Chapitre 2 - L'enfant prodigue
Sur le chemin du retour, Bosco s'arrêta voir ses grands-parents. Ils habitaient dans la Somme. Le matin suivant son arrivée, son grand-père et lui allèrent à la pêche. Ils montèrent dans une jolie barque fraîchement repeinte en vert sapin. Le fil de leurs cannes à pêche suivait le courant. Quelques libellules bleutées et noires voletaient à la surface de l'eau kaki. Un héron cendré prit son envol de la berge d'en face. L'eau clapotait contre la coque à chaque passage d'une autre embarcation :
« Tu sais ton père ne sait pas bien pourquoi tu ne donnes pas de nouvelles. Il est sûr d'avoir fait ce qu'il fallait en te mettant à la porte pour que tu te démerdes. Il pensait que tu allais revenir chez lui, fissa, et dans le droit chemin. Il est comme ça. Moi aussi, plus jeune, je n'aurais pas été joisse de savoir que mon fils préférait les gars aux filles.
- Ah bon ? Il est au courant ! Comment il a su ?
- T'as embrassé un type dans la rue. Un marin de son bâtiment t'a vu et l'a raconté à d'autres marins. Ça a fait vite le tour. Il était furax. Pour lui, tu as sali son nom, qui au passage est le mien, mais moi je m'en fous, tant que t'es heureux. Tu sais qu'il a arrêté de parler à ton frère aîné parce qu'il s'est marié avec une sénégalaise. Qu'il peut être con celui-là. Quand je pense que c'est mon seul fils ! Ahlala ! Moi, ce que je veux, c'est que tu ailles bien. Quand tu étais ado, tu voulais faire un tour d'Europe à vélo. Tu devrais le faire si ça peut te rendre heureux. Tu manques à ta mémé. Ta mère, elle suit son mari, dommage! Tu devrais quand même un jour aller les voir. Ils sont à Brest en ce moment.
- J'irais plus tard. J'ai suivi une formation de jardinier-paysagiste, et j'ai beaucoup de travail qui m'attend, ça fait trop longtemps que je suis sur les routes. Je travaille presque exclusivement pour ma communauté. Je suis heureux même si je suis un peu triste.
- Que se passe-t-il mon Bosco ? C'est une peine de cœur ?
- Oui ! Je suis amoureux, très amoureux. C'est l'homme de ma vie. Je sais que ce ne sont que des mots. Pour le moment, il a disparu, mais il va revenir, plus beau, plus fort. Il s'appelle Sam.
- Houlà ! Ça s'est de l'amour ! J'espère que tu vas trouver le bonheur avec lui. Tu devrais me donner ton adresse, ta mémé serait contente de t'écrire. Si tu as besoin de quelque chose, il faut nous le dire. »
Après le repas chez pépé et mémé, Bosco se promena le long du canal de la Somme, il voulait boire une bière fraîche. Devant un estaminet bruyant, une moto anglaise était garée. Il jeta un coup d'œil à l'intérieur. Là, perché sur un tabouret de bar, un type à l'imposante carrure buvait un coup. Bosco aurait reconnu ce dos large et puissant entre mille. Il en était sûr, il l'avait vu. C'était lui. Il l'avait vu. Il était apparu cintré dans son blouson de cuir fauve. Immédiatement, il appela Val :
« Je l'ai vu, j'en suis sûr. C'est lui ! »
Sa voix trahissait une émotion sans fard et incontrôlable. Sa prosodie était celle d'un petit enfant apeuré. Il était entre pleurs et rires. Il hésitait entre le bonheur de l'avoir vu et la peur d'être rejeté s'il s'approchait de Sam. Car oui, c'était lui qu'il avait vu dans ce bar, Le Zinc du Canal :
« Qu'est-ce que tu vas faire ?
- Rien ! Rien, je ne vais rien faire ! Je rentre demain. J'ai peur de le déranger. Je l'aime. Tu comprends, je l'aime ! hurlait-il dans le téléphone.
- Calme-toi et reviens vite ! Je vais annoncer à tout le monde que Sam va bien ou au moins, qu'il est vivant. Je suis si heureux. Merci pour cette super nouvelle ! Merci ! »
Ce fut la mort dans l'âme que Bosco prit la route du retour : il avait peur que Sam mette du temps à revenir. Reviendrait-il d'ailleurs ?
Ce n'était pas par envie de fuir le conformisme et le spleen que Sam était parti sans un mot d'explication, mais comme l'avait écrit Nizan « J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie. » Sam avait vécu trop longtemps dans le malaise avec son apparence. Il ne voulait pas faire subir aux autres tous les changements qui allaient s'enclencher avec la prise d'hormones et les opérations. Cela faisait déjà trop longtemps qu'il était entre tristesse et lassitude. Son apparence était un frein pour vivre vraiment, pour donner une dimension charnelle à l'amour. Il avait du désir pour Bosco. A part Malo, c'était la première fois qu'il se laissait toucher par des mains autres que celles de sa mère, de Jibril ou des combattants gantés ou non. Bosco avait touché son dos, sa nuque, ses épaules ou ses bras, et jamais en pleine lumière.
