Chapitre 8 - La pérennité de Bosco
Pour ses 18 ans, Sam présente Bosco à Fouad, Jibril et moi. Il sera le jardinier en chef. Nous avons tous peur qu'il ne s'envole tellement il est maigre. Nous l'avons trouvé gentil mais inquiétant aussi. Son visage et ses mains marqués de multiples cicatrices nous ont impressionnés. J’ai foi en l'instinct de Sam, alors j'accueille Bosco à bras ouverts dans le sens premier du terme. Je l’embrasse :
─ Wouah ! T’as des yeux du tonnerre de dieu. Tu es un homme de l’automne avec tes cheveux roux et tes yeux couleur mousse de la forêt.
─ Merci c’est gentil, me répond-il avec une voix profonde et douce, légèrement éraillée.
Je n’arrive pas à lui donner d’âge. Je ne sais pas si je le trouve beau. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il n’a pas un physique ordinaire. Il flotte dans ses vêtements. Ses doigts sont tellement longs que je me demande s’il trouve des gants à sa taille. Je lui demanderais bien, mais Sam va me faire les gros yeux, parce que je crois qu’il y tient à son Bosco. Oh, ça ne peut pas être sexuel, pas avec les complexes de Sam, mais amical, ça c’est sûr. Il n’a pas intérêt à me piquer ma place dans le cœur de Sam, ce grand dépendeur d’andouille comme dirait Victor !
Pour Sam, il n’est plus question pour Bosco de vivre dans la maison de la forêt. Je comprends : les petites améliorations ne font pas le confort ! Le temps de sa rénovation, Bosco prendra un des ateliers vides. Sébastien, Victor et Alfred ont eux aussi rencontré le protégé de Sam. Victor avec sa faconde naturelle, c’est tout de suite entendu avec Bosco qui s’est assis en tailleur dans un coin de l'atelier de Sam et écoute silencieusement les conversations. Il regarde les trois hommes, fronce légèrement les sourcils : il doit se poser des questions sur leur relation. Car Victor tripote les fesses de Sébastien qui tient la main d’Alfred. Ce n’est pas si fréquent de rencontrer un trouple. Il est évident que Sébastien aime Victor, que Victor est très proche d’Alfred, sans compter la complicité entre Sébastien et Alfred. Lorsque Bosco voit les pieds d'Alfred caresser les chevilles des deux autres hommes tout en parlant de la masse de travaux à accomplir sur la friche et des défis techniques, il n’a plus aucun doute : ces trois-là forme bien un trio amoureux. Les trois hommes se mettent d'accord sur le fait de commencer rapidement les rénovations de la maison de la forêt afin que Bosco soit chez lui le plus vite possible.
Cette priorité empêchait tout autre nouveau projet à l'extérieur. Alfred s'inquiète qu'il n'y ait pas de chef d'orchestre comme dit Victor, un architecte serait l'idéal. Sam assure qu'il cherche, mais qu'aucun ne l'a convaincu par leurs idées et personne ne correspond à la philosophie du lieu. C’est un de ses défauts, il est intransigeant. Lorsqu’il a une idée précise, rien ni personne, enfin à part Jibril et Fouad, ne peut le faire plier. L’assurance d’avoir raison est une de ses caractéristiques. Il a bien de la chance. Bon, après il réfléchit trente fois plus que moi, donc il sait déjà ce qui ne va pas dans un problème. Mais je peux vous dire que c’est chiant pour le commun des mortels !
Sam et moi passons des soirées à réfléchir à la rénovation de la maison de la forêt. Je n'ai aucun goût pour ce genre de choses, je laisse Sam décider. Elle serait d'inspiration japonaise : dépouillée, simple et avec des matériaux naturels. Il veut ajouter une véranda avec cuisine car l'espace intérieur est restreint. J’aime le vert, alors ce sera la couleur de base de tous les aménagements intérieurs et des éléments extérieurs en bois, porte, huisseries et volets. Je suis bien à discutailler avec lui. Nous parlons de tout, sauf de notre relation. J’ai déjà mis un pied en avant pour savoir ce qu’il pense de nous, mais j’ai vite fait demi-tour : terrain miné ou plutôt no man’s land. Dispersez-vous il n’y a rien à dire !
─ Cela fait un an que nous nous connaissons et que nous nous entendons plutôt bien. Comment définiriez-vous notre relation ?
─ C’est simple : nous sommes amis.
─ D’accord. Je voulais être sûr.
─ Ce n’est pas assez évident ? Suis-je trop distant ?
─ Ah non du tout !
Bêtement, j’attendais un signe parce qu’à ma grande surprise, je suis tombé sous son charme. Sam est beau, mais il ne le sait pas ou bien, il s’en balance. Côté habilement, il ne fait jamais aucun effort. Avec la fortune qui a, il pourrait s’acheter des fringues. Mais non, il reste avec ce qui a apporté aux Ateliers. Je sais que ce n’est pas par radinerie, car il a alloué une somme mensuelle à Val pour ses folies vestimentaires. Je me sens ridicule à espérer un intérêt particulier de sa part pour ma personne en dehors d'une amitié fraternelle et virile.
