Chapitre 1 - Abandon et renaissance
Le mois de septembre de l'année de la mise en place de la communauté avait été riche en rencontres. Techniquement, Bosco était le premier à être entré aux Ateliers du Bonheur. Après plusieurs mois, il avait trouvé la juste distance à respecter entre lui et Sam. Ils en restèrent au stade du flirt secret. Le trouple, que formaient Sébastien, Alfred et Victor, avait déjà été invité à s'installer dans la plus grande maison directoriale, leur décision d'emménager fut prise lors d'un conciliabule de moins d'une minute qui se conclut avec un oui franc et massif. Le soir après le travail, ils venaient bras dessus bras dessous pour faire les finitions de leur nouveau nid d'amour. Malade, Val venait de rencontrer Dorian. Ensuite, ce fut Malo qui fit la connaissance de Val et de Sam à la journée des sports de combat. Rapidement, Malo avait donné sa démission de son cabinet d'architecture, et s'était lancé dans cette aventure sans trop savoir où ça allait le mener. La semaine qui suivit, lors d'un petit voyage d'études en Normandie, Sam avait rencontré Thorvaldur avec qui il allait avoir une correspondance pendant un an.
Les travaux avaient mis deux ans pour finir le gros œuvre de tous les bâtiments. Le reste allait bon train. Sam étant contre le système capitaliste, dès ses dix-huit ans, il fit vendre toutes les actions et les obligations. Il eut de petites paniques boursières quand Sam récupéra tout cet argent. Des dizaines de millions d'euros qui disparaissent des marchés boursiers d'un coup, ça avait donné quelques sueurs froides à certaines entreprises. « Il ne fallait pas se mettent sur le marché boursier! C'est mon fric, j'en fais ce que je veux! Mieux vaut payer des impôts pour financer les biens publics qu'aider des riches à s'en mettre plein les poches! »
Une chose, que Sam avait fait pour lui, était son tatouage. Il avait eu deux professionnels sur le dos pendant plusieurs mois. Ils avaient suivi scrupuleusement le dessin détaillé de Sam. Bosco était venu souvent regarder les piquages électriques comme un inspecteur des travaux consciencieux. Professionnellement, il avait suivi une formation de jardinier paysagiste concepteur et créateur. Avec Sam, ils avaient mis sur papier les grandes lignes des espaces verts entretenus et ceux qui devaient rester à l'état sauvage, dont la forêt. Ils rêvaient de jardin zen, d'allées bordées de différentes sortes d'hortensias, d'un verger, de potagers, pour tout cela Bosco ne pourrait pas s'en occuper tout seul, alors il faudrait trouver de la main d'œuvre. Sam avait tellement de projets en tête. Lorsque Bosco et lui avaient fini de dessiner un élément du paysage, ils le présentaient aux autres. Plus de cerveaux faisaient des merveilles. Ce fut comme ça que Victor imposa son idée de poulailler près des potagers.
« Quelques poules pour les œufs, et des poulets de plein air, je suis sûr que l'on peut réfléchir à être plus en autonomie alimentaire. C'est bien des pelouses mais ça ne sert pas à grand-chose. Moi je préfère regarder des carottes pousser que des rosiers ! » Conclut-il.
Éloi et Boris arrivèrent presque ensemble au début de la deuxième année. Puis ce fut le tour d'Aël et Caleb d'entrer dans la danse. La vie suivit son cours dans une certaine euphorie et surtout avec enthousiasme et travail. Azza et Salah étaient arrivés quelques jours après l'anniversaire des deux ans des Ateliers. Dorian s'installa en même temps que le frère et la sœur. Ce fut à ce moment-là qu'Aël eut le courage de dire à Caleb qu'il voulait suivre des études d'ingénieur. Il s'était fait beaucoup de mouron pour rien : Caleb était fier de cette décision. Après leurs CAP, Aël prépara son baccalauréat scientifique avec Malo et Sam, et Caleb travailla sous la houlette de Sébastien. Ils entretenaient d'excellents rapports. Sébastien le poussa au cul pour faire son coming-out à sa famille. Il y eut quelques mois de flottement, puis le père de Caleb vint le voir sur un de ses chantiers. Sébastien les vit se faire une longue accolade et se quitter en bon terme. Les hommes avaient créé des liens amicaux.