Mais être caressé, étreint ou câliné, embrasser des lèvres ou une langue, lécher une peau autre que la sienne, humer les effluves musqués de toutes les parties d'un corps ou éprouver la sensualité d'un corps à corps n'étaient que des fantasmes. Pour sauter le pas, il aurait fallu qu'il puisse avoir confiance en lui. Sam croyait qu'il fallait s'aimer pour aimer un autre que soi, il avait donc décidé d'attendre, quitte à perdre l'être aimé.
C'était si difficile de communiquer sur ses ressentis et son désir d'aller plus loin dans une transition physique. Toutes ses nuits étaient visitées par le visage de Bosco. Il rêvait et tentait d'imaginer son corps lors de ses cajoleries intimes et onaniques. Les scènes lascives et sensuelles qu'il concevait, l'aidaient à explorer et à comprendre ses désirs profonds. Sam sentait bien qu'il fallait apprécier les choses avant que l'évanescence du temps ne les emporta sans aucune pitié. Il avait le bon sens de ne pas croire en l'avenir, puisque le présent était merveilleux, il fallait l'apprécier et partir avant que tout parte à vau l'eau. Partir au meilleur. Partir lorsque tout était beau. Partir sans regret. Partir pour renaître. Partir pour vivre.
Comment expliquer qu'il devait être charcuté, amputé pour être entier ? Il demandait l'impossible. Il voulait juste ne plus souffrir. Dès son départ des Ateliers, il eut des injections de testostérone. Étant donné ses origines asiatiques et son physique un peu hors norme, dû au régime très strict pauvre en certaines graisses et au sport intensif qu'il s'imposait depuis son plus jeune âge, il n'avait pas vu sa graisse disparaître ou muter de façon évidente, car il en avait très peu.
Au bout de la première année, une belle pomme d'Adam se promenait de haut en bas lorsqu'il parlait ou déglutissait. Sam avait un réel plaisir à la voir et à la toucher. Sa voix était encore plus basse qu'avant. Suite à sa première opération, il avait libéré des binders écrasant sa poitrine, il les avait ressenti comme des carcans, son torse musclé allait pouvoir être lui aussi tatoué. Au bout de neuf mois, toutes les cicatrices autour de ses mamelons avaient totalement disparues. Son visage s'était légèrement élargi au niveau des mâchoires. Sa barbe et sa moustache n'étaient pas très fournies. Les veines de ses avant-bras étaient plus visibles. Ses mains naturellement pourvues d'une éminence thénar prononcée n'avaient pas particulièrement évoluées.
Le plus important est que plus personne n'hésitait: « Bonjour, monsieur! Qu'est-ce que je vous sers?» Rien ne lui faisait plus plaisir que de ne plus être mégenré lors de ses sorties dans le monde extérieur. Ne plus lire dans le regard des autres l'indécision en le rencontrant était une victoire sans nom. Il avait profité de ce nouveau corps en sortant dans des endroits dont il n'avait pas l'habitude : boîtes de nuit, bars et piscine. Il eut la surprise de se faire accoster par des femmes-cis, ou de croiser le regard jaloux d'hommes-cis. Sam eut honte de ressentir de la fierté mâtinée de vanité. À ce moment-là, il décida de rentrer aux Ateliers du Bonheur, il était temps de ravaler cette vanité et cette prétention futile.
Pendant ces deux ans et demi, il avait trouvé son chemin de Damas qui avait été long et éprouvant. Grâce aux tournants décisifs, comme la prise d'hormone et les opérations de reconstruction, il avait abandonné ses anciens errements et ses complexes, pour laisser place à de nouvelles perspectives de vie et peut-être une voie vers l'amour et le sexe. Sam avait l'espoir ténu que Bosco l'ait attendu: comment un homme tendre, patient, beau et solaire de trente-trois ans pourrait l'attendre lui, un homme de vingt-cinq ans, si longtemps indécis et hésitant ?
Une nuit de la semaine suivant le retour de Bosco, Sam rentra. Sans bruit, dans le calme de la nuit profonde, il prit une douche et admira une fois encore cet étrange corps qu'il n'avait pas encore apprivoisé. En souriant, il fit gonfler ses muscles pectoraux à tour de rôle et fit se dessiner ses abdominaux. Fourbu, il se glissa entre son futon et sa couette, et dormit du sommeil du juste.
Le matin, Sam fut réveillé par des chuchotements, des odeurs caractéristiques de café et d'empyreume du pain grillé et des bûches qui brûlaient dans le poêle. L'immuabilité de ses sons et de ses effluves lui donnaient un sentiment de sécurité et de quiétude enfantine. Celui que l'on goûtait en suçant son pouce avec son doudou coincé sous son nez. " Ses hommes " étaient là. Lui était à nouveau là. Rien ne pouvait être mieux que la sérénité de la paix de son foyer. Il savait bien que l'impermanence de la vie ferait que certains partiraient, suivraient un autre chemin. Les Ateliers du Bonheur pouvaient être qu'une étape, un refuge temporaire ou bien encore un havre pérenne mais il serait toujours un sanctuaire pour ses amis.