Nous avons des moments d'intimité qui me sont précieux : je lui rase ou lui tond les cheveux, alors que j’ai décidé de laisser pousser les miens. Je me plais à regarder son cou long qui s'enracine sur ses muscles trapèzes particulièrement développés. Ses épaules carrées et larges ont quelque chose de délicat. Un autre moment qui m’est doux, c'est lorsque l’on fait la cuisine : la confection de Wagashi, les pâtisseries traditionnelles japonaises, me plaît. Ce que j’aime le plus ce sont tous les gâteaux à base de mochi et les dorayakis. Avec délectation, je le regarde rouler les mochi ou les perles de coco. Ses mains ont une éminence thénar très développée. « Des mains de paysan ! » ai-je pensé la première fois que je les ai remarquées. Malgré cela, elles sont aussi délicates en cuisine ou en sculpture que puissantes lorsqu’il fend du bois à la hache ou transporte des charges lourdes.
Sam est méticuleux dans l'élaboration de ses plats. Combattant d'arts martiaux et cuisinier raffiné. Excellent élève lettré et pousseur de fonte bourrin. Froid détachement apparent et empathie. Ces grands écarts sont une de ses caractéristiques. Je me suis demandé si ces écarts étaient dus à sa double nature, femme-homme. J’ai vite chassé cette pensée et je m’en veux de m’être fourvoyé dans cette voie. Sam est un mec, un point c'est tout, y a pas à tortiller du cul pour chier droit comme dirait Victor. Sam est viril, bien les plus que ces masculinistes qui n'ont rien compris à l'humanisme du féminisme par exemple.
Ce qui m’a marqué, c’est d’avoir lu un cahier d'écolier laissé sur la table. Ma curiosité m’a fait découvrir de nouvelles facettes : Sam écrit des pensées ou des connaissances nouvelles, des petits bonheurs du quotidien ou des haïku, des instantanés sur la simplicité de ce qu'il voit, mais aussi des mots sur sa solitude cachée :
« Giroflées sauvages – entre les rochers – le soleil d'avril me réchauffe. »
« J'ai rencontré un vagabond magnifique. Je l'espionne sans gêne mais avec honte. »
« Enfin les travaux vont commencer. J'ai hâte d'offrir à Val un nouveau foyer. »
« Fumet d'un cacao – Pelures de mandarines – l'hiver crépitait. »
« J'ai commandé les tatamis et les shōjis. »
« Assis sur un banc – car plus rien n'est important – le vol d'un héron. »
« L'amour n'est que pour les braves ou les inconscients. Comme les autres, je m'enfuis face à lui. »
« Tu n'es pas le couteau le plus aiguisé du tiroir ! »
« Quel con, j’ai encore chialé sous la douche ! »
« Sa respiration s'accélère – ses tétons se sont dressés – le souffle court. »
« Je ne franchirais pas le pas, je regarderais le monde sans y entrer. »
« Il est mieux que beau. Il émane de son être une grâce et une grandeur qu'il ne connaît pas lui-même. »
« C'est la fin de mon isolement, mais pas celle de ma solitude. »
« Un manastchi est un conteur kirghiz qui va de yourte en yourte narrer les épopées de son peuple. »
« Tout ce que l'on me reproche, je le cultive et l'exacerbe. J'en fais ma force. »
« J'aurais aimé être aimé malgré moi-même. »
« Premiers jours de mars – l'océan se fond au ciel – Brumes atlantiques. »
« La pitié est une des formes vicieuse de l'amour. »
« Giboulées de mars – les vifs chants du magnolia – ma cruelle attente. »
« Ai-je pitié, non, sa magnificence est indubitable, alors qu'il est assis sous ce grand chêne. »
« Je suis une curiosité, autant couper définitivement le fil des sentiments amoureux. »
« Sans cesse, je suis censé être sensé ! »
« Paysage oblique – sous la pluie – l'hiver crayonné. »
Il y en a encore des pages et des pages. C'est un journal intime, pourtant, je n’ai aucun regret de l'avoir parcouru. Je viens de toucher au sensible et à l'indicible de cet homme isolé en lui-même. Sam n’a que 18 ans et il doit porter sur ses épaules des responsabilités difficilement supportables pour beaucoup. Bien sûr que l’argent lui confère du pouvoir, mais il se sent seul à l’exercer et ce n’est même pas pour en tirer profit. Je me rends compte que tenter de créer un lien amoureux avec lui ne peut pas être pris à la légère, je dois être sûr de moi et de mes sentiments. Mais peut-on être certain du déroulé des sentiments, de leur expression et de leur ancrage ? Je n’ai même pas pu me tenir à ne vivre que pour et par Matheus.
D'une vive obsession déchirante et lancinante, Matheus est devenu une réminiscence chérie blottie au chaud dans mon cœur. J’ai honte d’avoir de nouveaux espoirs. Mes doigts se sont émus d’une nouvelle peau qu’ils n’ont même pas encore touchée. Mes yeux se sont posés tendrement sur un autre visage. Est-ce une trahison ou une page qui se tourne ?