L'année suivante, les travaux allaient bon train. Après son bac, Aël partit en école d'ingénieur, et il rentrait presque toutes les fins de semaine. Val avait trouvé du travail dans un journal en ligne et faisait des reportages photographiques pour des chaînes de télévision, tout ça en free-lance. Boris était toujours un peu inquiet de voir Val sur les routes. Thorvaldur décida de ne plus prendre la mer, Malo et son fils lui manquaient trop. Il avait attaqué un brevet professionnel en construction maritime. Tout à chacun avait son rythme de croisière. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. C'était presque le paradis. Jusqu'au jour où...
Sam avait punaisé une reproduction de la gravure de Dürer, « les Chevaliers de l'Apocalypse » au-dessus de son établi :
« C'est pas bon signe, constata Val en remuant la tête de gauche à droite. Pas bon signe du tout.
- Pourquoi dis-tu ça ? Demanda Bosco.
- Sam va s'enfermer dans un cycle sombre. Il fait ça depuis que je le connais. C'est comme un signal qu'il me donne pour le laisser tranquille.
- Ça dure longtemps ?
- Ça dépend. Je crois qu'il a beaucoup donné de son énergie à la communauté, alors là, il est épuisé. Mais ça ne veut pas dire qu'il va lever le pied. Comme nous avons fini notre master, il va lâcher prise. Je ne serais pas étonné qu'il disparaisse quelque temps.
- Mais il est à si peu de sa soutenance de thèse ! Quel gâchis !
- J'ai des doutes qu'il le fasse. Ce qu'il veut apprendre, il l'apprendra, conclut Val. »
Puis, quelques jours plus tard, la prophétie de Val se réalisa. La moto de Sam disparut ainsi qu'un appareil photo, quelques vêtements dont ses tenues de sport de combat et Sam lui-même. Bosco trouva un post-it sur la table communautaire avec : « Désolé ! Pour tous problèmes, allez voir le notaire. Adieu. Sam. » Plus laconique, c'était partir sans un mot. Ce fut un choc pour tout le monde. Val était effondré, et pleurait tous les jours. Il culpabilisait : « J'aurais dû m'en rendre compte! », « Je suis le pire des amis! », « Que va devenir ma vie sans lui! », ou « Ça doit être à cause de son trouble du spectre autistique. » Tout le monde fut étonné de cette révélation. Elle expliquait quelques aspects du comportement de Sam.
Bosco était effaré et blessé d'avoir été jeté comme ça sans explication. Il avait bien vu que depuis plusieurs semaines, Sam s'était renfermé sur lui-même. Leur relation, somme toute platonique depuis le début, n'avait pas avancé du tout et même ces derniers temps, Sam refusait d'être touché. Bosco mettait ça sur le dos du travail, des responsabilités qu'il avait au sein de la communauté et de l'exposition itinérante qu'il préparait avec Val. Mais partir comme ça sans un mot d'explication! Ça lui rappelait sa propre fuite après la mort de son premier amour. Après la colère, il eut de l'espoir. Il était certain de ses sentiments. Il pourrait ne jamais avoir de sexe entre deux, cela n'avait aucune espèce d'importance. Sam était l'homme qu'il aimait.
Aussitôt, Malo prit les choses en main. Il alla chez le notaire, qui lui donna toutes les instructions que Sam avait préparées. Puis il réunit une fois par semaine, les hommes qui le pouvaient, pour réfléchir au plan d'action pour continuer l'œuvre de Sam. D'un commun accord, on ferait comme si de rien n'était. Tous pensaient que Sam avait besoin de recul. Il n'avait pas vingt-deux ans et tellement de charges et d'obligations qu'il avait le droit et même il fallait qu'il se repose. Ils lui devaient d'être à la hauteur de la situation.
Par son départ, c'était comme si Sam leur indiquait qu'il leur faisait confiance sur les décisions à prendre. Ils ne devaient pas se rater et restaient solidaires. Il reviendrait. C'était l'affaire de quelques semaines, au pire de quelques mois. Il n'y avait pas de quoi s'inquiéter. Éloi proposa de se servir d'une pièce vide en rez-de-chaussée derrière sa boutique, pour y installer une laverie pour la confrérie. L'idée fut adoptée à l'unanimité. Il eut beaucoup de nouvelles améliorations. Plus personne n'osait parler de Sam : entre Val qui fondait en larmes et Bosco qui ruminait son chagrin, d'un commun accord, on se taisait. L'ambiance n'était pas morose pour autant : les hommes continuèrent leurs repas ensemble, les soirées jeux et musique, les activités de jardinage, les sorties en groupe,...
