Chapitre 8 - La pérennité de Bosco

8 minutes de lecture

À ses dix-huit ans, Sam présenta Bosco à Val, Fouad et Jibril en tant que jardinier en chef. Tous avaient peur qu'il ne s'envola tellement il était maigre. Pourtant, il avait repris du poids et Sam l'entraînait à reprendre des muscles. Tous l'avaient trouvé gentil mais inquiétant aussi. Son visage et ses mains marqués de multiples cicatrices les avaient impressionnés. Val avait foi en l'instinct de Sam, alors il l'accueillit à bras ouverts dans le sens premier du terme. Sam aimait en Val cette bonté naturelle, même si elle pouvait être teintée de naïveté. Il l'aurait aimé plus méfiant, mais c'était à la société de changer pas à la nature profonde de Val.

Comme il n'était plus question pour Sam que Bosco vive dans la maison de la forêt comme ils l'avaient surnommée, le temps de sa rénovation, il prendrait un des ateliers. Ce jour-là fut aussi celui de la rencontre avec Sébastien, Victor et Alfred. Le notaire de Sam lui avait conseillé ces artisans car ils étaient efficaces et de la communauté LGBTQIA +. C'était un plus, mais le courant passerait-il entre Sam et le trouple ? Bosco s'était assis en tailleur dans un coin de l'atelier de Sam et écoutait silencieusement leur conversation. Il n'avait pas compris tout de suite qu'ils formaient un trouple. Il était évident que Sébastien aimait Victor, et que Victor était très proche de Sébastien, mais Alfred restait un peu en retrait. Ce fut alors que Bosco vit les pieds d'Alfred caresser les chevilles des deux autres hommes tout en parlant de la masse de travaux à accomplir sur la friche. Les trois hommes se mirent d'accord sur le fait de commencer ici rapidement et de ne plus accepter aucun autre projet à l'extérieur. Alfred s'inquiétait qu'il n'y ait pas de chef d'orchestre comme il disait, un architecte aurait été l'idéal. Sam assura qu'il cherchait mais qu'aucun ne l'avait convaincu par ses idées. Cette conversation eut lieu trois jours avant sa rencontre avec Malo.

On peut dire que Bosco était le premier habitant de la communauté. Sam et lui passaient des soirées à réfléchir à la rénovation de la maison de la forêt. Bosco n'ayant aucun goût pour ce genre de choses, il fut décidé qu'elle serait d'inspiration japonaise : dépouillée, simple et avec des matériaux naturels. Une véranda avec cuisine y serait ajoutée car l'espace intérieur était restreint. Bosco aimait le vert, il serait la couleur de base de tous les aménagements intérieurs et des éléments extérieurs en bois, porte, huisseries et volets. Bosco appréciait ces moments d'échange avec Sam. Il ne savait pas ce que Sam en pensait. Il attendait un signe. Cela faisait un an, mais Sam n'avait pas montré un intérêt particulier pour lui en dehors d'une amitié fraternelle et virile. Ils avaient des moments d'intimité qui lui étaient précieux : lorsqu'il rasait ou tondait les cheveux de Sam (Il avait décidé de laisser pousser les siens.) Il regardait son cou long s'enracinait sur des muscles trapèzes particulièrement développés. Ses épaules carrées et larges avaient quelque chose de délicat. Un autre moment qui était doux pour Bosco c'était de faire la cuisine : la confection de Wagashi, les pâtisseries traditionnelles japonaises, lui plaisait. Ce qu'il adorait le plus c'étaient tous les gâteaux à base de mochi et les dorayakis. Sam avait des mains solides avec une éminence thénar très développée, « des mains de paysan ! » avait-il pensé. Malgré ça, Sam était délicat dans l'élaboration de ses plats. Combattant d'arts martiaux et cuisinier raffiné. Excellent élève lettré et pousseur de fonte bourrin. Froid détachement apparent et empathie. Ces grands écarts étaient une de ses caractéristiques. Bosco s'était demandé si c'était dû à sa double nature, puis il s'en voulut d'avoir pensé ce genre de choses : Sam était un mec, un point c'était tout, il n'y avait pas à tortiller du cul. Il était viril, bien les plus que ces masculinistes qui n'ont rien compris à l'humanisme du féminisme par exemple. Ce qui avait marqué Bosco, ce fut de lire un cahier d'écolier laissé sur la table. La curiosité lui avait fait découvrir une nouvelle facette : Sam y écrivait des pensées ou des connaissances nouvelles, des petits bonheurs du quotidien ou des haïku exquis de simplicité, mais aussi des mots sur sa solitude cachée :