Ce soir, que nous sommes seuls dans son atelier, je lui demande :
─ Si tu devais arrêter toutes relations amoureuses, mais que tu doives garder juste un geste affectueux, lequel choisirais-tu ?
Après une assez longue réflexion, Sam me répond :
─ Prendre la main de l'autre sans se parler ni même se regarder, se donner la main. Oui, c'est ça, se donner la main.
Je prends sa main. Il se raidit. De mon autre main, je caresse très lentement le dessus de la main saisie. Sous la lumière orangée que le poêle diffuse, je vois les stigmates de la chair de poule qui couvrent les parties visibles de son corps. Ses oreilles ont rougies, ainsi que ses pommettes saillantes. Il a le regard rivé sur le feu dansant dans la fonte. Si l'un d'entre nous rompt le silence, quelque chose va être irrémédiablement brisée. Tout en continuant mon geste tendre, je me rapproche de Sam qui se détend. Je pose ma main sur sa nuque et la caresse, puis précautionneusement, je fais le tour de son cou. Je me suis collé à son dos, mes bras effleurent sa carrure. À l'aveugle, délicatement, je déboutonne sa chemise, bouton par bouton. C'est comme un geste de possession. À ce moment précis, Sam m’appartient car il m'a laissé faire. Telles des ailes de papillon, le bout de mes doigts frôle sa peau. Elle sent l’odeur suave d'huile d'argan parfumée à l'ambre. La chemise glisse. J’aperçois les linéaments encrés de l'immense tatouage dorsal qui dépasse sur ses épaules et le haut de ses bras musculeux. Du plat de mes ongles, je redessine les contours de l'ébauche, alors que Sam frissonne à mes chatouilles voluptueuses. Je retire mon tee-shirt et plaque ma poitrine osseuse au dos musclé de Sam. Je l'enlace. Il pose ses mains sur les miennes. Elles ne bougent plus. Le feu perd de sa vigueur, la pièce s’obscurcit. Sam se lève et jette trois bûchettes dans la gueule vorace du poêle qui émet un long sifflement de contentement. Sans un mot, rapidement, je récupère mon tee-shirt sans l’enfiler et me dirige vers la porte de sortie. Au bord du soir, les yeux brûlants de larmes, Sam chuchote :
─ S'il te plaît, reste !
Je me retourne et le prend dans mes bras. Les sanglots silencieux et intarissables de Sam coulent sur mon torse encore nu. D'un bras, j’entoure ses épaules, pendant que ma main libre caresse son crâne hérissé de cheveux noirs. Nous nous couchons dans sa chambre. Toute la nuit, nous sommes restés collés l'un à l'autre, dans le plus strict mutisme. Sam s'endort, alors que je reste éveillé. Je suis la vigie de sa nuit. Je dépose mille et un baisers sur ses cheveux hérisson. Mon corps se met en harmonie avec son cœur, malgré l'attirance évidente que j’éprouve pour Sam, mon sexe reste en position de soumission. Je suis sûr d’aimer Sam. La prosodie de ses mots résonne encore dans mon cerveau. Ils défilent en boucle. Ils sont des douceurs sucrés réconfortantes : « S'il te plaît, reste ! »
Peut-être, que notre retraite érotique et sentimentale peut cesser. Dans les jours et les semaines qui suivent, je fais comprendre à Sam, sans un mot, avec ma seule présence qu'il est vivant, désirant, même s'il ne peut pas encore l'exprimer autrement que par des rougissements, lorsque mon regard se pose sur lui. Ingénument, son corps exprime une timidité d'autant plus charmante qu'elle n'est ni délibéré ni volontaire. Elle est à l'opposé de ce que Sam veut montrer de lui. L'on ne voit que deux choses chez les autres, ce que l'on veut voir en eux et ce qu'ils veulent bien nous montrer d'eux.
Mais parfois la maîtrise ne sert à rien, le corps parle tout seul. Je sais que depuis son plus jeune âge, Sam a composé une telle maîtrise de son corps et de son esprit, pour rester debout et solide avec ce corps fallacieux, qu’il lui est difficile d'être honnête avec ses désirs qu'il trouve malvenus et inopportuns. Faire avec un corps que la Nature a mal sexé, est aberrant pour lui. Il ne sait rien de ce qu'il peut en faire sexuellement. Un de ses fantasmes inaccessibles est tatoué dans son dos. Pour lui, il n'y a pas de voie possible. Cela lui paraît insurmontable. Sam a banni le sexe avec autrui de sa vie.
Je ne désespère pas de pouvoir prendre Sam par la main et de l'emmener vers des horizons dont il ne veut pas encore entendre parler ni voir ni même expérimenter. Je ne sais rien de ce qu'il a vécu sensuellement parlant. En apparence, c’est un tigre puissant et rugissant prêt à bondir, mais en réalité, c'est un chaton ronronnant tenant à peine sur ses pattes pas encore sorti de son panier douillet. Je ne sais pas si le terme apprivoiser est correct, mais je veux être celui qui l'aidera à se réaliser autrement que par le bien-être des autres. Je doute que Sam soit bien assez égoïste et fort pour s'apprivoiser et se libérer lui-même.
Annotations