Comme les semaines, puis, les mois passaient et qu'aucune nouvelle n'était parvenue, Bosco ne tenait plus en place. Le départ de Sam avait été le meilleur révélateur possible : sans sexe ni même avoir vu et touché son corps, à part son dos, ses bras, ses mains et ses épaules, Bosco l'aimait. Était-ce de la passion amicale? Non, il était sûr que c'était de l'amour platonique, mais de l'amour, c'était certain. Il le désirait tous les jours depuis leur rencontre. Le désir physique avait commencé comme une curiosité inaccessible. C'était la première fois qu'il était attiré par un homme trans. Il ne savait pas si leurs corps étaient compatibles et ça le préoccupait peu. Bosco s'auto-satisfaisait dans l'intimité de sa solitude.
Enfin de compte, lors des presque quatre ans passés ensemble, Sam n'avait rien révélé de ses désirs ou non-désirs, il restait une énigme. Ce qu'il savait de lui, c'était ce que savait tout le monde : son âpreté face aux sentiments, sa générosité, son sens de l'organisation, sa force morale et physique, sa grande intelligence autant intellectuelle que manuelle, sa pugnacité, son enthousiasme infantile et la gentillesse cachée sous des airs durs. C'étaient les principales qualités de Sam pour Bosco. Ses défauts découlaient de ses qualités: son intransigeance, sa sagacité, sa lucidité et son imperturbabilité faisaient se demander si Sam n'avait pas un cœur de pierre et une trop grande façon intellective de comprendre le monde. Il pouvait être sans pitié, vindicatif, froid et avoir des idées et des opinions inébranlables.
Pourtant les images, les sculptures et les photographies qu'il produisait, montraient le monde et sa splendeur, et parfois son horreur, avec une simplicité et une évidente beauté. La plupart de ses photographies avait quelque chose de lumineux, de calme, de pacifique. Certaines autres présentaient la violence des éléments et de la Nature ou la complexité de l'âme humaine. Ces photographies pouvaient devenir des sculptures de bois ou d'argile. En guise de titre, Sam collait le cliché qui avait inspiré l'œuvre. Le sujet photographié était exploré, remodelé avec allégresse et enthousiasme. Même si certaines œuvres étaient empreintes de fureur, on le sentait doux et tendre qu'à travers son art.
Sans nouvelle, Bosco tint presque deux ans, puis il disparut à son tour. Il n'avait aucune piste pour rechercher Sam. Le seul indice était le fait qu'il ait pris ses tenues de sport. Son plan était de faire le tour des salles de boxe thaïe et des dojos où l'on enseignait de jujitsu. Une fois qu'il eut éclusé ceux de leur région, il se dirigea plus au nord. Quelques mois après, ce fut le tour de Paris et de sa région. Puis, il prit la direction de l'Est. Il ratissait chaque département et chaque ville. Si par malheur, il le trouvait lors de la visite de la dernière région, il aurait mis plusieurs années à ces recherches. Sam pouvait très bien être dans un des territoires et départements d'outre-mer ou bien en Allemagne, en Autriche ou même au bout du monde. Il avait pensé se rendre en Thaïlande pour faire le tour des innombrables salles de muay thaï ou au Japon, le pays du jujitsu, mais il repoussa l'idée.