« Giroflées sauvages – entre les rochers – le soleil d'avril me réchauffe. »

« J'ai rencontré un vagabond magnifique. Je l'espionne sans gêne mais avec honte. »

« Enfin les travaux vont commencer. J'ai hâte d'offrir à Val un nouveau foyer. »

« Fumet d'un cacao – Pelures de mandarines – l'hiver crépitait. »

« J'ai commandé les tatamis et les shōjis. »

« Assis sur un banc – car plus rien n'est important – le vol d'un héron. »

« L'amour n'est que pour les braves ou les inconscients. Comme les autres, je m'enfuie face à lui. »

« Tu n'es pas le couteau le plus aiguisé du tiroir ! »

« Sa respiration s'accélère – ses tétons se dressaient – le souffle court. »

« Je ne franchirai pas le pas, je regarderai le monde sans y entrer. »

« Il est mieux que beau. Il émane de son être une grâce et une grandeur qu'il ne connait pas lui-même. »

« C'est la fin de mon isolement, mais pas celle de ma solitude. »

« Un manastchi est un conteur kirghiz qui va de yourte en yourte narrer les épopées de son peuple. »

« Tout ce que l'on me reproche, je le cultive et l'exacerbe. J'en fais ma force. »

« J'aurais aimé être aimé malgré moi-même. »

« Premiers jours de mars – l'océan se fond au ciel – Brumes atlantiques. »

« La pitié est une des formes vicieuse de l'amour. »

« Giboulées de mars – les vifs chants du magnolia – ma cruelle attente. »

« Ai-je pitié, non, sa magnificence est indubitable, alors qu'il est assis sous ce grand chêne. »

« Je suis une curiosité, autant couper définitivement le fil des sentiments amoureux. »

« Sans cesse, je suis censé être sensé ! »

« Paysage oblique – sous la pluie – l'hiver crayonné. »

Il y en avait encore des pages et des pages. C'était un journal intime, pourtant, Bosco n'avait pas de regret à l'avoir parcouru. Il avait touché au sensible et à l'indicible de cet homme isolé en lui-même. Tenter de créer un lien amoureux ne pouvait pas être pris à la légère, il devait être sûr de lui. Mais peut-on être certain du déroulé des sentiments, de leur expression et de leur ancrage ? Lui aussi c'était dit qui ne devait vivre que pour et par Matheus. D'une vive obsession déchirante et lancinante, Matheus était devenu une réminiscence chérie blottie au chaud dans son cœur. Il avait de nouveaux espoirs. Ses doigts s'étaient émus sur une nouvelle peau. Ses yeux s'étaient posés tendrement sur un autre visage. Était-ce une trahison ou une page qui se tournait ?

Un soir, alors qu'ils étaient seuls, Bosco demanda :

« Si tu devais arrêter toutes relations amoureuses, mais que tu doives garder juste un geste affectueux, lequel choisirais-tu ? »

Après une assez longue réflexion, Sam répondit :

« Prendre la main de l'autre sans se parler ni même se regarder, se donner la main. Oui, c'est ça, se donner la main. »

