pas! Pour répondre à votre question muette, je suis un homme-trans ! balança Sam sans ambages.

- J'avais cette question, mais ce n'était pas la première.

- Quelle était la première, alors ?

- Pourquoi vous embarrasser d'un clochard ?

- Pourquoi pas ? J'ai l'esprit curieux. Je ne crois pas que ma mère aurait apprécié que je ne vous tende pas la main.

- Ah oui, je vois ! « N'oublie pas de faire ta B.A, mon bon petit scout ! » dit maman !

- Peut-être. Ou pas. Si vous ne vouliez pas de mon aide, je n'aurais pas insisté. Mais, tout ce que j'apportais, disparaissait. Peut-être, me suis-je gouré ?

- Je me la joue, mais je vous remercie pour tout.

- Ce n'est pas la peine, je ne fais que ce qu'il me plaît. Vous auriez pu partir sans un mot, ça m'aurait fait le même effet.

- Ouah ! J'ai rencontré mon maître dans l'art de feindre l'indifférence ! Bravo !

- Au fait, comment va votre jambe ? Vous boitiez bas, il y a encore quelque temps.

- J'avais été frappé à coups de pied au niveau du col du fémur et sur la fesse. C'était juste très contusionné. Maintenant ça va vraiment mieux.

- Avez-vous porté plainte ?

- Non, ce n'est rien, enfin, c'est le lot des errants.

- Il y a, hélas, trop de connards et de fachos dans les rues! Je ne sais pas si c'est par manque d'instruction ou à cause de la montée de la violence libérée ? On en voit même dans les médias qui se pavanent sur les plateaux télé ou à la radio en déversant leur racisme et leur intolérance en toute impunité! Des journaleux à la mors-moi le noeud! C'est pour ça que je veux construire cet endroit. Je suis lâche, mais je ne veux plus être confronté tous les jours à ça! »

Ils se rencontraient pendant la semaine sauf les mercredis, samedis et dimanches : le mercredi matin avait lieu ses entraînements de muay thaï et de jujitsu et son après-midi était consacré aux jeunes judokas et jujitsukas. Les samedis et dimanches étaient pour Fouad, Val et les révisions de la faculté. Il se passa plusieurs mois de discussions enflammées, de joutes verbales équilibristes et de confidences intimes. Sam dépeigna son parcours de vie et ses incidents qui le jalonnèrent. Bosco écoutait, mais il se dévoilait peu. Sam sut que son prénom était éponyme d'un manœuvrier dans la Marine française. Son père était un bosco, et très fier de l'être. Bosco dit en rigolant :

« Vous vous rendez compte, si mon père avait eu un autre poste, j'aurais pu m'appeler Bâbordais, Tribordais, Cambusier, Timonier ou bien encore Vigie. Alors je ne me plains pas, Bosco, ça va ! »

Malgré le temps passé ensemble, ils continuaient à se vouvoyer. C'était comme un jeu. Cela allait au-delà du respect. Ils avaient une sorte de réserve tacite et sacrée. Il savaient trouvé la bonne distance entre eux.

Bosco avait huit ans de plus que Sam. Il se sentait désarmé face à sa détermination sans faille. Oui, Sam était riche et même très riche, mais il voulait faire quelque chose au-delà de lui. Cela aurait pu être par prétention ou vanité, mais rien ne ressemblait à ça dans la démarche de Sam. Cela lui faisait penser aux mots de Louise Michel pendant son procès en Juin 1883 : « Je suis ambitieuse pour l'humanité ; moi, je voudrais que tout le monde fût artiste, assez poète pour que la vanité humaine disparût. » Bosco était tombé par hasard dans ce royaume sans roi. Sam était de terre et de pierres, mais aussi, d'humanité, d'utopie et de magnanimité. Il ne se plaignait pas du présent, même s'il détestait les injustices faites aux femmes, aux enfants et aux minorités, mais, au moins, il s'employait à faire quelque chose. Bosco se sentait tout petit, lui qui n'avait pas su rebondir après le décès de son compagnon. Il avait lentement dérivé, puis c'était enfoncé dans la vase, et enfin, avait échoué ici.