Ce fut en visitant un petit club de sport de combat, dans une banlieue grise d'une ville frontalière d'avec l'Allemagne, que Bosco eut la première information intéressante. Il y avait plus de dix-huit mois, Sam était passé et avait donné gratuitement des cours aux boxeurs les plus avancés en Muay. Le directeur de la salle l'avait tout de suite reconnu :
« C'est un grand champion. Oh, je me ferais défoncer si je le disais devant lui. Il déteste la compétition. Il ne boxe que pour lui. J'ai été étonné qu'il vienne se perdre dans notre petite structure. Il vivait dans un hôtel dans le centre. Il est resté moins de trois mois. Un jour, il a dit « au revoir et merci! », et il est parti comme il était venu ou presque : depuis, nous recevons une somme rondelette tous les mois sur le compte de l'association. Grâce à ça, on a pu engager un prof à temps complet. »
Une fois avoir fini le tour de l'Est, il descendit vers le Jura. Éloi lui avait dit de s'arrêter dans la ville où il avait passé une grande partie de son enfance. C'était une ville de casernement avec un grand camp militaire. Il se logea dans un relais assez chic. Il prospecta chaque ville abritant des salles d'arts martiaux. Ce fut dans une salle multisports du Haut Doubs que Bosco eut une nouvelle piste. Il y avait deux ans, Sam était venu, pendant plusieurs semaines pour s'entraîner. Il était toujours seul et parler peu. Il avait même pris quelques cours de boxe anglaise. Le coach avait bien vu ce physique d'athlète et n'avait pas été étonné que Sam soit boxeur et jujitsuka : « Pour gagner, il faut oser le recul et ralentir le rythme! » C'était ce que Sam lui avait dit, ça l'avait marqué. Il ne s'était pas encore remis d'avoir eu un élève avec un tel punch. Il avait hésité entre un homme et une femme. Il avait été vite remis sur la bonne voie. La seule chose que Bosco avait pu apprendre, était que Sam était allé en Suisse pour subir une opération chirurgicale vitale. Quelle opération ? Mystère. Il appela Val qui avait tout de suite su. Ce n'était pas une mais deux opérations que Sam voulait et devait effectuer depuis son adolescence : une torsoplastie de masculinisation par mastectomie totale, même s'il n'avait que deux œufs au plat et une hystérectomie avec salpingectomie et ovariectomie, retirer tout ce qui n'avait pas lieu d'être dans son corps.
Lorsque Val dit à Bosco ce que Sam avait toujours eu envie de faire, il était évident qu'il l'avait fait :
« Lorsqu'il était tout jeune, Sam m'avait assuré qu'il était comme moi, gay. Je n'avais pas compris à l'époque : pourquoi se sentir garçon alors que l'on n'est attiré par eux? Il m'avait répondu : " Et bien, comme toi, t'es un mec et tu aimes les mecs, moi aussi ! Tu mélanges le genre et la sexualité! " » lui raconta Val.
Son isolement accru et ses phases de silence complet étaient des signes de dépression. Personne n'avait compris, aucun d'entre eux n'était une personne trans. Personne ne s'était penché sur la question. Tous s'étaient fiés à la force de caractère et au calme apparent de Sam. Ils avaient mis ça sur le dos du travail et des responsabilités, alors que c'était cette dysphorie de genre qui lui pesait bien plus.
Bosco décida de rentrer. C'étaient la liberté et les choix de Sam. Il avait métamorphoser son corps plus en profondeur afin de pouvoir être lui-même. Bosco espérait juste que cette version de lui serait à la hauteur de ses attentes et qu'il aille mieux. Sam devait être pour la première fois, plus près de sa réalité. Alors chercher Sam pouvait paraître comme un signe d'affection, mais Bosco se rendit compte qu'il empiétait sur l'intimité de son amour. Il était préférable de l'attendre aux Ateliers. Maintenant, il était sûr qu'il reviendrait encore plus fort et surtout, lui-même. À sa façon, Sam avait construit sa propre virilité et sa propre masculinité, en faisant des sports de combat et du tango, en se tatouant une œuvre homoérotique monumentale, en profitant de son argent pour protéger les plus fragiles et les plus exposés aux violences de certains hommes-cis. Bosco comprenait aussi mieux pourquoi Val disait que pour lui, " il était le plus viril des hommes, et que ne pas avoir une bite et deux couilles ne l'empêchait pas d'être un homme, un vrai, et même plus vrai que les machos de la terre entière." C'était avec son humanisme que Sam voulait aussi être un homme. Mais il avait besoin de pouvoir se reconnaître dans ce corps. Cela expliquait pourquoi il ne le montrait pas à un autre homme. Le seul qui l'avait entraperçut c'était Malo. Cela n'avait duré qu'une nuit. Sam le cachait car son physique ne le représentait pas tel qu'il voulait être.
Annotations