Les yeux fermés, Sam dégustait chaque instant de son réveil : comme à son habitude, Victor bougonnait sur Sébastien qui lui faisait « Chut! Moins fort! Tu vas le réveiller! » à chaque grognement; Azza récitait ses verbes irréguliers anglais, elle devait avoir tellement grandit ; Malo chantait une comptine à Vikingur qui devait lui aussi être méconnaissable ; Bosco prenait les commandes : « Les mecs, œufs au plat ou brouillés ? ». Il était toujours aussi serviable et pêchu le matin. Sam hésitait à sortir de son cocon : comment dire bonjour ? Ils doivent tous le détester ? Il prit une grande inspiration et se leva. Penché à la rambarde de l'escalier, il lança timidement :
« Bonjour !
- Génial! Vous êtes réveillé! Waouh, mais que vous êtes resplendissant ce matin! Venez! Que voulez-vous manger ? Demanda Bosco qui avait continué leur habitude de se vouvoyer.
- T'es rentré cette nuit ? Demanda Victor l'air de rien. C'est vrai que tu es très beau. »
N'en pouvant plus, Malo l'avait enlacé :
« Mon frère, tu m'as manqué. Mais qu'est-ce que tu m'as manqué ! Sers-moi dans tes bras très très fort ! Je suis si heureux. Tu es plus que beau, tu es... et merde, je n'ai pas les mots.
- Alfred va chercher Val, sinon il va nous faire un caca nerveux, intima Victor.
- C'est si bon de te revoir, affirma Salah qui lui prit la main tout en le serrant contre lui.
- Tu nous as manqué ! Tes cours m'ont aussi manqué, dit en souriant Azza qui était très émue, une larme coulait le long de sa joue légèrement maquillée.
Seul Vikingur continuait à téter son biberon sans se départir de son calme et de sa concentration. Il était installé confortablement sur les genoux de son père, Thor. Il avait juste quitté son regard, pour observer le nouvel arrivant. C'était un petit bonhomme de cinq ans, les cheveux en vrac et blond comme les blés mûrs avec de grands yeux bleus ciel : le portrait craché de Thor qui souriait tout en pleurant. Il se pinçait les lèvres pour ne pas exploser de joie et d'émotion. Malo mit son bras sur ses épaules pour le réconforter, tout en l'embrassant tendrement sur la tempe :
« Ça va aller, chéri ! C'est juste l'enfant prodigue qui est revenu à la maison. Bon, ce n'est pas que je m'ennuie, mais j'ai du boulot. Salut mon lapin! dit-il tout en se levant et en frottant la tête de son fils, puis en faisant un clin d'œil à Sam : je veux bien manger asiatique ce midi. Enfin je dis ça, je ne dis rien. Salut la compagnie. »
Val déboula comme un furieux dans la salle commune :
« Putain de merde, mais t'étais où ? On n'était morts de trouille. Qu'est-ce que t'as fait ? Dis-moi tout, je veux tout savoir. N'oublie aucun détail ! Compris ?
- Du calme, Val. Assieds-toi, mange, bois un café et laisse Sam s'exprimer, rétorqua Boris avec son accent russe qu'il avait un peu perdu. Je suis désolé, cela fait des mois que nous essayons de le calmer. Ne refais pas ça, je ne sais pas si je pourrais revivre ça ! Mon cœur a beaucoup souffert.
- Je suis désolé. Je vous présente toutes mes excuses. Vous pouvez ne pas me pardonner, je comprendrais ! répondit Sam tout penaud.
- C'est à Dieu de pardonner pas aux humains. Amen! dit en rigolant Éloi qui venait d'arriver, suivi d'un garçon plus jeune au sourire timide. Je te présente Jean, mon amoureux depuis deux ans. Vous ferez plus ample connaissance plus tard. En tout cas, c'est formidable comme tu es le même en plus chouette. Je n'aurais pas Jean, et surtout, il n'y aurait pas Bosco, je te draguerais allègrement. Tu es aussi beau que Malo. Vous ne seriez pas frères ? »
Jean lui mit un petit coup de coude dans les côtes. Il prit un air boudeur et alla s'asseoir à la grande table :
« Bonjour, Sam! murmura-t-il avec une voix douce.
- Bonjour, Jean. J'espère faire ta connaissance plus tard. Se tournant vers Éloi : Merci, Éloi, l'élégant ! Je ne sais pas par où commencer pour vous raconter ces presque trois ans.
- Ne dis rien, si ce n'est pas le moment. On a tout notre temps. Mais par compte, après le petit-déj, tu vas suivre ceux qui sont libres pour voir les nouveautés! » affirma Alfred.
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