Bosco prit la main de Sam qui se raidit. De son autre main, il caressa très lentement le dessus de la main saisit. Sous la lumière orangée que le poêle diffusait, Bosco voyait les stigmates de la chair de poule qui couvraient les parties visibles du corps de Sam. Ses oreilles avaient rougies, ainsi que ses pommettes saillantes. Il avait le regard rivé sur le feu dansant dans la fonte. Si l'un d'eux avait rompu le silence, quelque chose aurait été irrémédiablement brisée. Tout en continuant son geste tendre, Bosco se rapprocha de Sam qui s'était détendu. Il posa sa main vers sa nuque, la caressait, puis précautionneusement, faisait le tour de son cou. Il était collé à son dos, ses bras effleuraient la carrure de Sam. À l'aveugle, délicatement, il déboutonna sa chemise, bouton par bouton. C'était comme un geste de possession. Sam lui appartenait à ce moment-là car il l'avait laissé faire. Telles des ailes de papillon, le bout des doigts frôlait la peau de Sam. Il sentait et touchait son odeur suave d'huile d'argan parfumée à l'ambre. La chemise glissa, et à ce moment-là, il aperçut les linéaments encrés de l'immense tatouage dorsal qui dépassait sur ses épaules et le haut de ses bras musculeux. Du plat de ses ongles, il redessina les contours de l'ébauche, alors que Sam frissonnait à ses chatouilles voluptueuses. Il retira son tee-shirt et plaqua sa poitrine osseuse au dos musclé de Sam. Il l'enlaça. Sam posa ses mains sur celles de Bosco. Ils ne bougèrent plus. Le feu perdait de sa vigueur, Sam se leva et jeta trois bûchettes dans la gueule vorace du poêle qui émit un long sifflement de contentement. Sans un mot, rapidement, Bosco récupéra son tee-shirt et se dirigea vers la porte de sortie. Au bord du soir, les yeux brûlants de larmes, Sam chuchota :

« S'il te plaît, reste ! »

Il se retourna et le prit dans ses bras. Les sanglots silencieux et intarissables de Sam coulaient sur le torse encore nu de Bosco. D'un bras, il entoura ses épaules, pendant qu'une main caressait son crâne hérissé de cheveux noirs. Ils se couchèrent dans la chambre de Sam. Toute la nuit, ils restèrent collés l'un à l'autre, dans le plus strict mutisme. Sam s'endormit, alors que Bosco resta éveillé. Il était la vigie de sa nuit. Il déposa mille et un baisers sur ses cheveux hérisson. Son corps s'était mis en harmonie de son cœur, malgré l'attirance qu'il éprouvait, son sexe resta en position de soumission. Ce fut là qu'il sut qu'il aimait Sam. La prosodie des mots de Sam résonnait encore dans son cerveau. Ils défilaient en boucle. Ils étaient des douceurs sucrés réconfortantes : « S'il te plaît, reste ! »

Peut-être, que la retraite érotique et sentimentale de Bosco et de Sam allait cesser. Dans les jours et les semaines qui suivirent, Bosco faisait comprendre à Sam, sans un mot, que par sa seule discrète mais immense présence que Sam était vivant, désirant, même s'il ne pouvait pas encore l'exprimer autrement que par des rougissements, lorsque le regard de Bosco se posait sur lui. Ingénument, son corps exprimait une timidité d'autant plus charmante qu'elle n'était ni délibéré ni volontaire. Elle était à l'opposé de ce que Sam voulait montrer de lui. Bosco savait bien que souvent, l'on ne voit que deux choses chez les autres, ce que l'on veut voir en eux, et ce qu'ils veulent bien nous montrer d'eux. Depuis son plus jeune âge, Sam avait composé une telle maîtrise de son corps et de son esprit, que pour rester debout et solide avec ce corps fallacieux, il lui était difficile d'être honnête avec ses désirs qu'il trouvait malvenus et inopportuns. Faire avec un corps que la Nature avait mal sexé, était aberrant pour lui, et donc il ne savait rien de ce qu'il pouvait en faire. Un de ses fantasmes inaccessibles était tatoué dans son dos. Pour lui, il n'y avait pas de voie possible. Cela lui paraissait insurmontable.

Bosco ne désespérait pas de pouvoir prendre Sam par la main, et de l'emmener vers des horizons dont il n'avait pas voulu entendre parler ni voir ni même expérimenter. Il ne savait même pas ce que Sam avait vécu sensuellement parlant. En apparence, il était un tigre puissant et rugissant prêt à bondir, mais Bosco était sûr qu'en réalité, c'était un chaton ronronnant tenant à peine sur ses pattes pas encore sorti du panier douillet familial. Il ne savait si le terme apprivoiser était correct, mais il voulait être celui qui l'aiderait à se réaliser autrement que par le bien-être des autres. Sam serait bien assez malin et fort pour s'apprivoiser lui-même.

Annotations

Vous aimez lire Tudalenn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0