Après plusieurs semaines, lors de leurs discussions à bâton rompu, Bosco raconta sa vie : il avait fait un CAP de chaudronnier; son père l'avait mis à la porte, il ne savait pas bien pourquoi ; puis, avait exercé son métier pendant cinq ans sur les chantiers navals de Bretagne et de Marseille. C'était dans une backroom du sud, qu'il avait rencontré Matheus, un garçon perdu qu'il avait follement aimé. Matheus fréquentait assidûment la pénombre de ses arrière-salles et s'adonnait au bareback, des actes sexuels non-protégés, avec de parfaits inconnus. Cela allait de la simple pénétration aux partouzes où plus personne n'était capable de reconnaître son partenaire. Il confondait la cocaïne ou le GHB avec le popper. Le chemsex était son quotidien. Il faisait partie des chemsexers bien connus de la région. Il lui arrivait de suivre des types dans des villas hors de prix.

Parfois, il appelait Bosco car il ne savait plus où il était ni avec qui. Un matin, il ne revint pas. Le lendemain, toujours personne. Bosco signala sa disparition à la police qui avait d'autres chats à fouetter.

Une semaine plus tard, en contre-bas d'un chemin carrossable entouré de champs de blé blonds, où chantait une rivière cachée dans un enchevêtrement de baliveaux de saules, de frênes et de châtaigniers, on retrouva Matheus baignant de lumière estivale entre de grandes herbes folles. Une grouillante masse d'insectes nécrophores l'avait transfiguré. On l'avait jeté là, nu, en lui retirant son humanité, telle une ordure sans aucune valeur. Matheus avait été incinéré. Bosco était le seul à être venu lui dire adieu. Sa famille l'avait oublié. Bosco dut récupérer l'urne. Dorénavant, elle le suivrait. Personne ne lui retirerait Matheus. 

L'âme érodée, le cœur fané, Bosco finit par se dissoudre sur les chemins de traverse. La culpabilité, la perte de cet être sensible et l'oubli de soi l'avaient fait errer sans but pendant trois mois. La chance lui sourit lorsqu'il s'arrêta dans une petite ferme très ancienne. Il y était resté un an. Elle appartenait à une vieille veuve abrupte qui était maraîchère et horticultrice. Elle lui enseigna la cuisine, la terre, les plantes et quelques-uns de ses secrets. Il apprit à regarder le ciel, les nuages, les arbres et même les insectes qu'il avait à l'époque en horreur, à prendre le temps de ne rien faire et de vider son esprit, et surtout de reprendre confiance. Il avait retrouvé un peu de stabilité et d'hospitalité. Il était prêt à répandre les cendres de son amour dans un verger de pommiers, quand hélas, l'octogénaire mourut.

Ses enfants s'empressèrent de vider la ferme et de mettre dehors Bosco, son sac à dos et son urne. De chemin vicinal en route départementale, de ferme en petite ville, de chantier en plus rien du tout, lui et sa confiance à nouveau perdue s'étaient égarés. Quatre ans d'errance et d'invisibilité avaient fait de Bosco une ombre menaçante pour les autres et un pas grand-chose sans substance pour lui. La conscience de son corps s'abîmait peu à peu. À de rares moments de lucidité, il fouillait les poubelles pour lire un journal ou un livre déchiré et souillé auquel il manquait des pages. Voler ou mendier était son lot quotidien. Son sens moral avait fondu. Il devait à Matheus la petite once de désir de survie : il voulait entretenir le souvenir de son compagnon et lui trouver un bel endroit où reposer. Lorsque son chemin le mena aux futurs « Ateliers du bonheur », il avait éprouvé un sentiment particulier. C'était inexplicable, il fallait qu'ils s'y arrêtent. Après plusieurs explorations aux clairs de lune, il avait trouvé le petit atelier dans son écrin d'arbres majestueux. Matheus serait au calme sous la beauté des frondaisons centenaires.

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